Que rapport la conscience entretient-elle avec ses
objets?
Qu’est ce que la conscience ? A cette question le philosophe H. Bergson répondait
par une boutade : vous pensez bien que je ne vais pas définir une chose
aussi concrète, aussi constamment présente à l’expérience de chacun de nous (…)
en donnant de la conscience une définition qui serait moins claire qu’elle… Mais s’il nous est difficile de la
caractériser, nous pouvons au moins la percevoir comme le rapport particulier
que l’homme a au monde. Qu’est ce qui constitue l’originalité de ce
rapport ?Quel rapport la conscience entretient-elle avec ses objets? La
question qui nous est posée utilise le singulier : elle nous invite donc à
envisager sous un seul point de vue la pluralité des relations
conscience-objets. Après avoir
recherché dans la diversité de ces rapports une unité, nous montrerons que la
séparation conscience-objet est fondatrice de notre être, avant de questionner
le dualisme que nous propose le sujet : dans ce rapport, ne doit-on concevoir
que deux entités?
Il faut nous
entendre tout d’abord sur le concept d’objet. Nous le prendrons au sens
étymologique d’être placé hors de, ce qui le définit par rapport à son
contraire le sujet, qui désigne tout ce qui m’est intérieur. Nous éviterons
soigneusement de le réduire au concept de chose, et encore moins de chose
matérielle. Ici, pour nous, l’objet peut aussi bien être une chose, qu’une
idée, qu’un souvenir. Demandons nous alors ce qu’il y a de commun entre ces
divers états de conscience qui mettent le sujet en relation à une réalité
externe.
Le rapport le
plus simple, et aussi le plus familier que nous connaissons c’est d’abord celui
que crée la perception des choses. Mais qu’est-ce que percevoir et qu’est-ce
que connaître une chose ? C’est se construire une représentation de cette
chose qui, jamais, ne se confond avec elle. L’objet représenté, l’objet pour
nous, n’est jamais qu’un possible parmi d’autres ; l’objet en soi nous
échappe. Ainsi, Sartre a-t-il raison de dire : Connaître, c’est « s’éclater vers »,
s’arracher à la moite intimité gastrique pour filer, là-bas, par delà soi, vers
ce qui n’est pas soi, là-bas, près de l’arbre et cependant hors de lui, car il
m’échappe et me repousse et je ne peux pas plus me perdre en lui qu’il ne se
peut diluer en moi ; hors de lui, hors de moi. Il n’y a que la pensée magique pour croire que la
conscience et la chose sont en continuité. Mais c’est une pensée malhonnête,
qui ne peut se vérifier qu’au prix d’un heureux hasard ou d’une habile
manipulation. Et Sartre de poursuivre : Vous saviez bien que l’arbre
n’était pas vous, que vous ne pouviez pas le faire entrer dans vos estomacs
sombres et que la connaissance ne pouvait pas, sans malhonnêteté, se comparer à
la possession. Lorsque la conscience perçoit une chose, elle ne se confond
pas avec elle. C’est d’ailleurs ce qui la distingue du syncrétisme
animal : du chien qui ronge son os, on pourrait aussi bien dire que l’os
ronge le chien, puisqu’il n’est plus que cela : plaisir des sensations que
lui procure l’os ; la conscience est toujours face à ses objets, et si,
par hasard, elle se confond avec eux, (si nous parvenons, par éclairs, à la
fusion du plaisir animal), elle s’abolit.
Mais l’objet
de la conscience peut aussi être un fait incorporel, comme par exemple un
souvenir. Mais qu’est-ce que « se souvenir » ? Est-ce revivre le
passé ou se représenter le passé ? Dans le premier cas, la conscience ne
peut maintenir une distance entre elle et son objet (événement du passé) Elle
s’abîme en une stérile nostalgie, et ne peut plus penser le passé pour ce qu’il
est : mort. Au contraire, quand je me souviens, je reste moi-même dans le
présent ; l’objet est représenté ; la preuve en est que cette
représentation change avec le temps, en fonction de la maturation du
sujet : l’appréciation que nous en avons change avec le temps, ce qui
n’est pas le cas dans le remord ou la nostalgie.
Enfin, notre objet peut aussi être une idée, par exemple
une opinion politique, ou une croyance. Là aussi, être conscient, c’est
conserver une distance critique par rapport à cette idée. Nous pouvons par
exemple distinguer une pensée religieuse d’une pensée sectaire. La première
s’énonce dans un « credo », c’est à dire que le sujet croyant est
capable de dire ce en quoi il croit : même s’il reste une part
d’irrationnel dans la foi, celle-ci est cependant accessible à la
compréhension. Dans la pensée sectaire, au contraire, tout se fait dans la
méconnaissance de l’objet, les rituels sont incompréhensibles et ne consistent
souvent qu’en la répétition d’incantations. Ce radotage a un sens :
annihiler les capacités critiques. Le sujet n’est plus un croyant conscient de
sa foi, mais un fanatique. La même analyse vaudrait pour le fanatisme politique
où le slogan tient lieu d’incantation et le charisme du chef, de gourou. Là
aussi la perte de la capacité de distanciation (au sens du théâtre
brechtien) nous fait sortir du champ de la conscience.
Nous découvrons ainsi une structure identique dans les trois exemples de relation conscience-objet que nous venons d’analyser : dans chacun des cas étudiés, il n’y a conscience que si elle se rapporte à un objet, dont pourtant elle se distingue. C’est cette double exigence que Husserl nomme « intentionnalité », et que nous nous proposons d’examiner à présent.
Ce que nous vivons
quotidiennement, c'est la certitude d'être des mondes, des unités fermées les
unes aux autres. Nous faisons à tout moment l'expérience de l'hétérogénéité de
notre conscience et du monde: le monde nous résiste et sa connaissance n'est
jamais que partielle. Les autres consciences nous apparaissent elles-mêmes
étrangères, et chaque jour nous vivons cette impossibilité de les pénétrer et
de nous faire comprendre. Pour Descartes, à travers la démarche du doute, la
conscience va s'apparaître comme certitude indépendante dans son fondement du
monde extérieur et du corps, puisque c'est dans son exercice même que je trouve
la certitude de ma conscience : "je pense, donc je suis" Le
monde n'existerait-il pas que je ne pourrais faire que le simple fait d'en
remettre l'existence en doute ne me fonde en tant qu'être pensant. Mais cette
évidence de la certitude de la conscience se suffit-elle à elle-même ? Ne
doit-on pas la dépasser en reconnaissant que « toute conscience est
conscience de quelque chose » ? (Husserl)
Cette double idée de relation et de coupure parait consubstantielle à la conscience. Etymologiquement, conscience indique à la fois le lien et la séparation. Elle n'est pas science, elle est le savoir qui accompagne -c'est à dire aussi qui se sépare- nos actions, nos pensées,. En ce sens, le sujet conscient n'est jamais perdu dans ses objets (pensées, perceptions, actes) Tout au contraire, une telle pensée sans recul, sans dédoublement, caractériserait un esprit aliéné, comme nous l’avons vu plus haut : Celui-ci est perdu dans l'immédiateté de la présence de l'objet; la conscience nous permet de nous en libérer.
On pourrait insister sur la genèse de la conscience. C'est par une prise de conscience de sa différence par rapport au monde que l'enfant constitue son moi (stade du miroir) Il va ainsi passer d'un comportement syncrétique, où il se confondait à ses propres productions, au stade du moi reconnu comme tel à travers le "je" du langage, "je" qui se distingue du "il" et du "tu" que nous sommes pour les autres.
Etre conscient suppose donc cet arrachement du monde
et la reconnaissance de son hétérogénéité par rapport à ses objets. Elle est
autre que ce monde qu'elle perçoit ou qu'elle pense. "C'est en fait un
autre que la conscience de soi qui est l'essence du désir, et par cette
expérience, cette vérité devient présente à la conscience de soi"
(Hegel) Lorsque nous passons du besoin animal au désir, l’objet visé n’est plus
seulement l’objet sensible : au travers du désir d’objet, la conscience de
soi se cherche confusément. Elle est donc autre que ce monde qu'elle perçoit,
ou qu'elle pense, désire imagine etc... .On peut, pour illustrer cette conception
de la conscience comme rupture, établir un parallèle avec l'apparition des
êtres vivants : ceux-ci sont apparus lorsqu'ils se sont différenciés du monde minéral, par une peau,
un cytoplasme, formant ainsi une unité, un organisme vivant. La conscience elle-même
se différencie de ses objets à partir du moment où elle se ferme et reconnaît
sa fermeture. Le rapport conscience objet est donc fondateur de la conscience.
Inversement, on peut aussi dire que la conscience
fonde le monde, du moins un monde nouveau, un monde où la pensée va donner du
sens à ce qui se contentait de son statut d’étant. C’est l’idée d’un double
fondement de la conscience par rapport à ses objets, et de ces objets, en tant
qu’objets pensés par rapport à la conscience : La conscience et le monde sont donnés d’un même
coup : extérieur par essence à la conscience, le monde est, par essence,
relatif à elle (Sartre). Les
êtres humains, par leur pensée consciente sont ceux qui peuvent introduire
signification (par le langage) sens (par l’art, la raison) et valeur (par la
morale) à ce qui, en soi, est absurde, simplement étant.
La conscience a donc a ses objets un double rapport
de fondement réciproque. Pour que la conscience soit «cet autre aussi
doit-être (Hegel)» ; mais aussi le monde accède à la dignité de
monde pensé lorsque la conscience le pense. Cependant, nous avons exclu de
notre réflexion jusqu’à présent la problématique de l’autre. Qu’en est-il de ce
rapport conscience-objet lorsque ce dernier est autrui ?
« En disant « je », je dis
aussi tous les autres » (Sartre) Cela signifie-t-il qu’autrui n’est
jamais totalement absent de la relation que j’ai à mes objets ? En
particulier, il existe un objet particulier, moi-même, où la nécessité d’autrui
est requise. Mais encore, ce moi conscient, n’est-il pas le résultat d’une
socialisation, où autrui (parents, éducateurs) a structuré les bases
inconscientes de mon être ? Enfin, dans la relation que nous avons aux
objets du monde, autrui n’est-il pas toujours présent ?
Autrui, médiateur indispensable entre moi et moi-même (Sartre). Si toute conscience est conscience de
quelque chose, si cela nécessite que le sujet puisse maintenir présente la
distinction sujet/objet, qu’en est-il de la conscience de soi, puisque, dans ce
cas, l’objet de la conscience est précisément elle-même ? Ce n’est
possible qu’au prix d’une médiation, celle d’autrui, qui intervient dans cette
prise de conscience de moi par moi-même à un triple niveau. D’une part, il me
permet de m’objectiver, et Sartre a montré, par l’exemple de la honte,
comment elle était par nature reconnaissance : je reconnais que je
suis tel qu’autrui me voit. D’autre part, dès qu’autrui apparaît, les mots
ont un sens : beauté, laideur, vulgarité, maladresse, intelligence ou
bêtise prennent un sens : ce sont des significations qui renvoient à un
interlocuteur susceptible de les comprendre. Enfin, j’ai besoin d’autrui pour
être reconnu par une autre conscience comme être humain : s’il me parle,
c’est que je suis un être doué de raison. Nous en tirerons la conclusion que
dans ce rapport à un objet tout à fait particulier, moi-même, on ne peut parler
simplement du rapport de la conscience à un objet, mais d’une tierce médiation,
celle d’autrui.
Le moi, reflet du surmoi de ses éducateurs (Freud). La théorie de l’inconscient établit que
nous sommes les produits d’une histoire, que le moi est la résultante d’une
lutte inconsciente entre les deux entités psychiques du ça et du surmoi. Ce
dernier est hérité de nos éducateurs, puisqu’il est formé des interdits acquis
et intériorisés pendant l’enfance. Cela implique que, à l’âge adulte, le
rapport de la conscience à ses objets est médiatisé par une instance que je ne
connais pas, qui rend possible certaines représentations et en interdit
d’autres. Pourquoi notre langage ne nous permet-il pas de penser librement
certaines réalités, comme celles de la sexualité ou de la mort ? Pourquoi
notre désir s’empare-t-il de certains objets de manière élective, sans pourtant
que nous les ayons choisis de manière consciente ? Notre rapport aux
objets ne semble pas être libre : la conscience n’est pas seule à choisir
ses objets. Là aussi la relation conscience/objet est une relation médiate.
Enfin, nous pourrions reprendre les conclusions de
l’analyse hégélienne de le genèse de la conscience de soi. Lorsque notre désir
porte non plus sur un objet du monde, mais sur une autre conscience de soi,
lorsque « je t’aime » signifie « aime-moi », on peut comprendre combien le désir que nous
pouvons avoir d’objets du monde est en grande partie médiatisé par le désir
d’autrui. Comme le dit A. Kojève, commentant Hegel, « il est humain de
désirer ce que d’autres désirent, parce qu’ils le désirent ». Ceci
expliquerait que mon désir s’empare de certains objets pour signifier une
demande de reconnaissance sociale ou humaine : telle conscience désirera
tel vêtement, telle automobile, telle maison, bref tel colifichet, non pas pour
sa valeur intrinsèque, mais parce qu’il fait aussi l’objet de la convoitise
d’autrui. Ainsi s’expliquent par exemple les phénomènes de mode. Ici aussi, la
relation de la conscience à ses objets n’est pas une relation simple, mais elle
doit introduire une médiation, celle des autres dans son rapport à ses objets.
La relation conscience objet n’est pas une relation
duale : nous devons y introduire une troisième entité, autrui. On peut en
cela critiquer justement notre question initiale qui posait cette relation
comme un rapport à deux termes : conscience et objet.
Cogito cogitatum cogitamus, c’est en ces termes qu’on peut décliner le concept de
conscience. Cette représentation nous indique qu’on ne peut penser la penser
indépendamment de sa relation à ses objets, ou de la relation à autrui. Cette
« trinité » conscience/objet/autrui
est indissoluble : le trait dominant de la relation de la
conscience à ses objets est que cette altérité est nécessaire pour que la
conscience soit.
M. Le Guen 12/2000