Philo'n netLE LANGAGE

Ne serions nous que des mots ?

La question sonne comme une parodie de sujet du baccalauréat, et la formule pourrait paraître purement rhétorique, si ce n’était de nous devons bien reconnaître que nous baignons depuis notre naissance tout autant dans les mots que dans l’air ou la lumière !

C’est peut-être parce qu’ils sont intimement liés à l’aventure humaine que certains se laissent aller de manière récurrente au fantasme des « animaux qui parlent », comme si la charge d’être les seuls à disposer de la parole était trop lourde à porter.

Mais ce même langage peut-il prendre en charge notre pensée ? est-ce par lui que nous sommes capables d’exprimer nos émotions, nos sentiments, aussi bien que nos idées les plus abstraites ?

En quoi est-il toujours là dès que les hommes commencent à s’éloigner de la simple animalité comme manifestation la plus élevée de notre condition ?

Quelques définitions :

Langage

Système de signes

La notion de système renvoie tout d’abord à celle de combinatoire, ou mieux d’articulation d’éléments premiers.

Le langage est articulé sur trois niveaux, phonétique, (niveau des sons constitutifs de la langue, ou phonèmes), morphologique (niveau du lexique et des mots, modèles morphologiques du nom, du verbe, de l’adverbe etc...) et syntaxique (niveau de la proposition, puis de la phrase).

Ceci fait qu’un langage, avec un nombre fini d’éléments premiers (phonèmes) peut élaborer une infinité d’énoncés, non déductibles du système lui–même.

On prendra soin de distinguer le système de signes (humain) des codes de signaux des animaux.

On distinguera dans le langage langue et parole

Langue

C’est la forme d’existence théorique d’un langage, d’un système de signes, constitué d’une grammaire (règles morphologiques et syntaxiques,) et d’un lexique (système phonétique et sémantique) Une telle langue peut ne plus être parlée (langues mortes # langues vivantes) et se distingue de la parole sa mise en œuvre dans le discours.

Parole

La langue, telle qu’elle est utilisée dans le discours. La parole nourrit la langue ; c’est par usage que cette dernière se modifie et c’est un exemple qui montre la différence entre instinct et culture. L’usage d’un code de signaux est invariant chez les animaux, il ne subit aucune transformation par l’usage ; la parole, au contraire donne naissance à une multitude de variations individuelles et locales de la langue, ce qui la fait évoluer diachroniquement (=à travers le temps).

Signal

Manifestation quelconque, artificielle ou naturelle qui provoque chez l’être qui la perçoit un comportement prédéterminé, inné (instinct) ou acquis (dressage, habitude) ; le signal ne requiert aucune compréhension, il appelle une action.

Les soi-disant langages animaux sont en fait des codes de signaux prédéterminés et spécifiques. Ce ne sont donc pas des langages

Signe

Représentation d’une réalité quelconque, chose ou idée où le lien entre la représentation et l’entité représentée est arbitraire et conventionnelle. En d’autres termes, dans le cas du signe, par opposition au symbole, le lien du signifiant au signifié est arbitraire et conventionnel

Signifiant

Dans le signe ou le symbole linguistique, le support de la signification : un son, un graphisme, une image etc...

Le lien entre signifiant et signifié est indissoluble, comme le recto et le verso d’une feuille de papier. Ce lien peut être arbitraire (signe) ou motivé (symbole) il est toujours conventionnel.

Signifié

Le sens véhiculé d’un signe ou d’un symbole. Il n’y a pas de signifié pur : celui ci passe toujours par un support, ou signifiant, qui sert de monnaie d’échange entre les hommes. Le découpage des différents signifiés est propre à une langue donnée, et les catégories de sens ne se recouvrent pas.

Symbole

Représentation d’une réalité quelconque, chose ou idée où le lien entre la représentation et l’entité représenté n’est pas totalement arbitraire. Il reste entre les deux une ressemblance naturelle (ex . : la balance pour l’idée de justice). En  d’autres termes, dans le cas du symbole, par opposition au signe, le lien entre le signifiant et le signifié n’est pas arbitraire.

 

 

1/ Le langage comme spécificité humaire

 

1.1 Le problème du « langage animal. »

 

            Sfiés.

 

 

Sfiants.

$

(Il existe de la nourriture)

d

(distance/à la ruche à laquelle il faut la chercher)

ä

(Direction dans laquelle elle se trouve)

o

(danse en cercle)

 

+

 

d<100m

 

Æ

8

 
8

(danse en 8)

 

+

 

100m<d<6km

d=1/f

(f=fréquence de la danse)

­

 

 

 

Le tableau ci-dessus s’inspire des travaux de K. Von Frisch[1].

Nous pouvons appliquer à la communication chez les abeilles les la même grille d’analyse que pour le langage humain, soit ici la distinction signifiant/signifié.

On remarque que ce processus révèle :

-         Une capacité à analyser l’expérience

-         Une capacité à la mémoriser

-         Une capacité à la symboliser par un comportement somatique.

-         Une capacité à se faire comprendre des autres abeilles.

Nous sommes donc, en apparence, en présence d’un processus de communication comparable à ceux qui sont mis en œuvre dans la communication humaine. Nous allons voir qu’il n’en est rien, ce qui nous permettra de dégager les spécificités du langage humain.

 

1.1  Analyse fonctionnelle

Mais cette opinion est superficielle. Le « langage » animal, la « communication » animale ne sont ni l’une ni l’autre comparables au processus humains.

En particulier, dans le cas de l’abeille, nous ne sommes absolument pas en présence d’une communication, mais d’un simple couple stimuli/réponses : d’une part  les fleurs agissent comme un signal sur l’abeille annonciatrice qui provoque chez elle le processus de retour à la ruche et le comportement de la danse ; d’autre part, la danse agit de nouveau comme un signal, provoquant le départ des abeilles qui l’ont perçu. Cela revient à dire qu’elles n’ont pas le choix de partir de rester, ou de mentir sur la présence réelle du butin. L’abeille ne peut ni mentir, ni dissimuler, ni désobéir. La communication humaine suppose, elle, la liberté du locuteur (être libre de dire ou de penser ce que l’on veut) et du récepteur (comprendre, ne pas comprendre, désobéir, écouter, ne pas écouter etc…)

D’autre part le mode de transmission est uniquement génétique. Il n’y a donc pas d’évolution de la langue comme chez les êtres humains. L’usage ne modifie en rien.

Enfin tous les membres du groupe animal connaissent la totalité du code, ce qui est loin d’être le cas chez les êtres humains.

On peut donc dire, de ce point de vue, que le qu’il n’y a pas de langage animal, et qu’il faut mieux parler de « codes de signaux » plutôt que de langage, et de transmission de l’information plutôt que de communication.


1.2  Analyse structurelle[2]

1.2.1 Le langage comme système combinatoire

Le langage humain est articulé. Ceci ne renvoie pas principalement aux articulations de la voix, mais à sa structure combinatoire.

On peut distinguer trois articulations, phonétique, morphologique et syntaxique. Chacun de ces niveau est à son tour décomposable en deux « sous-couches » combinatoires. Le tableau ci-dessous résume ces différents niveaux d’articulation.

 

Articulation syntaxique

Phrases

 

Propositions

 

Articulation morphologique

Mots :

Noms, verbes, adverbes, adjectifs[3]

Eléments de la langue :

Morphèmes et léxèmes[4]

Articulation phonétique

Phonèmes[5]

 

Traits articulatoires[6]

 

Le tableau est à lire de bas en haut. Chaque niveau inférieur se combine pour former les éléments du niveau supérieur. Ce qui fait qu’avec un ensemble restreint de phonèmes (une trentaine par langue), on peut former environ les 30000 éléments de la langue qui eux-mêmes peuvent se combiner quasiment à l’infini en mots, propositions et phrases.

Les règles d’articulation de la langue permettent d’une part les combinaisons, mais restreignent aussi la liberté de combinaison. Ainsi, si l’on considère l’articulation morphologique, le nombre de mots que l’on peut former avec une liste d’éléments de la langue n’est pas totalement libre. Le modèle du nom ou celui du verbe va limiter le nombre de combinaison grammaticalement correctes,[7] tout comme les règles syntaxiques limiteront la liberté de combinaison des mots.


On mesure combien est complexe la construction d’un tel système combinatoire. Encore ne l’envisageons nous ici que d’un point de vue statique, c’est à dire comme un système théorique (langue) ; dès que l’ensemble est mis en mouvement par une parole la complexité s’accroît, comme nous allons le voir.

 

1.2.2 Le langage comme système de différences

Certes, nous avons posé comme définition initiale que le langage était un « système de signes » ; nous avons insisté sur le caractère arbitraire et conventionnel du lien entre signifiant et signifié ; le mot ne prend son sens que dans une convention au sein d’une communauté linguistique.

Mais nous pouvons aussi montrer que ces différenciation de son et de sens prennent leur place au sein d’une relation dynamique entre les signifiants d’une part (différences de son) et entre les signifiés (différences de sens)

Ceci conduisait Ferdinand de Saussure à dire :

Dans la langue, il n’y a que des différences

Ce qui signifie que le langage est ce  double jeu de différences où les sons se délimitent mutuellement par des oppositions pertinentes au sein d’une langue[8], où les sens se délimitent mutuellement par leurs oppositions.

Nous pouvons, par exemple, montrer comment un mot fait sens. Comment son signifié se constitue dans un double jeu d’opposition, selon les deux axes du lexique et du discours :

 

Axe paradigmatique

     (du lexique)

                                                    ……………   

                                                    L’instruction  

                                                    La formation 

                                                    L’éducation

 

                                                    L’enseignement des langues étrangères

                                                   

L’apprentissage

                                                    Le dressage

                                                    ………………...

                                                   

 

                                                                                                               Axe syntagmatique

                                                                                                                      (du discours)

 

Le mot enseignement prend son sens des oppositions qui  délimitent son champ sémantique, à l’intérieur d’une liste (paradigme) de mots dont les sens sont voisins, mais différents. L’enseignement n’est ni l’apprentissage, ni l’éducation, ni l’instruction, bien qu’il entretienne avec ces concepts des relations de voisinage.

Mais aussi ce même mot reçoit son sens « en situation », c’est à dire dans le discours (syntagme) dans les oppositions ou les complémentarités qu’il reçoit du contexte.[9]

 

On conçoit alors l’extrême complexité d’un tel processus. Il requiert une intelligence capable de dépasser la simple association séquentielle, capable de combiner des éléments entre eux, capable de d’opérer simultanément sur plusieurs registres de différences.

 

1.3  Compétence et performance.

Nous avons besoin de deux concepts nouveaux pour synthétiser ce qui précède : compétence et performance.

-         La compétence linguistique c’est la possession du code (code de signaux système de signes, symbolique diverse)

-         La performance c’est la capacité à créer des énoncés nouveaux, non déductibles du code, en combinant différemment les éléments du code.  C’est la fonction créatrice de la langue et celle qui requiert la pensée.

Les animaux sont capables d’une certaine compétence, ce qui revient à dire que l’on peut leur apprendre un certain nombre[10] de signaux d’un code de communication. La machine (ordinateur) possède une compétence linguistique beaucoup plus étendue[11], qui dépasse peut-être la compétence de la plupart des personne parlant cette langue.

En revanche, ni les animaux, ni les machines ne sont capables de performance. Il ne peuvent restituer ou réagir qu’aux seuls énoncés qu’ils ont intégrés, les uns par dressage, les autres par programmation. Aucune capacité créatrice, seuls les êtres humains sont capable de cette performance.

 

Descartes[12] le remarquait déjà :

Il n’y a aucune de nos actons extérieures, qui puissent assurer ceux qui les examinent, que le corps n’est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu’il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion.

C’est la parole par sa spontanéité et  son caractère novateur qui nous fait sortir d’une conception mécaniste de l’homme. Sans sollicitation d’aucune sorte (par exemple ce que Descartes appelle ici passion) la parole atteste de la présence en nous d’un principe dynamique, la pensée.

 Je dis les paroles, ou autres signes parce que les muets se servent de signes en même façon que nous de la voix ; et que ces signes soient à propos pour exclure le parler des perroquets, sans exclure celui des fous, qui ne laisse pas d’être à propos des sujets qui se présentent, bien qu’il ne suive pas la raison ;

Descartes inclut dans le langage non seulement les paroles, mais aussi le langage des signes et le délire des fous ; ce qui les distingue du parler des perroquets c’est leur caractéristique d’être « à propos » c’est à dire adaptés à la situation du locuteur.

Et j’ajoute que ces paroles ou signes se doivent rapporter à aucune passion, pour exclure non seulement les cris de joie ou de tristesse, pour exclure aussi tout ce qui peut être enseigné par artifice aux animaux ; car si on apprend à une pie à dire bonjour à sa maîtresse, lorsqu’elle la voit arriver, ce ne peut être qu’en faisant que la prolation de cette parole devienne le mouvement de quelqu’une de ses passions ; à savoir ce sera un mouvement de l’espérance qu’elle a de manger, si l’on a toujours accoutumé de lui donner quelque friandise, lorsqu’elle l’a dit ; et ainsi toutes les choses qu’on fait faire aux chiens, aux chevaux et aux singes ne  sont que des mouvements de leur crainte, de leur espérance, ou de leur joie, en sorte qu’il les peuvent faire sans aucune pensée.

On remarquera que Descartes prend le soin de distinguer entre les signes de la parole et ceux qui ne sont que le résultat de nos passions (=de nos émotions, sensations, sentiments) Ces cris sont comparables à ceux qui sont acquis par le dressage ; c’est pourquoi nous les comprendrons sous le concept de signal entendant par là une manifestation destinée à provoquer un comportement chez autrui, et non une compréhension. Le modèle mécaniste s’applique donc parfaitement à l’animal ; ils ne se manifestent que dans l’exacte mesure des comportements pour lesquels ils auront été dressés.

Or il est, ce me semble, fort remarquable que la parole, étant ainsi définie, ne convient qu’à l’homme seul. Car, bien que Montaigne et Charron aient dit qu’il y a plus de différence d’homme à homme que d’homme à bête, il ne s’est toutefois jamais trouvé aucune bête si parfaite, qu’elle ait usé de quelque signe, pour faire entendre à d’autres animaux quelque chose qui n’eût point de rapport à ses passions et il n’y a point d’homme si imparfait, qu’il n’en use ;

Sur la base de cette définition, on peut situer dans l’usage de la parole la frontière entre l’homme et l’animal. Tous les hommes parlent ; aucun animal ne dépasse la simple manifestation de ses besoins, ce que Rousseau appellera plus tard « le cri de la nature[13] »

En sorte que ceux qui sont sourds et muets, inventent des signes particuliers, par lesquels ils expriment leurs pensées. Ce qui me semble un fort argument pour prouver que ce qui fait que les bêtes ne parlent point comme nous, est qu’elles n’ont aucune pensée, et non point que les organes leur manquent. Et on ne peut dire qu’elles parlent entre elles, mais que nous ne les entendons pas ; car comme les chiens et quelques autres animaux nous expriment leurs passions, ils nous exprimeraient aussi bien leurs pensées s’ils en avaient.

La parole n’est donc pas une question d’organes, mais une question de pensée. Les hommes sont les seuls à parler, parce qu’ils sont les seuls à penser (de manière consciente). Le langage n’est ni une question d’organes, ni une question de possession d’un quelconque code ; seule la pensée peut mettre en œuvre les mots dans une création infiniment ouverte.

 

2/ Langage et pensée.

2.1 - Le langage comme créateur de l’univers

 

Nous pensons un univers que notre langue a d’abord modelé

E. Benveniste

 

Il nous faut d’abord renoncer à une illusion : celle d’une langue répertoire des choses, dont la fonction serait de mettre des étiquettes sur les choses. Les catégories du langage ne sont pas des catégories naturelles, ou si elle le sont, c’est par exception.

On le constate tout d’abord dans la représentation des entités naturelles. Par exemple, le champ sémantique du mot anglais river est plus large que celui de sa traduction française rivière, puisque le français distingue entre la rivière et le fleuve. Inversement, les mots français « bœuf », « mouton », « porc » ont un champ sémantique plus large que les mots anglais beef, muton, pork qui ne désignent que la viande de l’animal mort par opposition à ox, sheep, pig, qui désignent l’animal sur pieds.

Il semble à un français, et à la plupart des européens, que le spectre de couleurs obtenu par décomposition de la lumière blanche comporte 6 classes. (rouge, orange, jaune, vert, bleu, violet. Mais déjà la langue bretonne dispose d’une catégorie d’un niveau de généralité supérieur glaz qui s’applique à la bande chromatique du bleu et du vert. La division du spectre lumineux est donc arbitraire. D’ailleurs nous le constaterions  lorsqu’il s’agit d’attribuer à l’une ou à l’autre des bandes lumineuses a telle ou telle couleur.[14]

Si cette hypothèse est avérée, parler dans une langue, c’est penser dans cette langue. La langue, le lexique, la grammaire, véhiculent un contenu implicite qui détermine notre pensée à notre insu. Le lexique peut être, par exemple, un excellent révélateur de la mentalité propre à un peuple donné ; comme dans l’exemple ci-dessous, qui oppose les traductions française et anglaise de l’homme et de la femme et de leurs liens sociaux.

 

 

 

HOMME

FEMME

 

 

Adulte

Enfant

Adulte

Enfant

ANGLAIS

Sexe

Man

Boy

Woman

Girl

Lien social

Husband

Girl

Wife

Daughter

FRANÇAIS

Sexe

Homme

Garçon

Femme

Fille

Lien social

Mari

Fils

Femme

Fille

 

On remarque qu’en français la femme se désigne en tant qu’être humain par les mêmes mots (femme, fille) qui la désignent dans son rapport à l’homme (être la femme ou la fille de quelqu’un, porter son nom). La maternité ne l’affranchirait pas non plus du lien social, puisqu’elle serait alors une fille-mère[15], ou pour le cas où elle vivrait sans enfant (et sans homme) elle serait une vieille fille[16], deux concepts marqués du sceau de l’infamie dans notre langue.

Il n’est pas indifférent non plus de noter que, jusqu’au XVIe siècle, l’égalité régnait dans la langue ; « garçon » est le diminutif de « gars », terme qui existe encore dans la langue ; son féminin, « garcette » était le diminutif de « garce »… on osera une interprétation  de l’évolution sémantique de ce dernier terme… Une femme qui refuserait  d’être la fille ou la femme d’un homme (de son mari ou de son père) ne saurait être qu’une garce[17].

On pourrait enfin citer le découpage sémantique du verbe aimer, qui revêt selon les langues des contours bien différents. L’espagnol distingue entre l’amour passion (querer) l’amour des choses (gustar), l’amour sentiment (amar) ; l’anglais et l’allemand distinguent entre l’amour des choses (I like, Ich habe gern) et l’amour des gens (I love, Ich liebe) ; quand au français il dispose du verbe aimer, et ce sont les variations rhétoriques (les manières de dire) qui assurent les nuances… sauf peut-être « aimer bien » qui sert à la fois à désigner l’amour des choses et le non amour des gens. (je t’aime bien = je ne t’aime pas d’amour)

Il va sans dire que cette diversité d’analyse de ce qui fait l’objet des communications linguistiques pose le problème de la liberté de pensée : suis-je libre de penser ce que je veux, si je dois pour penser passer par une structure qui m’impose implicitement un sens ?

Mais ai-je le choix ? Refuser les significations préétablies dans ma langue maternelle n’est-ce pas, d’une certaine manière me nier moi-même ?

 

            2.2 – Les mots peuvent-ils tout dire ?

2.2.1– Le langage est la pensée.

C’est dans le mot que nous pensons. Nous n’avons conscience de nos idées, nous n’avons de pensées déterminées et réelles que lorsque nous leur donnons la forme objective, que nous les distinguons de notre intériorité et que, par suite, nous les marquons d’une forme externe, mais d’une forme qui contient aussi le caractère de l’activité interne la plus haute. C’est le son articulé, le mot, qui seul nous offre une existence où l’interne et l’externe sont si intimement unis. Par conséquent vouloir  penser sans les mots, c’est une tentative insensée. Messmer en fit l’expérience, et, de son propre aveu, il faillit en perdre la raison. (Hegel)

La thèse de Hegel peut paraître surprenante. Nous aurions tous tendance à dire c’est avec ou par les mots que nous pensons plus que de dire, ainsi qu’il l’affirme, c’est dans les mots que nous pensons. C’est postuler que le langage et la pensée ne font qu’un : il n’y a  pas d’antériorité de la pensée sur le langage : l’acte par lequel on pense est contemporain de l’acte par lequel on parle. Plus encore, selon Hegel, la pensée n’aurait d’existence réelle qu’en tant que pensée formulée par des mots.

La pensée est déterminée par les mots. Le terme est ici pris dans le sens « délimitée » « différenciée », au sens où le chimiste détermine la présence d’une substance dans un autre corps. Si « rien n’est clair avant l’apparition de la langue[18], qu’est-ce qui permet au langage de jouer ce rôle de différenciation du sens ? Nous en avons déjà la réponse : nous avons défini le langage comme structure de différenciation[19] Notre pensée est d’abord une pure diversité de sentiments, de sensations, d’émotions ou de perceptions, que nous pourrions appeler notre vécu psychique,  qui ne se distinguent pas les uns des autres. Le mot va venir donner en quelque sorte une « peau », une limite à une pensée qui se thématise dans cet imbroglio.[20]

La pensée est rendue réelle par le langage. En effet, tant qu’une pensée est purement subjective, tant qu’elle ne s’extériorise pas, elle est en elle-même un absolu de vérité ou de fausseté. Dans le désert ou sur une île déserte, dans la solitude, rien ne distingue la pensée réelle du pur délire.[21] Je puis dire que le ciel est rouge, ou qu’il est bleu ou qu’il n’y a pas de ciel, toutes ces propositions sont équivalentes dans la solitude : absolument  vraies ou absolument  fausse, comme on voudra. Dans une pensée intérieure, purement subjective, je ne puis rencontrer personne pour confirmer, infirmer ou affiner mon point de vue.  Ma pensée ne deviendra réelle que si elle accepte le risque du monde, si elle accepte de se manifester à autrui.

Comment le langage peut-il permettre cette réalisation de la pensée ? Il permet de l’objectiver c’est à dire de la faire exister dans le monde, auprès des choses, à côté de la table concurremment à d’autres idées etc… En effet la parole est d’abord une manifestation du monde, un phénomène physique, une vibration de l’air, un son. Hegel insiste d’ailleurs sur la notion « C’est le son articulé, le mot… ». Mais le mot a un autre caractère d’extériorité : en tant que convention entre autrui et moi, aucun de nous n’en est le propriétaire ni l’inventeur… il est entre lui et moi, non pas en moi ou en lui. Ma pensée cesse donc d’être particulière : formulée par le langage elle accède à l’universel, puisqu’elle n’est plus seulement mienne mais devient objet de connaissance pour autrui. C’est en fait parce qu’il est l’union d’un son (phénomène physique) et d’un sens (d’origine spirituel) qu’on peut dire du mot qu’il permet une fusion de l’interne et de l’externe.

 

                        2.2.2 – L’ineffable, mythe ou réalité ?

Hegel poursuit :

On croit ordinairement, il est vrai, que ce qu’il y a de plus haut c’est l’ineffable. Mais c’est là une opinion superficielle et sans fondement, car en réalité l’ineffable [22]c’est la pensée obscure, la pensée à l’état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu’elle trouve le mot. Ainsi le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie. (Hegel)

Hegel répond d’avance à une objection qui pourrait lui être opposée. Celle de l’ineffable de la pensée vis à vis duquel la traduction par les mots serait une trahison. Comment se formule cette critique ?

Elle postule tout d’abord l’existence d’un ineffable antérieur ou en-deçà de la parole et qui serait constitué par la richesse intérieur des mondes du sentiment, de l’émotion, de la sensation . Les expériences affectives ne sont vécues que par des individus, donc de manière particulière. Leur expression par les mots les banaliserait ; dire mon amour par des mots c’est trahir la violence, le sentiment d’infini, la souffrance et la joie que je suis le seul à éprouver. Réduire cette expérience réputée très riche et très forte à des mots serait l’affadir.

Elle postule aussi l’existence d’un ineffable au-delà de la parole dont témoignent les expériences mystiques ou esthétiques. Sainte Thérèse d’Avila, Saint Jean de la Croix, Blaise Pascal disent avoir transcendé le langage à travers une illumination mystique qui a fondu leur être dans celui de Dieu[23]. Le langage serait là aussi incapable de prendre en charge la rencontre du Divin : comment rendre compte par des mots humains, imparfaits, (ceux des philosophes par exemple) de Celui qui est à la source de l’être ? L’extase du mystique se veut au-delà des mots. Dans le même registre, on pourrait aussi évoquer l’expérience esthétique, le ravissement.[24] C’est une expérience rare, mais forte que certains disent avoir éprouvé face à une œuvre d’art, lors d’un concert ou devant un paysage grandiose… Impressions de fusions ou d’élévation de soi peut-être à la manière de «l’Elévation » des Fleurs du mal de Baudelaire[25]. Là aussi, ce « transport de l’âme » apparaît au sujet comme une expérience unique et impossible à transmettre, tant la charge affective est forte, si grande est le bouleversement intérieur qu’elle provoque.

 

                        2.2.3 – Ces critiques de la thèse de Hegel au nom de l’ineffable sont-elles recevables ?

 

Certes, on pourrait souligner qu’il y a peut-être beaucoup d’illusion, et probablement de mauvaise foi, à croire que des expériences comme la passion amoureuse sont tellement uniques et exceptionnelles que nous serions les premiers et les seuls à les vivre. Peut-être confondons nous la violence de notre passion dont nous sommes profondément ébranlés avec la vérité d’un sentiment qui pourrait se dire ? D’autre part nous devons bien reconnaître que pour aussi élevées que soient les extases mystiques ou esthétiques, personne ne peut se prononcer sur leur réalité, sauf l’illuminé lui-même. Elles sont impossibles à transmettre, car on ne peut lever le paradoxe de vouloir témoigner par des mots d’une expérience qui, précisément, s’est située elle même au-delà du langage.

Mais d’un autre côté, nous devons bien admettre que le point de vue de Hegel peut sembler réducteur. En effet, lorsqu’il parle à propos de l’ineffable de «pensée à l’état de fermentation » on peut bien sûr comprendre par là une pensée non aboutie, une pensée confuse et embryonnaire. Mais on pourrait aussi retourner l’argument en disant que de toute fermentation naît la vie, et, en l’occurrence, la créativité de la pensée suppose cette « fermentation »

Il faut avoir un chaos dans la tête

Pour accoucher d’une étoile qui danse[26]

 

Alors, faut-il refuser à ces expériences vécues le nom de pensées ? Doit-on limiter ce terme à la seule pensée «déterminée et réelle » ? Comment intégrer dans une seule représentation la pensée et le langage ?

 

           


2.3 L’ouverture infinie du langage

 Il est possible de sortir de cette contradiction en remarquant que le langage est ouvert, tant par ses capacités expressives, ou plus généralement rhétoriques, que par l’ouverture que représente pour la parole les divers type de discours ; en fait la contradiction entre pensée par les mots et pensée ineffable ne se maintient que lorsqu’on ne considère qu’une seule fonction du langage, le discours ordinaire, le reportage.

 

Poésie

Ouverture

infinie du signifié

«l’absente de tout bouquet » 

Musique Danse

Peinture Sculpture

Architecture

Cinéma

Bande dessinée

Sciences formelles :

Logique et Mathématiques

Signifié vide

Sciences de la nature

Sciences humaines

Signifiés spécifiques et ouverts

Arts

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Expression

Mythique

(ex : Nietzsche)

 

Expression rationnelle

(ex : Kant)

 

 

Littérature

Ouverture du signifié

Signifié métaphorique

 

 

Philosophie

 

 

Sciences

Précision du signifié

Signifié rationnel

 

 

 

 

 

 

 

Parole ordinaire

Reportage

Notifier quelque chose à quelqu’un

Signifié polysémique

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Rhétorique

Modulations expressives du signifié 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Expressivité  du mime

Expressivité de la voix

Expressivité du geste

 

Niveaux de langue

Figures de style

 

 

Mais cette même parole connaît, comme le montre le tableau ci-dessus, un double élargissement.

D’une part la parole se prolonge par toutes les modulations rhétoriques de l’expressivité dite naturelle du mime, de la voix et du geste[27], d’autre part le signifié se module aussi par des figures de style, qui ne sont pas nécessairement celles de la littérature. On constate d’ailleurs que l’emploi des métaphores permet que le langage prenne en charge ce qui est généralement tabou dans la société, mort, sexualité etc… Enfin nous pouvons moduler notre parole en jouant sur les niveaux de langue (familière, recherchée, argotique, technique, etc.)

Mais on doit surtout remarquer que la parole ordinaire connaît un développement et un enrichissement dans deux directions qui peuvent sembler opposées.

La première, celle du discours scientifique, pallie le caractère polysémique de la langue ordinaire. Les mots courants ont généralement plusieurs sens, source d’ambiguïté et d’erreurs. Les sciences se dotent donc d’un langage propre, de concepts au signifié précis et défini. Ces concepts évoluent d’ailleurs en fonction du progrès des théories et connaissent en ce sens une vie comparable à celle des mots de la langue. Le langage mathématique constitue dans le cadre des science un cas particulier : les signifiés sont vides, x, y ou z pouvant représenter n’importe quelle valeur numérique se rapportant à n’importe quelle réalité. En bref les mathématiques renoncent à dire, pour pouvoir tout dire. Nous sommes en présence d’un langage préoccupé seulement de validité formelle, sans prendre en compte l’adéquation à un domaine de référence quelconque.

La seconde extension du discours ordinaire est celle qui, à travers la littérature et les arts, et en particulier dans la poésie ouvre infiniment les signifiés :  la métaphore[28] ouvre des perspectives sur l’infini.

Mes vers ont le sens qu’on leur prête, celui que je leur donne ne s’ajuste qu’à moi et  n’est opposable à personne (…)

 

Un beau vers renaît indéfiniment de ses cendres.[29]

Dans l’exégèse[30] littéraire, aucune lecture n’est la dernière. Aucune ne peut prétendre valoir comme la bonne lecture ; aucune signification ne peut prétendre s’imposer comme le vrai sens.

 C’est ce qui permet à cette création littéraire, ou plus largement artistique, à prendre en charge ce que les mots ne peuvent dire, en les forçant à signifier plus qu’il n’en peuvent. Mallarmé[31] oppose deux états de la langue : le reportage (narrer, enseigner, décrire) dont le but est de transmettre de la manière la plus fidèle une information à quelqu’un ; la parole poétique dont la signification est infiniment ouverte et qui, d’ailleurs, se présente à nous autant par la musique des mots que par leur sens. Ainsi, ni le peintre ni le poète ne veulent représenter une fleur. La fleur qu’ils peignent ou disent est “ l’absente de tous bouquets ”, c’est à dire non pas la fleur présente dans tel vase donné, mais la fleure idéale, celle qui n’existe réellement dans aucun bouquet  mais dans la sensibilité ou l’imagination de l’artiste ou de son lecteur/spectateur. Si l’on veut ils peignent ou disent l’essence de toute fleur, “ la floralité ” si vous me permettez ce néologisme.[32]

On pourrait aussi évoquer le cas particulier du discours philosophique qui semble partagé entre  les deux tendances : ouverture du concept / précision du concept. Certains philosophes, tel Nietzsche ont une parole lyrique et métaphorique, ou une partie du sens n’est découverte que par exégèse. D’autres, tels Platon usent des deux modes (muthos et logos). D’autres enfin, tels Kant utilisent plutôt des concepts précis comme les disciplines scientifiques.

Ce qui précède montre que le problème de l’ineffable est peut-être un faux problème. Car aucune parole n’est la dernière ; mal dire une chose, c’est aussi provoquer quelqu’un à mieux la dire ; et si nous n’avons pas pris la bonne manière, nous pouvons toujours la redire ; en fonction de ce que nous avons à dire, nous pouvons utiliser tel ou tel type de discours, et, pas plus qu’on ne peut concevoir qu’une manière de dire épuise le sens de ce qu’il y aurait à dire, nous ne pouvons envisager que le discours soit clos : viendront d’autres horrible travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est effondré.[33]

 

3/ Le langage est-il constitutif de notre humanité ?

            Nous voudrions montrer ici, comme nous l’avons fait pour la pensée, que c’est par le langage que nous devenons homme, et qu’il représente ce qu’il y a de plus haut dans les créations humaines.

            3.1 – Le problème de l’origine des langues

Il semble intéressant, à cet égard, de se pencher sur le problème délicat de l’origine des langues. (à ne pas confondre avec celui de l’apprentissage des langues).En effet, retracer le parcours de l’humanité dans son accession au langage, c’est aussi étudier les développement progressifs de l’esprit humain comme le fait Rousseau[34].

Nous nous proposons dans l’étude qui suit de mettre en parallèle l’analyse de Rousseau avec une description des stades de l’acquisition du langage chez l’enfant. On verra que, bien qu’il n’y fasse pas explicitement référence,  Rousseau suit un modèle qui rend sa description vraisemblable.

 

De (…) à

ORIGINE DES LANGUES

Rousseau

ACQUISITION DU LANGAGE

chez l’enfant

 

 

1

Le premier

(…)

modérés

Cri de la nature

Cri réactif lié aux nécessités vitales

signal

Jusqu’à deux mois

Vagissements du nouveau né.

Cris réactifs en relation aux nécessités biologiques

 

 

 

2

Quand les idées (…)

imitatifs

Inflexions de la voix / gestes expressifs

Premières modulations expressives du cri.

Gestes symboliques et sons imitatifs

2  mois/1 an et demi

Modulations expressives ; différentiation des manifestations vocales ; sourires et expressivité du visage

Imitations (lallations) des phonèmes de la langue ;

 

3

mais comme le geste (…)

proposition entière

Signes institués

Premiers signes conventionnels

Mots-phrases, mots propositions

Un an et demi/deux ans

Premiers signes, premiers mots

Mots phrases/ mots propositions

 

4

 

Quand ils commencèrent

(…)

n’en pouvaient avoir

Noms propres

«la première idée qu’on tire de deux choses c’est qu’elles ne sont pas la même  et il faut souvent beaucoup de temps pour observer ce qu’elles ont en commun» 

Deux ans/trois ans

Syncrétisme l’enfant s’appelle lui-même par son prénom

Les objets ont un nom propre

Attention portée à la différence

 

5

D’ailleurs les idées générales

(…)

noms propres

Noms communs

« les idées générales ne peuvent s’introduire qu’à l’aide des mots, et l’entendement ne les saisit que par des propositions»

Naissance des idées générales

Naissance de l’abstraction

Trois/quatre ans

Constitution des premiers noms communs

Intelligence conceptuelle

Apparition du moi et du je

Attention portée à la ressemblance

 

6

Mais lorsque par des moyens

(…)

dans la nature

Progrès difficiles et lents.

On passe du trop grand nombre de catégories à des assimilations abusives d’objets hétéroclites au seins de généralités abusives.

Au delà de quatre ans : progrès dans l’acquisition des structures du discours, progrès dans l’abstraction

 

7

Je m’arrête

(…)

la société

Conclusion : nul ne peut décider ce qui fut premier, du langage ou de la sociabilité.

 

La question de l’origine des langues occupe chez Rousseau, dans le Discours sur l’origine de l’inégalité une place particulière. Dans la description de l’état de nature, Rousseau examine la question du langage dans le but d’établir à la fois que la sociabilité, le langage, les progrès des lumières ne peuvent relever que d’une vie sociale déjà constituée et donc supposent un être déjà sorti de la nature.

Ainsi Rousseau est étonnamment proche des positions des anthropologues du XXe siècle. Ceux-ci relèveront qu’il n’existe pas véritablement d’humanité primitive ou vivant à l’état de nature, mais que tous les peuples de la terre témoignent d’une vie sociale hautement développée, d’un langage comparable au nôtre, et de techniques qui, bien que développées sans un autre registre que les nôtres, n’en disputent pas moins en efficacité et en adaptation à un milieu hostile.

Le propos de Rousseau est d’établir que le seul langage naturel n’appartient pas au langage : le cri de la nature est une réaction au besoin, et le seul langage commence aux premiers signes institués.

Mais il révèle du même coup combien nous sommes relevable au langage dans le développement de nos idées. Seul le langage permet de constituer des généralités typiques capable de penser le monde de manière organisée. Seul le langage permet de dépasser une intelligence encore aliénée à ces objets pour une intelligence capable de les penser en classes d’objets. Seul, enfin, le langage permet de développer des abstractions. Par le nom commun,  l’homme est capable de dépasser les différences naturelles pour identifier des identités formelles, parfois fort abstraites et non sensibles.

 

On notera l’étrange similitude entre la description que fait Rousseau et l’apprentissage des langues chez l’enfant, tel que peut le montrer la psychologie descriptive  ; ce parallèle renforce la vraisemblance de la reconstitution nécessairement hypothétique de l’origine des langues.[35]

 

            3.2 – Formation du moi et acquisition du langage

On peut également préciser, à propos de l’apprentissage des langues,  que c’est par un progrès décisif du langage (passage du prénom au pronom personnel  « je »), que l’enfant accompli un pas décisif dans la formation de sa personnalité psychique. Il passe ainsi d’une forme d’intelligence syncrétique[36], où il ne se distingue pas bien lui-même de la manière dont les autres le considèrent (prénom) à l’intelligence consciente où il se nomme lui-même par un mot « je » qui n’appartient qu’à lui. Trouvant le mot, il lui devient possible de se penser comme un sujet autonome et différent des autres.

 

            3.3 – Le dialogue comme condition des progrès de l’esprit humain.

Il y a, en particulier, un objet culturel qui va jouer un rôle essentiel dans la perception d’autrui : c’est le langage. Dans l’expérience du dialogue, il se constitue entre autrui et moi un terrain commun, ma pensée et la sienne ne font qu’un seul tissu, mes propos et ceux de l’interlocuteur sont appelés par l’état de la discussion, ils s’insèrent dans une opération commune dont aucun de nous n’est le créateur. Il y a là un être à deux, et […] nous sommes l’un pour l’autre collaborateurs d’une réciprocité parfaite, nos perspectives glissent l’une dans l’autre, nous coexistons dans un même monde. Dans le dialogue présent, je suis libéré de moi-même. Les pensées d’autrui sont bien des pensées siennes, ce n’est pas moi qui les forme, bien que je les saisisse aussitôt nées ou que je les devance, et, même l’objection que me fait l’interlocuteur m’arrache des pensées que je ne savais pas posséder, de sorte que, si je lui prête des pensées, il me fait penser en retour.[37]

La pratique du dialogue permet l’enrichissement, le développement de la pensée. C’est parce qu’il me fait rencontrer autrui et donc me confronter à un autre point de vue, un autre possible que le mien. Nous sommes coauteurs d’une vérité qui se construit et qui n’est ni celle de l’un, ni celle de l’autre.

Bien sûr c’est postuler ici au dialogue vertueux.  Et il est aussi des dialogues pervertis. Gorgias[38] se fait fort de défendre un point de vue et d’entraîner l’adhésion de ses interlocuteurs même dans des disciplines, médecine, architecture, politique, où il ne connaît rien, tant est grande la force de son élocution. Il fait profession de rhétorique, de l’art de la parole qu’il considère comme un art martial, un art de combat. Son but n’est donc pas le progrès des idées mais la victoire sur son adversaire. Socrate, au contraire, nous montre l’exemple d’une pratique vertueuse du dialogue. Il accepte a priori d’être réfuté, espérant dans la réfutation d’autrui découvrir des aspects du problème qui lui avaient échappé ; et il préfère aussi que le dialogue échoue en une aporie[39] plutôt que de vouloir imposer à force ses idées.

On peut donner comme exemple de dialogue vertueux celui qui se déroule au sein de la « cité des sciences », au sein de la communauté scientifique. Grâce à la publication des travaux, depuis le début de l’aventure de la science moderne, les échanges au sein de cette communauté ont été fructueux ; mais aussi les supercheries sont dénoncées dans une pratique constante de l’esprit critique.

 

CONCLUSION

Le langage n’est pas une production culturelle parmi d’autres. Il est au centre de notre culture comme il est au centre de notre condition d’homme. C’est par lui que s’exprime ce que les hommes produisent de meilleur. La spiritualité de l’homme s’exprime par des mots. C’est précisément parce que ce langage nous libère de la dépendance par rapport au mondes des chose : par lui nous pouvons construire des abstractions. Par son usage paradoxal nous pouvons créer des mondes qui n’appartiennent qu’à nous[40] . C’est par lui enfin que s’exprime le mieux les joies et les détresses de notre humanité.

M . Le Guen (24/10/2000)



[1] K. von Frisch, (1886-1982), Zoologue et éthologue allemand, prix Nobel de médecine 1973.

[2] L’analyse qui suit s’inspire d’une part de l’œuvre de Ferdinand de Saussure (1857-1913), en particulier de son Cours de linguistique générale  (1916) ; et également du remarquable traité de linguistique française, de Bonnet et Barreau L’esprit des mots (L’école, Paris, 1974). On doit considérer ce passage comme exemple d’un travail de description rationnelle appliquée à une production culturelle par une discipline de sciences humaines, la linguistique.

[3]Les éléments de la langue sont ordonnés selon des modèles morphologiques propres à une langue donnée. Exemple : le modèle du nom en français :

 

Elément  de liaison

Elément de détermination

Lexème

Nom complet

Sur

La

terre

 

Noms incomplets

Æ

La

terre

Sur

Æ

terre

Æ

Æ

Terre

 

[4] Les éléments de la langue, ou sèmes, se répartissent en lexèmes (ce que l’on appelle « mots » en grammaire normative) qui ont un sens dans le lexique, et morphèmes qui sont les éléments permettant de déterminer les lexèmes. (articles, mots de liaison, prépositions etc…)

[5] Les phonèmes sont les plus petites unités articulatoires de la langue. En français il existe 35 phonèmes répartis en 16 voyelles et 19 consonnes.

[6] Les traits articulatoires sont les dispositions physiques de l’appareil phonatoire (poumons, larynx, cavités buccale et  nasale) permettant la production des sons de la langue.

[7] ainsi, avec les 10 éléments suivants : le, la, sans, avec, chat, souris, il, on, mange, vient, on peut former 12 noms et 19 verbes morphologiquement corrects, contre 1956 noms et 1956 verbes théoriquement possibles . Avec ces mêmes éléments, en combinant noms et verbes, on peut faire 170 combinaisons (propositions) syntaxiquement correctes, contre 9 864 100 arrangements libres théoriquement réalisables.

[8] Cf Lepschy La linguistique structurale, pp. 29-30 Ed. Payot, 1968 : Le critère de PERTINENCE vaut évidemment, à l’intérieur des langues  particulières.  (…) le p français et le p anglais sont définis, entre autres, comme des consonnes sourdes parce que dans les deux langues ils s’opposent aux consonnes sonores que représentent les phonèmes b. (…) français pas et bas sont des mots différents, de la même façon que anglais pin et bin.

[9] F. de Saussure : Dans l’intérieur d’une même langue, tous les mots qui expriment des idées voisines se limitent réciproquement : des synonymes comme redouter, craindre, avoir peur n’ont de valeur propre que par leur opposition ; si redouter n’existait pas, tout son contenu irait à ses concurrents. Cours de linguistique générale, pp.159-60.

[10] Une centaine de signaux au grand maximum pour un chimpanzé.

[11] Je peux, par exemple, intégrer dans un programme l’ensemble du dictionnaire, et l’ensemble des règles normative de la langue.

[12] Descartes Lettre au marquis de Newcastel, 23 novembre 1646

[13] cf infra p.

[14] Cf .H. A. Gleason , Introduction à la linguistique, tradu. Dubois-Charlier, Larousse, Paris  1969, pp. 9-10 (*)

et A. Martinet, Eléments de linguistique générale, pp. 11-12, éditions A Colin 1967 (*)

[15] il est vrai que le « politiquement correct » voudrait faire entrer dans la langue les concepts de mère célibataire, ou de famille mono-parentale… mais les usages ont la vie dure.

[16] Le terme de vielle fille a d’ailleurs une connotation bien plus péjorative que son équivalent masculin : vieux garçon

[17] Cf. Marguerite de Navarre, Heptaméron

Cf. ; également l’article « garce » dans le Dictionnaire universel de Furetière (1690) : Garce : Femme prostituée et de mauvaise vie. Garce de rempart. Garce à chien. Une garce infâme. Ce mot n’est devenu odieux que depuis quelque temps & en plusieurs Provinces on le dit encore pour signifier, une petite fille ou servante de chambre.

[18] Ferdinand de Saussure, op. cité chap. IV, §1, pp 155-57 : Psychologiquement, abstraction faite de son expression par les mots, notre pensée n’est qu’une masse amorphe et indéfinie.  Philosophes et linguistes se sont toujours accordés à reconnaître que, sans le secours des signes, nous serions incapables de distinguer deux idées d’une façon claire et constante. Prise en elle même, la pensée est comme une nébuleuse où rien n’est nécessairement délimité. Il n’y a pas d’idées préétablies, et rien n’est clair avant l’apparition de la langue.

[19] Cf ; Infra 1.2.2 p. 3

[20] On se souviendra de l’image suivante : supposons que vous n’ayez aucune connaissance en biologie. Si on vous fait observer une lame mince de tissu vivant sous l’oculaire d’un microscope vous direz que vous voyez des tâches de couleur ; seul le concept de cellule peut vous permettre de délimiter une structure dans ce chaos visuel.

[21] Cf. en particulier  Michel Tournier ; Vendredi ou les limbes du pacifique (Gallimard, 1967): A Speranza, il n’y a qu’un point de vue, le mien, dépourvu de toute virtualité. Et ce dépouillement ne s’est pas fait en un jour. Au début, par un automatisme inconscient, je projetais des observateurs possibles –des paramètres- au sommet des collines, derrière tel rocher ou dans les branches de tel arbre. L’île se trouvait ainsi quadrillée par un réseau d’interpolations et d’extrapolations qui la différenciait et la douait d’intelligibilité. Ainsi fait tout homme normal dans une situation normale. Je n’ai pris conscience de cette fonction –comme de bien d’autres- qu’à mesure qu’elle se dégradait en moi. Aujourd’hui c’est chose faite. Ma vision de l’île est réduite à elle même. Ce que je n’en vois pas est un inconnu absolu. Partout où je ne suis pas actuellement règne une nuit insondable. Je constate d’ailleurs en écrivant ces lignes que l’expérience qu’elles tentent de restituer non seulement est sans précédent, mais contrarie dans leur essence même les mots que j’emploie. Le langage relève en effet d’une façon fondamentale de cet îlot lumineux à l’intérieur duquel tout est –sinon connu- du moins connaissable. Les phares ont disparu de mon champ. Nourrie par ma fantaisie, leur lumière est encore longtemps parvenue jusqu’à moi. Maintenant, c’en est fait, les ténèbres m’environnent.

Et ma solitude n’attaque pas que l’intelligibilité des choses. Elle mine jusqu’au fondement même de leur existence. De plus en plus, je suis assailli de doutes sur la véracité du témoignage des sens. Je sais maintenant que la terre sur laquelle mes deux pieds appuient aurait besoin pour ne pas vaciller que d’autres que moi la foulent. Contre l’illusion d’optique, le mirage, l’hallucination, le rêve éveillé, le fantasme, le délire, le trouble de l’audition… le rempart le plus sûr, c’est notre frère, notre voisin, notre ami ou notre ennemi, mais quelqu’un, grands dieux, quelqu’un ! [Speranza est l’île sur laquelle est abandonné Robinson Crusoë ; cette citation est un extrait de son log book, de son livre de bord]

[22] Ineffable : qu’on ne peut raconter

[23] Blaise Pascal : le Mémorial :

L’an de grâce 1654

Lundi 23 novembre, jour de saint Clément

Pape et martyr, et autres au martyrologe.

Veille de saint Chryssogone, martyr et autres.

Depuis environ dix heures et demie du

Soir jusques environ minuit et demi

FEU

Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob

Non des philosophes et des savants.

Certitude, certitude, sentiment, joie, paix.

Dieu de Jésus-Christ

Ton Dieu sera mon Dieu.

Oubli du monde et de tout, hormis Dieu

Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l’évangile

Grandeur de l’âme humaine.

Père juste, le monde de t’a point connu,

Mais je t’ai connu

Joie, Joie, Joie, pleurs de joie.

Ce texte fût retrouvé cousu dans la doublure de l’habit de Blaise Pascal, à sa mort en 1662.

[24] Je prends le mot dans son sens fort, celui d’être arraché à soi-même, à sa quotidienneté.

[25] Charles Baudelaire, les Fleurs du Mal, III Elévation :

Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,

Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,

Par delà le soleil, par delà les éthers,

Par delà les confins des sphères étoilées,

 

Mon esprit, tut te meus avec agilité,

Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,

Tu sillonnes gaîment l’immensité profonde

Avec une indicible et mâle volupté.

[26] Nietzsche

[27] Saussure notait en 1916 : Quand la sémiologie sera organisée, elle devra se demander si les modes d’expression qui reposent sur des signes entièrement naturels –comme la pantomime- lui reviennent de droit. En supposant qu’elle les accueille, son principal objet n’en sera pas moins l’ensemble des systèmes fondés sur l’arbitraire du signe. En effet, tout moyen d’expression reçu dans une société repose en principe sur une habitude collective, ou ce qui revient au même, sur une convention. Les signes de politesse, par exemple, doués d’une certaine expressivité naturelle (qu’on pense au Chinois qui salue son empereur en se prosternant neuf fois jusqu’à terre), n’en sont pas moins fixés par une règle ; c’est cette règle qui oblige à les employer, non leur valeur intrinsèque. F. de Saussure, op. cité pp.100 et sq.

[28] Nous prenons ici métaphore dans son sens premier (= transporter au-delà). Il ne s’agit pas de simples images, mais de susciter un transport de l’âme, ce que nous appelions le ravissement, nous arracher à nous même pour nous révéler le sublime.

[29] Paul Valéry, Variété III, préface au commentaire de Charmes commentés par Alain, pp.77-84

[30] exégèse : étude et commentaire d’un texte sacré ou littéraire

[31] Stéphane Mallarmé, Divagations, Fasquelle, 1942, p. 255-9 (*)

[32] De la même manière que pour être sensible et développer une expérience esthétique de la Joconde, il n’est pas essentiel de savoir qu’il s’agit du portrait de Mona Lisa ; il faut peut-être dans un premier temps oublier même qu’il s’agit du portrait d’une femme pour ne retenir de la toile qu’un jeu d’opposition de formes, de couleurs, de masses dans un espace clos et organisé. Bref, il faut cesser de regarder la Joconde comme on regarderait une photographie d’identité.

[33] Jean Arthur Rimbaud, à propos des poètes, Lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871

[34] Rousseau ; Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, 1ère partie (*)

[35] La réponse de Rousseau au problème posé peut sembler n’être qu’une sorte de réponse de Normand : …que la parole paraît avoir été fort nécessaire pour établir l’usage de la parole.[…] je laisse à qui voudra d’entreprendre la discussion de ce difficile problème, le quel a été le plus nécessaire à la société, déjà liée à l’institution des langues, ou des langues déjà inventées à l’établissement de la société. En fait , il faut y voir, non le refus de répondre au problème, que l’aveu d’une impossibilité de dépasser de simple conjectures sur le problèmes ; mais dan l’économie générale du Discours, ceci importe peu. Il lui suffit d’avoir démontré que s’il ne peut y avoir de société sans langage ni de langage sans société, cela signifie aussi qu’il ne saurait y avoir de langage dans l’état de nature ;

[36] définie ainsi par J. Piaget : « absorption du moi dans les choses par indifférenciation du subjectif et de l’objectif. »

[37] Maurice Merleau-Ponty Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945, p. 407. Cf. aussi : Kant :[…] penserions nous beaucoup, et penserions-nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d’autres, qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres.

[38] Platon : Gorgias. Gorgias est l’un des interlocuteurs de Socrate dans ce dialogue.

[39] Aporie : impasse logique, impossibilité de poursuivre le dialogue, généralement à cause de la mauvaise foi d’un des interlocuteurs.

[40] On lira avec intérêt, comme exemple de ce que le langage peut créer comme dépassement de l’imaginaire la nouvelle de J. L. Borges Tlön dans son recueil Fictions.