La mémoire suffit-elle à l'historien ?

Analyse du sujet :

3 remarques que devait se faire impérativement le candidat :

            La mémoire dont il est question ici ne peut être, à l'évidence celle de l'historien lui-même, hypothèse qu'il faudra éliminer le plus tôt possible. (cf. plus bas partie 1 et en particulier le point 1.1) La mémoire dont il est question ici est la mémoire collective telle qu'on la trouve dans les vestiges laissés par l'activité des hommes, ou telle qu'elle existe dans le souvenir qu'ils ont des époques passées. Piège à éviter : réduire ce devoir une interrogation sur la mémoire en tant que fonction psychologique individuelle commune à tous les hommes.

            Le verbe employé ("suffire") indique qu'on ne vous laisse guère le choix de répondre positivement à la question posée. Il faudra donc constater que l'historien a un rapport à notre mémoire, et il faudra dessiner les contours de ce rapport, en marquer les limites.

            Enfin ne pas oublier que le sujet concerne principalement l'histoire en tant que science et non l'Histoire au sens ontologique du terme (philosophie de l'histoire) Rien ne vous empêche cependant de montrer, comme il est fait ci-dessous, que le travail de l'historien sur la mémoire peut (ou non) être dépassé par une quête éthique (passer de la signification de l'histoire à son sens,  puis aux valeurs que l'on peut en dégager.)

 

Proposition de corrigé

Introduction :

La littérature abonde d'œuvres de mémorialistes, tels Saint-Simon (Mémoires), Las Cases (Mémorial de Sainte-Hélène) ou encore, plus près de nous les Mémoires de guerre, du Général de Gaulle. Ces œuvres semblent se distinguer des ouvrages des historiens, de ceux qui se donnent pour objectif de connaître rationnellement le passé humain. Est-ce la référence à la mémoire qui distingue les deux genres ? La mémoire suffit-elle à l'historien? Mais de quelle mémoire parle-t-on ? De celle, personnelle de l'historien, ou celle du peuple dont il décrit le cheminement ? Est-il passif vis-à-vis d'elle, simple "chambre d'enregistrement" de souvenirs déjà organisés dans les faits ou ne doit-il pas plutôt interroger notre mémoire? Son rôle d'interprète des souvenirs ne doit-il pas être dépassé par une volonté éthique de donner sens et valeur à l'Histoire ?

Plan

1-     De quelle mémoire l'historien peut-il se servir ?

Introduction :

Si, comme la définit Henri-Irénée Marrou "l'histoire est la connaissance du passé humain", elle a entretient évidemment un rapport étroit à notre mémoire, à notre faculté de nous souvenir et aux images, aux faits, aux vestiges qui la peuplent. Mais quelle est cette mémoire qui est l'interlocuteur privilégié de l'historien ?

 

1.1 L'historien est   rarement le témoin : fragilité de la mémoire

Nous pouvons remarquer tout d'abord que connaître l'histoire n'est pas la vivre. L'historien considèrera avec circonspection les témoignages que lui lèguent des mémoires fragiles et incertaines, quand elles ne sont pas mal intentionnées. Ainsi, sans même parler de mauvaise foi, la psychologie dénoncera la fragilité générale du témoignage humain : la confrontation de témoignages portant sur la même série de faits montre le rôle insidieux de l'inattention, de la déformation, de l'imagination… Et aussi, nous sommes tous tel Fabrice (Stendhal) qui, assistant à la bataille de Waterloo n'y voit que "bousculade confuse"(G. Duby). Le nez sur l'événement, nous manquons du recul nécessaire à son analyse et à sa compréhension. Enfin, notre mémoire est sélective et oublieuse : elle n'est souvent que la relecture du passé à la lumière de nos intérêts présents, comme le souligne Bergson dans "La pensée et le mouvant" L'historien se méfie donc de la mémoire des hommes.


            1.2 Mémoire individuelle et mémoire collective : les traces, le symbole

Nous objectera-t-on que l'historien se sert aussi de sources involontaires, de documents légués par le passé, témoins fortuits de la vie des hommes. N'y a-t-il pas là une "mémoire objective", un ensemble de faits irréfutables que l'historien devrait lire et instruire ? Ce serait négliger que ces traces, ces vestiges ne parlent pas d'eux même, que le passé est mort et que ce que nous appelons trace ou vestiges ne s'imposent pas d'eux même comme du passé, mais s'affirment  comme  présent. C'est ce qui fait dire à Merleau-Ponty " Le monde objectif est trop plein pour qu'il y ait du temps (…)""Un fragment conservé du passé vécu ne peut être tout au plus qu 'une occasion de pen­ser au passé ; ce n 'est pas lui  qui se fait reconnaître    la  reproduction   pré-suppose  toujours la  recognition. En d'autres termes, le souvenir ou son inscription dans un document ne se donne pas à lire tel quel : il suppose une reconnaissance du sujet connaissant (ici, l'historien). C'est lui qui le pense dans le temps, qui le replace dans une continuité (le "sens du passé") qui vient saisir le vestige comme appartenant à une histoire donnée. L'historien ne recueille pas les souvenirs : il les lit.

1.3 Histoire originale et histoire réfléchie

C'est ainsi que l'on peut aussi comprendre l'opposition relevée par le philosophe Hegel entre histoire originale et histoire réfléchie. La première est celle des mémorialistes : elle se veut mémoire d'un temps. Si Hegel lui  reconnaît la qualité de transformer le fait et pensée (ils ont transformé ce qui a simplement été en quelque chose de spirituel, en une représentation du sens interne et externe…), il en dénonce aussi les limites : une telle représentation reste "solidaire de la direction politique et militaire [de son époque]". L'historien contemporain est plus proche de "L'histoire réfléchie" qui, elle" est tendue par la volonté de donner du sens à une longue période dont elle abstrait des déterminations, des relations causales etc. L'historien est ainsi celui qui repense la continuité d'une période en lui apposant une hypothèse de lecture. Il n'est pas le simple gardien du souvenir.

Conclusion de la première partie  :

L'historien n'est pas un "chiffonnier de l'histoire", ni un archiviste ; il doit dépasser le simple recueil des faits. Transition : Mais le danger n'est-il pas de le voir sombrer dans un délire interprétatif purement subjectif ? Quelles règles s'impose-t-il dans ce souci de donner un sens à l'Histoire ?

 

2- L'historien au travail : il dépasse toujours la simple mémoire : il interprète les faits historiques, en propose une lecture.

2.1 L'histoire comme construction hypothétique

Nous devons tout d'abord considérer que toute histoire est une narration, un récit, qui a sa propre logique et qui ne se plie pas passivement aux faits. Ceci qui est vrai de l'histoire romancée, qui n'est pas celle des historiens, l'est encore davantage pour la science historique. Nous devons relever ici le rôle que joue l'hypothèse interprétative ou la question. C'est d'ailleurs l'opposition que relève Lucien Febvre, historien contemporain entre les historiens du XIXe siècle (histoire dite "positiviste") et les historiens du XXe siècle, ceux par exemple de "L'Ecole des Annales". Les premiers agissaient comme des juges d'instruction, véritables inquisiteurs de la mémoire des peuples, visant à faire "revivre le passé" tel qu'il avait été. Les second dénoncent la vanité de cette tentative : loin d'être objective, cette histoire positiviste imposait sans le dire ses propres axes de lecture aux faits. Lucien Febvre propose lui d'aller vers les documents avec une hypothèse de lecture, une question : "élaborer un fait, c'est construire, si l'on veut, c'est à une question apporter une réponse,  mais là où il n'y a pas de question il n'y a que du néant"."rien n'est donné, tout est construit" ajouterait Bachelard. Ainsi l'historien ne se souvient pas, pas plus qu'il ne ressuscite les souvenirs morts de l'humanité. Il construit une compréhension d'un enchaînement de faits.

           


2.2 Nature du fait historique : fait brut / fait historique

D'ailleurs on pourrait remettre en question cette notion même de fait historique : celui-ci n'est jamais assimilable à un souvenir : c'est une reconstruction, une relecture. Dire qu'il n'est que mémoire consisterait à dire que l'histoire est entièrement tissée d'événement, trame qu'il s'agirait de reconstituer. Or, aujourd'hui, les documents sur lesquels travaille l'historien ne sont pas de l'ordre des faits : photographies aériennes montrant les substructures d'une villa gallo-romaine, état patrimonial d'un testateur, registres de baptêmes, matrices cadastrales etc., autant d'objets qui ne sont pas des évènements, mais dont l'interrogation permettra peut-être de révéler une mutation profonde de la société. Exit la vie des princes, exit les soubresauts factuels d'une époque : "de l'inventé et du fabriqué, à l'aide d'hypothèses et de conjectures, par un travail délicat et passionnant" (Lucien Febvre)

2.3 Quel est donc le métier d'historien, s'il est plus que l'expression de notre mémoire ?

Il se place résolument du côté de la connaissance, et non pas de la célébration : la science historique veut comprendre, elle ne désire pas faire revivre nos souvenirs. Pas plus que le physicien n'a pour volonté de nous dire l'en-soi des choses, l'historien ne prétend pas recréer une fiction : ce serait faire œuvre de romancier, ou de cinéaste. Tout au contraire, si notre mémoire l'intéresse c'est plus parce qu'il veut y étudier la lente modification du souvenir au travers des siècles, comme le dit G. Duby : "[étudier]l'action que l'imaginaire et l'oubli exercent sur une information, l'insidieuse pénétration du merveilleux, du légendaire, et, tout au long d'une suite de commémorations, le destin  d'un souvenir au sein d'un ensemble mouvant de représentations mentales." La mémoire ne suffit plus à l'historien. Il s'en empare comme d'un objet d'une connaissance critique.

Conclusion de la seconde partie : l'histoire est une volonté de donner sens aux traces du passé,  elle ne peut donc se contenter  de les recueillir et de les protéger, tel un archiviste : l’historien n'est pas non plus seulement le gardien  de notre mémoire : il lui donne un sens, plus il se propose de l'interroger pour en dénoncer les errements. Mais cet objectif critique constitue-t-il sa seule finalité ?

 

3 - Mais notre approche de l'histoire ne doit-elle pas dépasser ce rapport de connaissance à la mémoire ? Le but n'est-il que de comprendre notre passé ? Nous voudrions montrer que la connaissance de l'histoire a aussi dune double visée, éthique et métaphysique.

                        3.1 critique des "leçons de l'histoire"

Bien sûr, il serait illusoire de considérer qu'il y a un enseignement "pratique" à attendre de l'étude de l'histoire. Comme le remarque Hegel, les époques sont si différentes, les causalités si éloignées, que nous ne pourrions tirer de la connaissance historique autre chose que des considérations générales et vaines, une doxologie tristement tautologique "l'histoire est un perpétuel recommencement", "rien de nouveau sous le soleil", etc. La mémoire léguée par un tel "empirisme" naïf risquerait même de nous conduire à cultiver les haines (celle des "ennemis héréditaires") Elle serait, comme le dit P. Valéry "le produit le plus dangereux que la chimie de l'intellect ait élaboré".

3.2 devoir de mémoire ?

Mais par finalité éthique, nous voulons désigner le "devoir de mémoire" (Kundera). Un texte littéraire, W, de Georges Perec, illustrera cette exigence morale. Perec l'écrit pour "e" (lire : pour eux), pour ses parents, pour les victimes anonymes de l'holocauste qui  n'ont même pas eu le droit de laisser dans la mémoire de leurs enfants, la marque de leur passage. Nous avons, vis à vis de la souffrance, vis à vis de la tyrannie, le devoir de témoigner pour ceux qui ont payé injustement de leur vie. La connaissance de l'histoire revêt ici une dimension nouvelle : elle ne sert pas seulement le souvenir, elle permet de témoigner au-delà de la mort notre respect et notre amour.

3.3 Interprétation du sens métaphysique de l'histoire ? de l'histoire de l'historien à la philosophie de l'histoire / le mythe

Mais l'histoire de l'historien connaît un autre dépassement. C'est la différence établie par Hegel entre l'histoire réfléchie, et l'histoire philosophique. Celle-ci se propose de retrouver dans la marche des peuples, dans les progrès de l'esprit un sens (une direction) et une valeur (la recherche d'un absolu). Une telle histoire cesse d'être simple mémoire : les souvenirs ne l'intéressent que comme jalons d'une progression que les philosophes de l'histoire, de Condorcet à Marx en passant par Kant et Hegel décrivent. Les jalons du passé dessinent les lignes directrices de notre futur : ainsi, en dépassant la simple connaissance historique, les philosophies de l'histoire se libèrent de la pesanteur du passé : elles sont toutes tournées vers la promesse de l'avenir, et le progrès historique devient le mythe dominant de notre époque.

Conclusion de la troisième partie :

Il ne suffit pas de ressasser les vieux souvenirs : une telle finalité assignée au métier d'historien serait misérable. L'histoire peut nous permettre en revanche de maintenir vivante la flamme léguée par ceux qui ont lutté dans le passé pour l'avènement de l'homme, et au-delà, d'espérer.

 

 

Conclusion générale : La mémoire ne suffit donc pas à l'historien, si l'on entend par là qu'il devrait se contenter de conserver passivement les traces que laissent les hommes dans le temps. Sa fonction est d'interpréter (sens) afin qu'au-delà de son discours, nous puissions trouver dans l'histoire des hommes des valeurs en lesquelles croire et espérer. Ainsi ne pourrait-on plus dire de l’histoire, comme MacBeth «C’est un conte raconté par un idiot, plein de bruits et de fureur, et qui ne signifie  rien» 

M. Le Guen (15/06/2000)