Sujet : la beauté ou la laideur sont-elles naturelles ?

 

INTRODUCTION :

"Je suis las des fleurs, de la beauté des fleurs !"

Stéfan GEORGE* (Mélancolie de Juillet, in Lasne

* poète allemand 1868-1933

 

1 - PREMIERE PARTIE

Introduction : argument

Se demander si laideur et beauté sont naturelles, consiste tout d'abord à examiner si elles existent dans la nature, ou si au contraire elles ne sont pensables que dans une culture.

 

1.1

 Peut-on trouver dans la nature une beauté ou une laideur ? Peut-on y trouver des critères ou des normes qualitatives du beau ou du laid ? Quel sens particulier prendraient alors ces deux concepts ?

Qu'est-ce qu'une beauté ou une laideur "naturelles" ?

 

Le premier sens qu'on peut leur donner c'est celui de l'accomplissement, du développement optimal d'un être ou d'un phénomène, ou au contraire, pour la laideur, un épanouissement avorté, l'atrophie ou le rachitisme des êtres. Ainsi parlera-t-on d'un beau spécimen animal, ou, au même titre d'une belle plante, voire, d'une belle tumeur ou d'une belle moisissure.... Car le mot ne comporte pas véritablement  de  jugement  qualitatif. La plénitude,  qu'elle  soit  de  la  charogne…

 

UNE CHAROGNE

 

(...)

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,

Comme afin de la cuire à point,

Et de rendre au centuple à la grande Nature

Tout ce qu'ensemble elle avait joint ;

 

Et le ciel regardait la carcasse superbe

Comme une fleur s'épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l'herbe

Vous crûtes vous évanouir

 

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,

d'où sortaient de noirs bataillons

De larves, qui coulaient comme un épais liquide

Le long de ces vivants haillons.

 

Tout cela descendait, montait comme une vague,

Ou s'élançait en pétillant ;

On eut dit que le corps, enflé d'un souffle vague,

Vivait en se multipliant.

(Baudelaire) les Fleurs du Mal XXX

…ou du corps "naturel" …

En considérant [l'homme] tel qu'il a dû sortir des mains de la nature, je vois un animal moins fort que les uns, moins agile que les autres, mais, à tout prendre, organisé le plus avantageusement de tous ; je le vois se rassasiant sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau, trouvant son lit au pied du même arbre qui lui a fourni son repas ; (...)

Accoutumés dès l'enfance aux intempéries de l'air et à la rigueur des saisons, exercés à la fatigue et forcés de se défendre nus et sans armes leur vie (...), les hommes se forment un tempérament robuste et presque inaltérable : les enfants apportant au monde l'excellente constitution de leurs pères et la fortifiant par les mêmes exercices qui l'ont produite, acquièrent ainsi toute la vigueur dont l'espèce humaine est capable. La nature en use précisément ainsi avec eux comme la loi de Sparte avec les enfants des citoyens ; elle rend forts et robustes ceux qui sont bien constitués, et fait périr  tous les autres .

(ROUSSEAU, Discours sur l'Origine de l'Inégalité)

…est toujours synonyme de santé. La beauté naturelle se laisse simplement constater, non évaluer. C'est de cette même "beauté naturelle que Voltaire raillera dans Le Mondain :

Mon cher Adam, mon vieux et triste père,

je crois te voir en un recoin d'Edin

Grossièrement forger le Genre humain,

En secouant Madame Eve ma mère.

Deux singes verts, deux chèvres pieds fourchus,

Sont moins hideux au fond de leur feuillée ;

Par le soleil votre face hâlée,

Vos Bras velus, votre main écaillée,

Vos ongles longs, crasseux, noirs et crochus,

Votre peau bise, endurcie et brûlée,

Sont les attraits, sont les charmes flatteurs,

Dont l'assemblage allume vos ardeurs.(...)

Voilà l'état de la pure Nature.

(Voltaire) Le Mondain

La beauté n'est finalement pas dans la nature, mais plutôt repérée comme telle par un regard ; n'a-t-on pas dit de Rousseau qu'il avait inventé la beauté des montagnes, et que jusqu'au XVIIIe  siècles ces paysages  était ressentis comme comble de l'horreur ?

 

Dans un second sens, on tentera de trouver dans la nature des régularités dans les formes, des rythmes, des structures, telles que peuvent nous en offrir la symétrie des corps, la répétition des rythmes naturels de la vie ou de la nature. Mais cette symétrie et ordonnance naturelles ne sont-elles pas plutôt celles de l'académisme, c'est à dire d'un regard qui, ayant repéré dans la diversité naturelle des formes, tente d'en renforcer les caractéristiques ? Y a-t-il un seul corps naturel qui soit parfaitement symétrique ? Les cycles naturels présentent eux aussi une marge assez considérable de variations et d'irrégularités.

Nos deux concepts n'ont donc qu'une existence toute relative dans la nature.

 

 

1.2

 La laideur et la beauté renvoient à un code normatif, un système de valeurs conventionnelles et arbitraires, propre à une civilisation ou à une époque données.

L'on blâme une mode qui divisant la taille des hommes en deux parties égales, en prend une toute entière pour le buste, et laisse l'autre pour le reste du corps ; l'on condamne celle qui fait de la tête des femmes la base d'un édifice à plusieurs étages, dont l'ordre et la structure changent selon leurs caprices ; (...) Il me paraît qu'on devrait seulement admirer l'inconstance et la légèreté des hommes, qui attachent successivement les agréments et la bienséance à des choses tout opposées ; qui emploient pour le comique et pour la mascarade, ce qui leur a servi de parure grave et d'ornements les plus sérieux; et que si peu de temps en fasse la différence.

(LA BRUYERE, Les Caractères, 12)

 

Ainsi tout est une question de choix arbitraire, et les critères de la beauté et de la laideur sont de pures conventions, aussi changeante que des modes.

Ils forment des styles à l'intérieur d'une société, comme le note Claude Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques : les missionnaires fustigent l'oisiveté des indiens qui passent leur temps à se peindre le corps ; en retour, les indigènes les trouvent stupides de ne pas se peindre et de porter des vêtements ; chacun des deux groupes est victime d'une illusion, celle de son propre style d'être, qui ne lui permet pas de repérer ce qui est signifiant et valorisé dans l'accoutrement de l'autre.

L'autre, le différent nous parait toujours laid, dans la mesure où nous ne pouvons lire les signes qui définissent pour lui les canons de la beauté.

Ces valeurs sont si relatives qu'elles peuvent tout aussi bien s'inverser, au sein d'une même société, à des époques différentes. On se souviendra du chant révolutionnaire "elles ont les mains blanches" que chantaient les communards pour vilipender les femmes de la bourgeoisie ; on en trouve l'écho dans le poème d'Arthur Rimbaud ci-dessous :

 

LES MAINS DE JEANNE MARIE

 

Jeanne-Marie a des mains fortes,

Mains sombres que l'été tanna,

Mains pâles comme des mains mortes.

(...)

- Ce ne sont pas mains de cousine

Ni d'ouvrières aux gros fronts

Que brûle, aux bois puant l'usine,

Un soleil ivre de goudrons.

(...)

Ca serrerait vos cous, ô femmes

Mauvaises, ça broierait vos mains,

Femmes nobles, vos mains infâmes

Pleines de blancs et de carmins

(...)

Elles ont pâli, merveilleuses

Au grand soleil d'amour chargé,

Sur le bronze des mitrailleuses

A travers Paris insurgé !(...)

Les mains de Jeanne-Marie s'opposent aux mains brunes des ouvrières tout comme à celles, blanches, des bourgeoises. La blancheur du teint au XIXe siècle est en effet la distinction de la classe bourgeoise, l'ouvrière, la "femme en cheveux" a le teint hâlé. Ces valeurs s'inversent au XXe siècle ; le signe distinctif d'appartenance à la norme est le hâle, le "bronzage" et la blancheur est signe d'exclusion et de maladie.

 

1.3

La laideur et la beauté ne  sont pas donc pas des essences, des modèles naturels ; ces deux notions renvoient d'ailleurs à des jugements qui servent souvent de prétexte ou d'alibi à des exclusions en tout genre. Les enfants sages apprennent la beauté dans les livres de contes :

(...)la reine songea : "Oh ! si je pouvais avoir un enfant aussi blanc que la neige, aussi vermeil que le sang et aussi noir de cheveux que l'ébène de cette fenêtre !" Bientôt après, elle eût une petite fille qui était blanche comme la neige, vermeille comme le sang et noire de cheveux comme le bois d'ébène, et Blanche-Neige fut son nom à cause de cela.

GRIMM, Blanche-Neige,

Les mêmes enfants sauront, aux XIXe siècle ou après reconnaître blancheur ou hâle, peaux jaune, brune ou noire comme signes d'une appartenance sociale ou raciale, et les préjugés xénophobes et ostracistes qui y sont associés

TRINCULO :

Qu'est-ce que je vois là, un homme ou un poisson ? mort ou vivant ? Un poisson : il sent le poisson ; une odeur fort vétuste et poissonneuse ; un genre de merluche et non des plus frais : un drôle de poisson : Si j'étais en Angleterre maintenant,(...) Là-bas ce monstre-là ferait la fortune d'un homme ; toute drôle de bête là-bas ferait votre fortune : quand ils ne donneraient pas un liard pour soulager un mendiant estropié, ils en dépenseront dix pour voir un indien mort. - Des jambes comme un homme ! et des nageoires comme des  bras ! Il est chaud, par  ma foi ! je lâche donc mon opinion ; je ne la maintiens plus : ce n'est pas un poisson c'est un insulaire, qui a été tout à l'heure victime d'un coup de tonnerre.

SHAKESPEARE, La tempête,

Portrait de Caliban par Trinculo

 

Ce texte répond en miroir à cet autre, extrait des mémoires de Christophe Colomb ; ; Trinculo, bouffon, mais bouffon des princes, et européen, se moque de la laideur de Caliban, un "naturel" que Shakespeare désigne lui-même comme "a savage and deformed Slave" la laideur sert ici de prétexte pour ne pas reconnaître l'humanité de l'autre ; Dans le texte de Colomb, le propos est moins méprisant, mais non moins chargé de lourds sous-entendus xénophobes qui préfigurent le colonialisme ; l'indien, au physique, n'est vu que par sa bonne santé (qui fera de lui un bon serviteur), ou par ce qui lui manque pour être européen (des vêtements entre autres) ou enfin par des détails où Colomb ne voit que pittoresque vide de sens (les peintures faciales)

 

 

Tous vont nus comme leur mère les a mis au monde, les femmes également, quoique je n'en eusse vu qu'une seule, fort jeunette ; et aucun âgé de plus de 30 ans, très bien faits, avec des corps harmonieux et de très beaux visages, les cheveux presque aussi épais que les crins de la queue des chevaux et courts. Ils portent les cheveux sur les sourcils, sauf quelques mèches qu'ils portent longues derrière et jamais ne coupent. Certains se peignent de  brun, d'autres sont de la couleur des Canariens, ni noirs ni blancs, d'autres se peignent de blanc, d'autres de rouge, d'autres de ce qu'ils trouvent ; certains se peignent le visage, d'autres le corps, d'autres seulement les yeux, d'autres seulement le nez. (...) Tous semblablement ont bonne stature et grandeur, beaux traits et sont bien faits. J'en vis quelques-uns qui avaient des marques de blessures sur le corps ; je leur demandai alors par signes ce que c'était, et eux m'expliquèrent par gestes comment des gens venaient là d'autres îles qui étaient proches pour les enlever, et comment ils se défendaient. Je pensai donc et je pense toujours que ces gens viennent là depuis la terre ferme pour en faire leurs captifs. Eux doivent être bons serviteurs et de bon entendement, car je m'aperçois qu'ils répètent très vite tout ce que je leur ai dit. Et je pense qu'ils deviendraient facilement chrétiens, car il me sembla qu'ils n'avaient aucune religion.

CHRISTOPHE COLOMB, Journal de bord (1592)

 

Ici aussi l'illusion est celle du "naturel" ; Colomb ne reconnaît cette bonne stature et grandeur, ces beaux traits cette bonne complexion du "naturel" que dans la mesure où elles servent les intérêts de son prince.

 

 

Conclusion de la première partie :

La nature ne connaît ni beauté, ni laideur. C'est dans le règne de la culture et du signifiant qu'apparaissent ces deux notions. Elles n'y ont d'ailleurs qu'une existence relative et servent surtout à un peuple donné, à une caste ou a une classe à marquer sa différence, voire sa supériorité et sa domination sur l'autre.

 

 

 


2 - DEUXIEME PARTIE

Introduction : argument  :

 

Mais il serait insuffisant de ne faire de la beauté et de la laideur que des appréciations culturelles. En paraphrasant Sartre ne nous pourrions dire "on n'est pas laid [ou beau] tout seul". La laideur ou la beauté nécessitent-elles la médiation d'autrui pour être, ou résident-elles en moi, dans mon corps, à titre de substances, avant l'apparition même d'autrui ?

Reprenons l'analyse Sartrienne de la honte, telle qu'il la développe dans L'être et le néant

 

2.1

Avant l'apparition d'autrui le corps est simplement vécu par le sujet "sur le mode de l'immédiateté, sans distance et sans jugement. Je ne suis donc ni laid, ni beau, je vis simplement ce corps qui est le mien sans le juger.

" Je viens de faire un geste maladroit ou vulgaire : ce geste colle à moi, je ne le juge ni ne le blâme, je le vis simplement, je le réalise sur le mode du pour-soi. Mais voici tout à coup que je lève la tête : quelqu'un était là et m'a vu. Je réalise tout à coup la vulgarité de mon geste et j'ai honte."

(SARTRE, L'être et le Néant, p 275 )

Ma laideur ou ma beauté ne s'éprouvent qu'en présence d'autrui. Elles ne sont donc pas originairement dans mon corps, comme  qualités substantielles et naturelles. Loin d'être par nature, elles tiennent entièrement à l'intersubjectivité, c'est à dire à ma relation à autrui.

Quel rôle joue-t-il donc dans ce sentiment qui peut m'envahir et me submerger en présence de son regard.

2.2

Ce ne peut être la simple référence à une valeur culturelle commune, une identité de culture qui me réifierait en me réduisant à n'être qu'une laideur ou qu'une beauté (comme par exemple dans le concept de "femme-objet") Certes la laideur et la beauté sont des significations, et renvoient donc potentiellement à un autrui susceptible de les comprendre et de les apprécier. Mais le jugement d'autrui sur moi me laisse toujours, du moins en droit, la possibilité de le réfuter, de refuser de m'y reconnaître ou de me soumettre à un avis, qui, pour moi pourrait n'être qu'une vaine opinion dans l'esprit d'un autre "qui me prête une laideur ou une bassesse d'expression que je n'ai pas" (Sartre op. cit.) Or ici, je ne puis échapper à ce sentiment de honte ; autrui se tait, ne me livre rien de lui-même, seul son regard pèse sur moi.

Ainsi autrui peut bien me réifier, mais cette réduction de mon être à n'être qu'une chose définie par sa laideur ou sa beauté ne peut m'atteindre que si je m'y reconnais. Je deviens moi-même complice de mon esclavage : en reconnaissant ma laideur, en faisant mon "complexe" j'accepte de me plier à la norme culturelle du beau ; inversement, me reconnaissant beau, je n'aurais de cesse de cultiver et de protéger ma ressemblance au modèle culturel du beau. Vers la fin de sa vie, Sartre considérait comme une chance pour lui de n'avoir pas été beau : celui qui se reconnaît beau dans le regard d'autrui, fera tout pour conserver cette beauté, se plaçant du même  coup sous la dépendance de l'autre.

Ainsi, il ne suffit pas non plus de dire que la beauté et la laideur sont des catégories conventionnelles de la culture. Comme telles, elles me sont encore extérieures. Elles ne deviennent miennes que par une opération subjective, la reconnaissance.

2.3

Le regard d'autrui me permet de m'objectiver, puisque "c'est comme objet que j'apparais à autrui" Le regard d'autrui me permet d'introduire, entre moi et moi-même, une distance nécessaire à la prise de conscience. Toute conscience est conscience de quelque chose. Cette maxime, qui définit pour HUSSERL l'intentionnalité, signifie que la conscience naît de la relation à son objet, à condition de reconnaître cet objet comme différent d'elle-même ; tant que je me contentais de vivre mon geste, mon corps, ma maladresse, je ne m'en rendais pas compte. Sous le regard d'autrui, je m'objective,  c'est  à dire que je puis sous son regard établir cette distance nécessaire : il  m'offre un point de vue externe su moi-même, la possibilité d'un jugement sur moi.

 

 

Cet être nouveau qui apparaît pour autrui ne réside pas en autrui ; j'en suis responsable, comme le montre bien ce système éducatif qui consiste à faire honte aux enfants de ce qu'ils sont. Ainsi la honte [et au-delà la beauté, la laideur, ou tout autre perception de mon corps] est honte de soi devant autrui ; ces deux structures sont inséparables. Mais du même coup, j'ai besoin d'autrui pour saisir à plein toutes les structures de mon être, le pour-soi renvoie au pour-autrui.

(SARTRE, op. cité. )

 

Je reconnais ma laideur ; je suis responsable de ce sentiment qui m'envahit. C'est bien pour cela que je ne puis m'en défaire puisque c'est moi qui instruit mon propre procès.

 

Conclusion de la seconde partie :

Ainsi, on n'est pas vulgaire, ni beau, ni laid tout seul. Ces qualités ne sont pas en moi ni entièrement imputables au jugement d'autrui, empruntant hors de moi, dans la culture, une échelle de valeurs. Beauté et laideur naissent de l'intersubjectivité, de la relation qui s'établit entre autrui et moi.

 


3 - TROISIEME PARTIE

Introduction : argument :

Si la beauté et la laideur ne sont pas dans la nature, ni de nature, elles sont alors sans doute un effet de l'art, une sublimation du naturel par l'artifice humain, et la volonté d'exprimer une essence, qu'elle soit du beau ou du laid.

3.1

L'artifice magnifie la beauté naturelle

Contre le mythe de la beauté naturelle, on pourrait affirmer que la seule beauté est la nature transformée par l’homme

(Baudelaire, curiosités esthétiques, éloge du maquillage)

3.2

La laideur peut elle-même être magnifiée dans l'art : divorce entre la beauté naturelle et la beauté de l'œuvre.

 

La période durant laquelle Rodin a mûri est délimitée par deux œuvres. A son début est placée la tête de l'Homme au nez cassé à sa fin la statue de l'Age d'airain, de l'Homme des premiers âges, comme Rodin l'avait d'abord appelée. L'Homme au  nez cassé fut refusé en 1864 par le Salon. On le comprend très bien, car on sent que dans cette œuvre la manière de Rodin n'était pas encore complè­tement mûrie, n'était pas achevée et sûre ; avec l'absence d'égards d'une grande confession elle contredisait les exigences de la beauté académique qui était toujours encore la seule qui dominât.

 

En vain Rude avait-il donné à sa déesse de la Révolte, sur l'arc de triomphe de la place de l'Etoile, le geste sauvage et le cri ample, en vain Barye avait-il créé ses souples animaux ; et l'on avait raillé la Danse de Carpeaux, avant de s'y habituer suffisamment pour ne plus la voir. Tout était resté comme autrefois. La plastique que l'on cultivait était toujours encore celle des modèles, des poses et des allégories, le métier facile, nonchalant et bon marché, qui se contentait de la répétition plus ou moins adroite de quelques gestes sanctionnés. Dans ce milieu, la tête de l’homme ait nez cassé déjà eût dû soulever la tempête qui n'éclata qu'en présence des œuvres suivantes de Rodin. Mais sans doute l'avait-on refusée, comme l'œuvre d'un inconnu, presque sans l'avoir vue.

On sent ce qui dut pousser Rodin à sculpter cette tête, la tête d'un homme vieillissant et laid, dont le nez cassé aidait encore à accroître l'expression tourmentée du visage; c'était l'abondance de vie qui s'était rassemblée dans ces traits; c'était le fait qu'il n'y eût sur ce visage point de plans symétriques, que rien ne s'y répétât, qu'aucun endroit ne fût resté vide, muet ou indifférent. Ce visage n'avait pas seulement été touché par la vie; il en était partout revêtu, comme si une main impitoyable l'avait maintenu en plein destin, ainsi que dans les tourbillons d'une eau qui nettoie et ronge. Lorsqu'on tient un masque en mains et qu'on le tourne, on est surpris par le changement continuel des profils dont aucun n'est dû au hasard, hésitant ou imprécis. Il n'y a sur cette tête aucune ligne, aucune intersection, aucun contour que Rodin n'ait vus et voulus. On croit sentir comment certains sillons vinrent plus tôt, d'autres plus tard, comment entre telle et telle crevasses qui traversent le visage, des années ont passé, des années pleines d'angoisse. On sait que parmi les marques de ce visage, certaines ont été inscrites len­tement, presque avec hésitation, que d'autres avaient d'abord été légèrement indiquées et qu'elles ne furent tracées qu'ensuite par une habitude ou une pensée qui revenait sans cesse; et l'on reconnaît ces coupures aiguës qui ont été faites en une seule nuit, comme creusées par le bec d'un oiseau dans le front trop éveillé d'un homme qui ne trouve pas le sommeil. On doit à grand-peine se rappeler que tout cela est écrit dans l'espace d'un visage, que tant de vie lourde et sans nom s'élève de cette oeuvre. Si l'on dépose le masque devant soi, on croit être debout au sommet d'une haute tour, et regarder d'en haut un pays accidenté, par les chemins embrouillés duquel beaucoup de peuples ont passé. Et lorsqu'on le lève de nouveau, on tient une chose que l'on doit appeler belle, à cause de sa perfection. Mais cette beauté ne tient pas seulement à ce que le masque est accompli et achevé d'une façon aussi incom­parable. Elle naît du sentiment d'équilibre, de la balance qui se fait entre tous ces plans agités, du sentiment que tous ces éléments d'émotion achèvent de vibrer et de se perdre dans l'objet même. Si tout à l'heure encore on était saisi par les mille voix du tourment de ce visage, on éprouve aussitôt après qu'aucune accusation ne s'en élève. Il ne s'adresse pas à l'univers; il semble porter en soi sa justice, la réconciliation de tous ses contraires, et une patience assez grande pour tout son faix.

Lorsque Rodin créa ce masque, il avait devant soi un homme assis tranquillement, et un visage tranquille. Mais c'était le visage d'un vivant, et lorsqu'il l'explora, il apparut que ce visage était plein de mouvement, de trouble et d'ondoiement. Dans le cours des lignes il y avait du mouvement, il y en avait dans l'inclinaison des plans, les ombres bougeaient comme dans le sommeil et la lumière sem­blait passer doucement devant le front. II n'y avait donc pas de repos, même pas après la mort; car dans la décomposition elle-même, qui est aussi du mouvement, la mort était encore subor­donnée à la vie. Il n'y avait que mouvement dans la nature ; et un art qui voulait donner une interprétation consciencieuse et fidèle de la vie ne devait pas faire son idéal d'un repos qui ne se trouvait nulle part. En réalité l'art ancien, non plus, n'a rien su d'un tel idéal. Il suffit de penser à la Niké. Cette sculpture ne nous a pas seulement transmis le mouvement d'une belle jeune fille qui marche à la rencontre de son amant, elle est en même temps une image éternelle du vent grec, de son ampleur et de sa magnificence. Et même les pierres de cultures plus anciennes n'étaient pas tranquilles. Dans le geste contenu et hiératique des cultes les plus antiques le trouble des surfaces vivantes était enfermé comme de l'eau entre les parois du vase. Il y avait des courants dans les dieux clos qui étaient assis, et dans ceux qui étaient debout, il y avait un geste qui, pareil à une fontaine, montait de la pierre, et retombait de nouveau dans la même pierre, en l'agitant de vagues innombrables. Ce n'était pas le mouvement qui était contraire au sens de la sculpture (c'est-à-dire tout simplement à l'essence de la chose); ce n'était qu'un certain mouvement qui ne s'achève pas, qui n'est pas tenu en équi­libre par d'autres mouvements, dont le geste franchit les frontières de la chose. La chose plastique ressemble à ces villes d'un autre âge qui vivaient entièrement dans l'enceinte de leurs murs; les habitants ne retenaient pas pour cela leur respiration, et les gestes de leur vie ne s'arrêtaient pas court. Mais rien ne franchissait les limites de l'enceinte, rien n'était au delà, ne se montrait par delà les portes, et aucune attente n'était ouverte sur le dehors. Quelque grand que puisse être le mouvement d'une statue, qu'il soit fait d'étendues infinies ou de la profondeur du ciel, il faut qu'il retourne à elle, que le grand cercle se referme, le cercle de la solitude où une chose d'art passe ses jours. Telle était la loi qui, informulée, vivait dans les sculptures des temps passés. Rodin le reconnut. Ce qui distingue les choses, cette entière absorption en elles-mêmes, c'était là ce qui donnait son calme à une plastique; elle ne devait rien demander au dehors ni attendre du dehors, ne se rapporter à rien de ce qui était dehors, ne rien voir qui ne fût en elle. Son entourage devait être contenu en elle. C'est le sculpteur Léonard qui a donné à la Joconde cet aspet inaccessible, ce mouvement tourné vers l'intérieur, ce regard que l'on ne peut rencontrer. Sans doute son Francesco Sforza a-t-il été tout semblable, animé par un geste qui, pareil à un ambassadeur plein de superbe, son devoir accompli, retournait à son Etat.

 (R. M. Rilke : Auguste Rodin, conférence, in Oeuvres complètes  T1,  p 401, commentaire sur l'homme au nez cassé  (Rodin)

 

Un artiste n'est pas nécessairement plus sensible qu'un amateur, et l'est souvent moins qu'une jeune fille,  il l'est autrement... De même : un musicien aime la musique et non les rossignols, un poète les vers et non les couchers de soleil, un peintre n'est pas d'abord un homme qui aime les figures et les paysages  c'est d'abord un homme qui aime les tableaux...

Ce que voient en l'art ceux qui lui sont étrangers, c'est un moyen de fixer les instants émouvants de la vie ou de les Imaginer. Ils sont ainsi conduits à confondre fiction et roman, représentation et peinture... Et il est vrai que les plus grands arts font naître une émotion très haute ; ce qui n'est pas vrai, c'est qu'ils le fassent nécessai­rement en représentant ce qui le suscite dans la vie. L'émotion éprouvée devant la mise à mort du taureau n'a rien de commun avec celle que suscite une tauromachie, fût-elle de Goya. S'il advient que l'artiste fixe un instant privilégié  il ne fixe pas parce qu'il le reproduit, mais parce qu'il le métamorphose. Un coucher de soleil admirable, en peinture, n'est pas un beau coucher de soleil, mais le coucher de soleil d'un grand peintre, comme un beau portrait n'est pas d'abord le portrait d'un beau visage...

(A. Malraux : Les Voix du Silence)

3.3

La beauté dans l'art : tentative pour atteindre la nature, l'essence des choses, de l'être.

Un désir indéniable à mon temps est de séparer comme en vue d’attributions différentes le double état de la parole, brut ou immé­diat ici, là essentiel.

Narrer, enseigner, même décrire, cela va et encore qu’à chacun  suffirait peut-être pour échanger la pensée humaine, de prendre ou de mettre dans la main d’autrui en silence une pièce de monnaie, l’emploi élémentaire du discours dessert l’universel reportage dont, la littérature exceptée, participe tout entre les genres d’écrits contemporains.

A quoi bon la merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole, cependant; si ce n’est pour qu’en émane, sans la gêne d’un proche ou concret rappel, la notion pure.

Je dis: une fleur! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun  contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musi­calement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets.

 (Stéphane Mallarmé, Divagations, p 255, "l'absente de tous bouquets")

 

Conclusion de la troisième partie :

Rimbaud :  "Il s'agit de faire l'âme monstrueuse : à l'instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s'implantant et se cultivant des verrues sur le visage"

Le poète, le peintre, le sculpteur ne sont pas seulement les chantres d’une beauté déjà toute constituée dans la nature. Donnez moi de la boue, et j’en ferai de l’or réclamait Beaudelaire : par la création artistique, la beauté ou la laideur naturelles sont magnifiées ; c’est l’œuvre qui est belle, non la réalité, laide ou belle à laquelle elle ne se réfère que comme un prétexte.

 

CONCLUSION GENERALE DU DEVOIR

La beauté et la laideur ne sont pas dans la nature, mais dans le regard de celui qui contemple ou dans le geste de celui qui crée. Elles sont relatives à l’homme, et même si l’on admet qu’elles se réfèrent à un idéal de beauté, comme chez les platonniciens, leur saisie sera toujours subjective et culturelle. Seul l’art peut les exprimer en déplaçant le problème de la beauté ou de la laideur vers celui de la beauté de l’œuvre.

 

M. Le Guen 06-2001