EDITORIAL
Réforme, ou esprit de réforme ?
Descartes :
Il y a
déjà quelque temps que je me suis aperçu, que dès mes premières années j’avais reçu
quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j’ai depuis fondé
sur des principes si mal assurés,
ne pouvait être que fort douteux et incertain; de façon qu’il me fallait
entreprendre sérieusement une fois en ma vie, de me défaire de toutes les
opinions que j’avais reçues jusques alors en ma créance, et commencer tout de
nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme, et
de constant dans les sciences. Mais cette entreprise me semblant être fort
grande, j’ai attendu que j’eusse atteint un âge qui fût si mûr, que je n’en
pusse espérer d’autre après lui auquel je fusse plus propre à l’exécuter: ce
qui m’a fait différer si longtemps, que désormais je croirais commettre une
faute, si j’employais encore à délibérer le temps qui me reste pour agir.
On ne saurait présenter le nouveau programme de philosophie des classes terminales, en se limitant au simple constat des changements intervenus dans le choix des notions. Un examen comparatif de l'ancien programme et du nouveau ne nous renseigne d’ailleurs guère sur ce point : en série L par exemple, on passe de 42 notions à une trentaine, la diminution de leur nombre étant essentiellement dûe à des regroupements invitant à les traiter corrélativement ; l'introduction de questions d'approfondissement est certes une nouveauté, bien qu'on puisse considérer qu'elles remplacent les "question au choix" de l'ancien programme en leur donnant une problématique plus déterminée ; enfin la liste des auteurs évolue peu : on constate seulement quelques "entrants". On pourrait donc, à s'en tenir à cette lecture remarquer que notre "fond de commerce" reste étonnement stable !
La nouveauté serait-elle dans les attendus de cette "refonte" des programmes ? On doit se féliciter de voir que le ministère éprouve le besoin de réaffirmer les principes directeurs de notre enseignement : les présenter comme une nouveauté témoigne d'une certaine naïveté ou pour le moins d'une certaine présomption. Que le programme de philosophie ait pour finalité de permettre à chaque élève d'accéder à l'exercice autonome de la réflexion, que la classe de philosophie propose aux élèves de prendre le temps d'acquérir les moyens de s'interroger sur le sens et sur les principes de leur existence individuelle et collective, que la réflexion philosophique dévelope "une conscience critique de ce que seront leurs tâches tant privées que publiques, tout cela est-il vraiment nouveau ? Que faisaient-donc les professeurs de philosophie dans leurs classes jusqu'à présent ?
Mais ne faisons pas de mauvais esprit : le Ministère veut probablement nous insuffler un esprit de réforme, digne de Saint Bernard, Luther, ou autre Robert d'Arbrissel ! Et comme toute réforme, c'est à un retour aux sources -aux fondateurs- que nous invite le texte de présentation du programme.
Aussi, je me suis permis de mettre en perspective, dans ce qui suit, les termes de l’arrêté ministériel et ceux des philosophes qui me semblent en être les inspirateurs.
Kant :
La paresse et lâcheté sont les causes qui font qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les eut affranchis depuis si longtemps d’une conduite étrangère, restent cependant volontiers toute leur vie dans un état de tutelle ; et qui font qu’il est si facile à d’autres de se poser comme leurs tuteurs. Il est si commode d’être sous tutelle ; Si j’ai un livre qui a de l’entendement à ma place, un directeur de conscience qui a de la conscience à ma place, un médecin qui juge à ma place de mon régime alimentaire etc., je n’ai alors pas moi-même à fournir d’efforts. Il ne m’est pas nécessaire de penser dès lors que je peux payer ; d’autres assumeront bien à ma place cette fastidieuse besogne.
Les lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité à se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre.
Emmanuel Kant, in « Qu’est-ce que les lumières ? G. F. p. 43)
Tout autant qu’autrefois, il est difficile en effet pour l’individu de s’arracher « tout seul » à l’état de dépendance qui définit la minorité. Néanmoins acquérir le courage de se servir de son propre entendement devient une tâche particulièrement exigeante quand la fabrication des préjugés est susceptible d’être relayée par l’univers des médias et quand ceux-ci diffusent une information émiettée et rapide, favorisant par là la passivité d’un public voué au simple rôle de spectateur
Kant :
Après avoir d’abord abêti leur bétail et avoir
empêché avec sollicitude ces créatures paisibles d’oser faire un pas sans la
roulette d’enfant où ils les avaient emprisonnés, ils leur montrent ensuite le
danger qui les menace s’ils essaient de marcher seuls. Or ce danger n’est sans
doute pas si grand, car après quelques chutes ils finiraient bien par apprendre
à marcher ; Un tel exemple rend pourtant timide et dissuade d’ordinaire de
toute autre tentative ultérieure.
Il est donc difficile à chaque homme pris
individuellement de s’arracher à l’état de tutelle devenu pour ainsi dire une
nature. Il y a même pris goût et il est pour le moment vraiment dans
l’incapacité de se servir de son propre entendement parce qu’on ne l’a jamais
laissé s’y essayer. Les entraves et les formules, ces instruments mécaniques
d’un usage raisonnable ou plutôt d’un mauvais usage de ses dons naturels, sont
les entraves d’un état de tutelle permanent. Qui les rejetterait ne sauterait
par-dessus le plus étroit fossé qu’avec maladresse parce qu’il n’aurait pas
l’habitude de se mouvoir aussi librement. Ainsi, peu nombreux sont ceux qui ont
réussi à se dépêtrer, par le propre travail de leur esprit, de leur état de
tutelle et à marcher malgré tout d’un pas assuré.
Mais qu’un public s’éclaire lui-même est
plus probable ; cela est presque inévitable pourvu qu’on lui accorde la
liberté.
Un enseignement qui permet aux élèves de s'interroger sur leur insertion dans leur monde :
A. de Monzie :
[il faudrait] mettre la culture philosophique en relation avec les problèmes réels que pose la vie morale, sociale, économique des milieux où le jeune adulte est appelé à vivre […] [éviter que l’élève de terminale ne puisse avoir] l’impression que la réflexion philosophique se meut dans un monde à part, sans relation avec celui de la science ou celui de la vie. […] [Au contraire, ces questions d’actualité, il vaudrait mieux] les éclairer à la lumière sereine de la pensée désintéressée que d’attendre le moment où elle se résoudraient dans l’entraînement des passions et sous l’influence des préjugés sociaux.
Anatole de Monzie, Instructions du 2 septembre 1925
Cité dans l’arrêté du 31/05/2001
Il ne saurait être
envisagé de soumettre l’enseignement de la philosophie au culte médiatique de
la nouveauté. […] Rien n’interdit en revanche d’indiquer des questions, c’est à
dire des ensembles structurés de problèmes, à partir desquels le professeur
peut faire la démonstration qu’une culture philosophique élémentaire permet non
seulement d’apporter un « éclairage », parmi d’autres, sur tel ou tel
type d’interrogation suscité par le monde contemporain, mais constitue même la
seule voie sur laquelle il est possible d’aborder ces interrogations de façon
« éclairée », c’est à dire en échappat au joug des préjugés.
Socrate :
J'imagine,
Gorgias, que tu as eu, comme moi, l'expérience d'un bon nombre d'entretiens.
Et, au cours de ces entretiens, sans doute auras‑tu remarqué la chose
suivante: les interlocuteurs ont du mal à définir les sujets dont ils ont
commencé de discuter et à conclure leur discussion après s'être l'un et l'autre
mutuellement instruits. Au contraire, s'il arrive qu'ils soient en désaccord
sur quelque chose, si l'un déclare que l'autre se trompe ou parle de façon
confuse, ils s'irritent l'un contre l'autre, et chacun d'eux estime que son
interlocuteur s'exprime avec mauvaise foi,
pour avoir le dernier mot, sans chercher à savoir ce qui est au fond de
la discussion. Il arrive même, parfois qu'on se sépare de façon lamentable: on
s'injurie, on lance les mêmes insultes qu'on reçoit, tant et si bien que les
auditeurs s'en veulent d'être venus écouter pareils individus. Te demandes‑tu pourquoi je parle de
cela ? Parce que j'ai l'impression que ce que tu viens de dire n'est pas tout à
fait cohérent, ni parfaitement accordé avec ce que tu disais d'abord au sujet
de la rhétorique. Et puis, j'ai peur de te réfuter, j'ai peur que tu ne penses
que l'ardeur qui m'anime vise, non pas à rendre parfaitement clair le sujet de
notre discussion, mais bien à te critiquer. Alors, écoute, si tu es comme moi,
j'aurais plaisir à te poser des questions, sinon, j'y renoncerais.
Veux‑tu
savoir quel type d'homme je suis ? Eh bien, je suis quelqu'un qui est content
d'être réfuté, quand ce que je dis est faux, quelqu'un qui a aussi plaisir à
réfuter quand ce qu'on me dit n'est pas vrai, mais auquel il ne plaît pas moins
d'être réfuté que de réfuter. En fait, j'estime qu'il y a plus grand avantage à
être réfuté, dans la mesure où se débarrasser du pire des maux fait plus de
bien qu'en délivrer autrui. Parce qu'à mon sens, aucun mal n'est plus grave
pour l'homme que se faire une fausse idées des questions dont nous parlons en
ce moment. Donc, si toi, tu m'assures que tu es comme moi, discutons ensemble;
sinon, laissons tomber cette discussion, et brisons‑là .
Gorgias, 456b p.143, ed. GF
Dans une société démocratique, dont la dynamique ne cesse de se
développer sous nos yeux secteur par secteur, il faut de plus en plus savoir
argumenter, c’est-à-dire exposer ses idées à la discussion et discuter les
idées des autres. Dans une culture où plus personne n’ignore que
« l’argument d’autorité » n’est précisément pas un argument (parce qu’il
est fondé sur un préjugé), seule une soumission volontaire à cette logique de
l’argumentation peut valoir légitimation. Substituer à l’argument d’ autorité
l’autorité de l’argument, c’est faire la démonstration que toute espèce
d’autorité n’est pas vouée à disparaître dans l’école comme dans la société
démocratiques : que désormais l’on puisse, et même que l’on doive,
discuter de tout n’équivaut pas à considérer que plus rien ne vient s’imposer à
nous, mais au contraire à reconnaître que la prise en compte du jugement
d’autrui, comme interlocuteur présent ou à travers telle grande oeuvre du
passé, loin d’être un obstacle à une authentique réflexion personnelle, est
indispensable à cet élargissement de la pensée sans lequel il n’y a pas
d’espace public.
Probablement de tels rappels étaient-ils nécessaires. Ils permettent de réaffirmer l’originalité et la nécessité d’une reflexion philosophique dans le cursus scolaire, comme mise à distance réflexive entre les contenus des enseignements et la pensée personnelle de l’élève.
Probablement sommes-nous, professeurs de philosophie, oublieux de notre mission puisque notre Ministre nous en rappelle les fondements mais il est vrai que :
Descartes :
Ce dessein est pénible et laborieux, et une certaine paresse m’entraîne insensiblement dans le train de ma vie ordinaire ; Et tout de même qu’un esclave qui jouissait dans le sommeil d’une liberté imaginaire, lorsqu’il commence à soupçonner que sa liberté n’est qu’un songe, craint d’être réveillé, et conspire avec ces illusions agréables pour en être plus longuement abusé ; Ainsi je retombe insensiblement de moi-même dans mes anciennes opinions, et j’appréhende de me réveiller de cet assoupissement ; De peur que les veilles laborieuses qui succèderaient à la tranquilité de ce repos, au lieu de m’apporter quelque jour et quelque lumière dans la connaissance de la vérité, ne fussent suffisantes pour éclaircir toutes les ténèbres des difficultés qui veinnent d’être agitées.
Grâce lui en soit rendu de nous avoir sortis de notre
torpeur, à l’occasion de cette timide modification du programme, qui faute
d’être une refonte, semble avoir au moins le mérite des réformes :
remettre les pendules à l’heure.
M. Le Guen