Recueil de textes philosophiques sur le travail

 

Aristote 

La propriété est une partie de la famille, et l’art d’acquérir une partie de l’économie domestique (car sans les choses de première nécessité, il est impossible de vivre et de bien vivre). Et de même que, dans un art bien défini, l’artisan sera nécessairement en possession des instruments propres à l’accomplissement de l’œuvre qu’il se propose, ainsi en est-il pour celui qui est à la tête d’une famille, et les instruments dont il dispose sont, les uns inanimés et les autres animés (par exemple pour le pilote, la barre est un être inanimé, et le timonier un être animé : car dans les divers métiers, celui qui aide rentre dans le genre instrument). De même également, la chose dont on est propriétaire est un instrument en vue d’assurer la vie, et la propriété dans son ensemble, une multiplicité d’ins­truments; l’esclave lui-même est une sorte de propriété animée, et tout homme au service d’autrui est comme un instrument qui tient lieu d’instruments. (...)

Quoi qu’il en soit, ce qu’on appelle les instruments sont des instruments de production tandis qu’une propriété est un instrument d’action : c’est ainsi que de la navette on obtient quelque chose d’autre que son simple usage, alors que du vêtement ou du lit on ne tire que l’usage. De plus, comme la production diffère spécifiquement de l’action, et que l’une et l’autre ont besoin d’instruments, ces instruments aussi doivent nécessai­rement présenter la même différence. Or la vie est action, et non produc­tion, et par suite aussi l’esclave est un aide à ranger parmi les instruments destinés à l’action. Ajoutons que le terme propriété s’emploie de la même façon que le terme partie: la partie n’est pas seulement partie d’une autre chose, mais encore elle appartient entièrement à une autre chose; et il en est aussi de même pour la propriété. C’est pourquoi, tandis que le maître est seulement maître de l’esclave et n’appartient pas à ce dernier, l’esclave, au contraire, n’est pas seulement esclave d’un maître, mais encore lui appartient entièrement.

Ces considérations montrent clairement quelle est la nature de l’esclave et quelle est sa potentialité  : celui qui, par nature, ne s’appartient pas, à lui-même, tout en étant un homme, mais est la chose d’un autre, celui-là est esclave par nature; et est la chose d’un autre, tout homme qui, malgré sa qualité d’homme, est une propriété, une propriété n’étant rien d’autre qu’un instrument d’action et séparé du propriétaire.

ARISTOTE, Politique, Livre I, chapitre XV, Paris, Vrin, 1962, trad. Tricot, pp. 34-37.

 

 

Thomas More

Les Utopiens divisent l’intervalle d’un jour et d’une nuit en vingt­ quatre heures égales. Six heures sont employées aux travaux matériels, en voici la distribution.

Trois heures de travail avant midi, puis dîner. Après midi, deux heures de repos, trois heures de travail, puis souper.

On me dira peut-être : six heures de travail par jour ne suffisent pas aux besoins de la consommation publique, et l’Utopie doit être un pays très misérable. Il s’en faut bien qu’il en soit ainsi. Au contraire, les six heures de travail produisent abondamment toutes les nécessités et commodités de la vie, et en outre un superflu bien supérieur aux besoins de la consommation.

Vous le comprendrez facilement, si vous réfléchissez au grand nombre de gens oisifs chez les autres nations. D’abord, presque toutes les femmes, qui composent la moitié de la population, et la plupart des hommes, là où les femmes travaillent. Ensuite cette foule immense de prêtres et de religieux fainéants. Ajoutez-y tous ces riches propriétaires qu’on appelle vulgairement nobles et seigneurs ; ajoutez-y encore leurs nuées de valets, autant de fripons en livrée; et ce déluge de mendiants robustes et valides qui cachent leur paresse sous de feintes infirmités. Et, en somme, vous trouverez que le nombre de ceux qui, par leur travail, fournissent aux besoins du genre humain, est bien moindre que vous ne l’imaginiez.

Considérez aussi combien peu de ceux qui travaillent sont employés en choses nécessaires. Car, dans ce siècle d’argent, où l’argent est le dieu et la mesure universelle, une foule d’arts vains et frivoles s’exercent uniquement au service du luxe et du dérègle­ment. Mais si la masse actuelle des travailleurs était répartie dans les diverses professions utiles, de manière à produire même avec abon­dance tout ce qu’exige la consommation, le prix de la main-d’œuvre baisserait à un point que l’ouvrier ne pourrait plus vivre de son salaire.

Supposez donc qu’on fasse travailler utilement ceux qui ne pro­duisent que des objets de luxe et ceux qui ne produisent rien, tout en mangeant chacun le travail et la part de deux bons ouvriers; alors vous concevrez sans peine qu’ils auront plus de temps qu’il n’en faut pour fournir aux nécessités, aux commodités et même aux plai­sirs de la vie, j’entends les plaisirs fondés sur la nature et la vérité.

Thomas MORE, L’Utopie, 1516, trad. Victor Stauvenel revue et corrigée par Marcelle Bottigelli-Tisserand, Ed. Sociales, pp. 125-127.

 

Pascal

Les ruches des abeilles étaient aussi bien mesurées il y a mille ans qu’aujourd’hui, et chacune d’elles forme cet hexagone aussi exac­tement la première fois que la dernière. Il en est de même de tout ce que les animaux produisent par ce mouvement occulte. La nature les instruit à mesure que la nécessité les presse; mais cette science fragile se perd avec les besoins qu’ils en ont comme ils la reçoivent sans étude, ils n’ont pas le bonheur de la conserver, et toutes les fois qu’elle leur est donnée, elle leur est nouvelle, puisque, la nature n’ayant pour objet que de maintenir les animaux dans un ordre de perfection bornée, elle leur inspire cette science nécessaire toujours égale, de peur qu’ils ne tombent dans le dépérissement, et ne permet pas qu’ils y ajoutent, de peur qu’ils ne passent les limites qu’elle leur a prescrites.

Préface au Traité du vide, Édition Brunschvicg, Classiques Hachette, p. 79.

 

Rousseau

Il est inconcevable à quel point l’homme est naturellement paresseux. On dirait qu’il ne vit que pour dormir, végéter, rester immobile; à peine peut-il se résoudre à se donner les mouvements nécessaires pour s’empêcher de mourir de faim. Rien ne maintient tant les sauvages dans l’amour de leur état que cette délicieuse indolence. Les passions qui rendent l’homme inquiet, pré­voyant, actif, ne naissent que dans la société. Ne rien faire est la première et la plus forte passion de l’homme après celle de se conserver. Si l’on y regardait bien, l’on verrait que, même parmi nous, c’est pour parvenir au repos que cha­cun travaille: c’est encore la paresse qui nous rend laborieux.

J.-J. Rousseau, Essai sur l’origine des langues, Éd. Hatier, 1983, p. 69.

 

Kant 

« Il est de la plus grande importance d’apprendre aux enfants à travailler. L’homme est le seul animal qui soit voué au travail. Il lui faut d’abord beaucoup de préparation pour en venir à jouir de ce qui est nécessaire à sa conservation. La question de savoir si le Ciel ne se serait pas montré beaucoup plus bienveillant à notre égard, en nous offrant toutes choses déjà préparées, de telle sorte que nous n’aurions pas besoin de travailler, cette question doit certainement être résolue négativement, car il faut à l’homme des occupations, même de celles qui supposent une certaine contrainte. Il est tout aussi faux de s’imaginer que, si Adam et Eve étaient restés dans le paradis, il n’eussent fait autre chose que demeurer assis ensemble, chanter des chants pastoraux et contempler la beauté de la nature. L’oisiveté eût fait leur tourment tout aussi bien que celui des autres hommes. Il faut que l’homme soit occupé de telle sorte que, tout rempli du but qu’il a devant les yeux, il ne se sente pas lui-même, et le meilleur repos pour lui est celui qui suit le travail. On doit donc accoutumer l’enfant à travailler. Et où le penchant au travail peut-il être mieux cultivé que dans l’école ? L’école est une culture forcée. C’est rendre un très mauvais service à l’enfant que de l’accoutumer à tout regarder comme un jeu. Il faut sans doute qu’il ait ses moments de récréation, mais il faut aussi qu’il ait ses moments de travail. S’il n’aperçoit pas d’abord l’utilité de cette contrainte, il la reconnaîtra plus tard. Ce serait en général donner aux enfants des habitudes de curiosité indiscrète que de vouloir toujours répondre à leurs questions : pourquoi cela? A quoi bon ? L’éducation doit être forcée, mais cela ne veut pas dire qu’elle doive traiter les enfants comme des esclaves. »

KANT, Traité de pédagogie, Hachette, p. 61 (Caen, B, 82)

 

La nature a voulu que l’homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l’agencement mécanique de son existence animale et qu’il ne participe à aucun autre bonheur ou à aucune autre perfection que ceux qu’il s’est créés lui-même, libre de l’instinct, par sa propre raison. La nature, en effet, ne fait rien en vain et n’est pas prodigue dans l’usage des moyens qui lui permettent de parvenir à ses fins. Donner à l’homme la raison et la liberté du vouloir qui se fonde sur cette raison, c’est déjà une indication claire de son dessein en ce qui concerne la dotation de l’homme. L’homme ne doit donc pas être dirigé par l’instinct; ce n’est pas une connaissance innée qui doit assurer son instruction, il doit bien plutôt tirer tout de lui-même. La découverte d’aliments, l’invention des moyens de se couvrir et de pour­voir à sa sécurité et à sa défense (pour cela la nature ne lui a donné ni les cornes du taureau, ni les griffes du lion, ni les crocs du chien, mais seule­ment les mains), tous les divertissements qui peuvent rendre la vie agréable, même son intelligence et sa prudence et aussi bien la bonté de son vouloir, doivent être entièrement son oeuvre. La nature semble même avoir trouvé du plaisir à être la plus économe possible, elle a mesuré la dotation animale des hommes si court et si juste pour les besoins si grands d’une existence commençante, que c’est comme si elle voulait que l’homme dût parvenir par son travail à s’élever de la plus grande rudesse d’autrefois à la plus grande habileté, à la perfection intérieure de son mode de penser et par là (autant qu’il est possible sur terre) au bonheur, et qu’il dût ainsi en avoir tout seul le mérite et n’en être redevable qu’à lui-même; c’est aussi comme si elle tenait plus à ce qu’il parvînt à l’estime raisonnable de soi qu’au bien-être.

Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 1789, Troisième proposition, traduction de J.-M. Muglioni, Ed. Bordas, 1981, pp. 12-13.

 

Hegel

Le maître se rapporte médiatement à la chose par l’intermédiaire de l’esclave1 l’esclave, comme conscience de soi en général, se comporte négativement à l’égard de la chose et la supprime; mais elle est en même temps indépendante pour lui, il ne peut donc par son acte de nier venir à bout de la chose et l’anéantir; l’esclave la transforme donc seulement par son travail. Inversement, par cette médiation, le rapport immédiat devient pour le maître la pure négation de cette même chose ou la jouissance; ce qui n’est pas exécuté par le désir est exécuté par la jouissance du maître; en finir avec la chose: l’assouvissement dans la jouissance. Cela n’est pas exécuté par le désir à cause de l’indépendance de la chose; mais le maître, qui a interposé l’esclave entre la chose et lui, se relie ainsi seulement à la dépendance de la chose, et purement en jouit. Il abandonne le côté de l’indé­pendance de la chose à l’esclave, qui l’élabore.

Hegel, la Phénoménologie de l’Esprit (1807), traduction de J. Hyppolite, Ed. Aubier, 1947, p. 162.

 

Le Maître force l’Esclave à travailler. Et en travaillant, l’Esclave devient maître de la Nature. Or, il n’est devenu l’Esclave du Maître que parce que — au prime abord — il était esclave de la Nature, en se solidarisant avec elle et en se subordonnant à ses lois par l’acceptation de l’instinct de conservation. En devenant par le travail maître de la Nature, l’Esclave se libère donc de sa propre nature, de son propre instinct qui le liait à la Nature et qui faisait de lui l’Esclave du Maître. En libérant l’Esclave de la Nature, le travail le libère donc aussi de lui-même, de sa nature d’Esclave: il le libère du Maître. Dans le Monde naturel, donné, brut, l’Esclave est esclave du Maître. Dans le Monde technique, transformé par son travail, il règne —ou, du moins, règnera un jour — en Maître absolu. Et cette Maîtrise qui naît du travail, de la transformation progressive du Monde donné et de l’homme donné dans ce Monde, sera tout autre chose que la Maîtrise « immédiate » du Maître. L’avenir et l’Histoire appartiennent donc non pas au Maître guerrier, qui ou bien meurt ou bien se maintient indéfiniment dans l’identité avec soi-même, mais à l’Esclave travailleur. Celui-ci, en transformant le Monde donné par son travail, transcende le donné et ce qui est déterminé en lui-même par ce donné; il se dépasse donc, en dépassant aussi le Maître qui est lié au donné qu’il laisse — ne travaillant pas — intact. Si l’angoisse de la mort incarné pour i’Esclave dans la personne du Maître guerrier est la condition sine qua non du progrès historique, c’est uniquement le travail de l’Esclave qui le réalise et le parfait.

A. Kojève, Introduction â la lecture de Hegel, Ed. Gallimard, 1947, p. 29.

 

Marx

On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion et par tout ce que l’on voudra. Eux-mêmes commencent à se distinguer des animaux dès qu’ils commencent  à produire leurs moyens d’existence, pas en avant qui est la conséquence même de leur organi­sation corporelle. En produisant leurs moyens d’existence, les hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle-même.

 

La façon dont les hommes produisent leurs moyens d’existence dépend d’abord de la nature des moyens d’existence déjà donnés. et qu’il leur faut reproduire. Il ne faut pas considérer ce mode de pro­duction de ce seul point de vue, à savoir qu’il est la reproduction de l’existence physique des individus. Il représente plutôt déjà un mode déterminé de l’activité de ces individus, une façon déterminée de manifester leur vie, un mode de vie déterminé. La façon dont les indivi­dus manifestent leur vie reflète très exactement ce qu’ils sont. Ce qu’ils sont coïncide donc avec leur production, aussi bien avec ce qu’ils produisent qu’avec la façon dont ils le produisent.

Karl Marx, Friedrich Engels, L’Idéologie allemande (1845), 1ère partie, trad. Cartelle et Badia, Éd. Sociales, 1965, pp. 18-19.

 

Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l'homme et la nature. L'homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d'une puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement afin de s'assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu'il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature et développe les facultés qui y sommeillent. Nous ne nous arrêterons pas à cet aspect primordial du travail ou il n'a pas encore dépouille son mode purement instinctif Notre point de départ c'est le travail sous une forme qui appartient exclusivement a l'homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue des l’abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a cons­truit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l'imagina­tion du travailleur. Ce n'est pas qu'il opère seulement un changement de formes dans les matières naturelles; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté. Et cette subordina­tion n’est pas momentanée. L’oeuvre exige pendant toute sa durée, outre l'effort des organes qui agissent, une attention soutenue, laquelle ne peut elle-même résulter que d'une tension constante de la volonté. Elle l'exige d'autant plus que, par son objet et son mode d'exécution, le travail entraîne moins le travailleur, qu'il se fait moins sentir à lui comme le libre jeu de ses forces corporelles et intellectuelles, en un mot, qu'il est moins attrayant.

Karl Marx, Le Capital, I867, livre I, 3e section, chapitre 7, Garnier‑Flammarion, pp. I 39‑40.

 

Le domaine de la liberté commence seulement là où cesse le travail qui est déterminé par la nécessité et la finalité extérieure ; d’après sa nature, ce domaine se situe donc au-delà de la sphère de la produc­tion à proprement parler matérielle. Comme le sauvage doit lutter avec la nature pour satisfaire ses besoins, pour continuer et produire sa vie, de même l’homme civilisé y est obligé et il l’est dans toutes les formes de la société et dans toutes les manières possibles de la production. À mesure qu’il se développe, ce domaine de la nécessité de la nature s’élargit, parce que les besoins augmentent; mais en même temps croissent les forces productives qui les satisfont. La liberté dans ce domaine ne peut donc consister qu’en ceci: l’homme socialisé, les producteurs associés règlent rationnellement ce métabolisme (Stoffwechsel) entre eux et la nature, le soumettant à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par lui par une force aveugle; ils l’accomplissent avec la moindre dépense d’énergie pos­sible et sous les conditions qui sont les plus dignes de leur nature humaine et qui y sont les plus adéquates. Néanmoins, cela reste toujours un domaine de la nécessité. C’est au-delà que commence ce développe­ment des forces humaines qui est à lui-même son propre but, qui consti­tue le véritable domaine de la liberté, mais qui ne peut éclore que sur la base de cet empire de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale.

Karl MARX, Le Capital, livre III, Hambourg (1894), édit. F. Engels, 2e partie, chap. 48, Trad. E. Weil, .Critique., Janvier-février 1947.

 

En quoi consiste la dépossession du travail ?

D’abord, dans de fait que le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son être; que, dans son travail, l’ouvrier ne s’affirme pas, mais se nie; qu’il ne s’y sent pas satisfait, mais mal­heureux; qu’il n’y déploie pas une libre énergie physique et intellec­tuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. C’est pourquoi l’ouvrier n’a le sentiment d’être à soi qu’en dehors du travail; dans le travail, il se sent extérieur à soi-même. Il est lui quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il n’est pas lui. Son travail n’est pas volon­taire, mais contraint. Travail forcé, il n’est pas la satisfaction d’un besoin,, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. La nature aliénée du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe pas de contrainte physique ou autre, on fuit le travail comme la peste. Le travail aliéné, le travail dans lequel l’homme se dépossède, est sacrifice de soi, mortification. Enfin, l’ouvrier ressent la nature extérieure du travail par le fait qu’il n’est pas son bien propre, mais celui d’un autre, qu’il ne lui appartient pas, que dans le travail l’ouvrier ne s’appartient pas à lui-même, mais à un autre (...).

On en vient donc à ce résultat que l’homme (l’ouvrier) n’a de sponta­néité que dans ses fonctions animales, le manger, le boire et la pro­création, peut-être encore dans l’habitat, la parure, etc.; et que, dans ses fonctions humaines, il ne sent plus qu’animalité : ce qui est animal devient humain, et ce qui est humain devient animal.

Karl Marx, Ébauche d’une critique de l’économie politique. (Manuscrit de 1844.)

 

Lafargue

Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste. Cette folie traîne à sa suite des misères individuelles et sociales qui, depuis deux siècles, torturent la triste humanité. Cette folie est l’amour du travail, la passion mo­ribonde du travail, poussée jusqu’à l’épuisement des forces vitales de l’individu et de sa progéniture. Au lieu de réagir contre cette aberra­tion mentale, les prêtres, les économistes, les moralistes, ont sacro­sanctifié le travail. Hommes aveugles et bornés, ils ont voulu être plus sages que leur Dieu; hommes faibles et méprisables, ils ont voulu réhabiliter ce que leur Dieu avait maudit. Moi, qui ne professe d’être chrétien, économe et moral, j’en appelle de leur jugement à celui de leur Dieu; des prédications de leur morale religieuse, éco­nomique, libre-penseuse, aux épouvantables conséquences du tra­vail dans la société capitaliste. Douze heures de travail par jour, voilà l’idéal des philanthropes et des moralistes du XIXe siècle. Que nous avons dépassé ce nec plus ultra ! Les ateliers modernes sont devenus des maisons idéales de correction où l’on incarcère les masses ouvrières, où l’on condamne aux travaux forcés pendant 12 et 14 heures, non seulement les hommes, mais les femmes et les enfants! Et dire que les fils des héros de la Terreur se sont laissé dégrader par la religion du tra­vail au point d’accepter après 1848, comme une conquête révolu­tionnaire, la loi qui limitait à douze heures le travail dans les fabriques ; ils proclamaient comme un principe révolutionnaire, le droit au travail. Honte au prolétariat français ! Des esclaves seuls eussent été capables d’une telle bassesse. Il faudrait 20 ans de civili­sation capitaliste à un Grec des temps héroïques pour concevoir un tel avilissement.

[...] Il faut mater la passion extravagante des ouvriers pour le tra­vail et les obliger à consommer les marchandises qu’ils produisent.

Parce que la classe ouvrière, avec sa bonne foi simpliste, s’est laissé endoctriner, parce que, avec son impétuosité native, elle s’est précipitée en aveugle dans le travail et l’abstinence, la classe capita­liste s’est trouvée condamnée à la paresse et à la jouissance forcée, l’improductivité et à la surconsommation. Mais, si le surtravail de l’ouvrier meurtrit sa chair et tenaille ses nerfs, il est aussi fécond en douleurs pour le bourgeois.

L’abstinence à laquelle se condamne la classe productive oblige les bourgeois à se consacrer à la surconsommation des produits qu’elle manufacture désordonnément.

Les femmes du monde vivent une vie de martyr. Pour essayer et faire valoir les toilettes féeriques que les couturières se tuent à bâtir, du soir au matin elles font la navette d’une robe dans une autre; pendant des heures, elles livrent leur tête creuse aux artistes capil­laires qui, à tout prix, veulent assouvir leur passion pour l’échafau­dage des faux chignons. Sanglées dans leurs corsets, à l’étroit dans leurs bottines, décolletées à faire rougir un sapeur, elles tournoient des nuits entières dans leurs bals de charité afin de ramasser quelques sous pour le pauvre monde. Saintes âmes! Pour remplir sa double fonction sociale de non-producteur et de sur consommateur, le bourgeois dut non seulement violenter ses goûts modestes, perdre ses habitudes laborieuses d’il y a deux siècles et se livrer au luxe effréné, aux indigestions truffées et aux débauches syphilitiques, mais encore soustraire au travail productif une masse énorme d’hommes afin de se procurer des aides.

Mais tout est impuissant [...] la productivité des ouvriers euro­péens défie toute consommation, tout gaspillage. Les fabricants, affolés, ne savent plus où donner de la tête, ils ne peuvent plus trou­ver la matière première pour satisfaire la passion désordonnée, dépravée, de leurs ouvriers pour le travail.

[...] Tous nos produits sont adultérés pour en faciliter l’écoule­ment et en abréger l’existence. Notre époque sera appelée l’âge de la falsification, comme les premières époques de l’humanité ont reçu les noms d’âge de pierre, d’âge de bronze, du caractère de leur production. Des ignorants accusent de fraude nos pieux industriels, tandis qu’en réalité la pensée qui les anime est de fournir du travail aux ouvriers, qui ne peuvent se résigner à vivre les bras croisés. Ces falsifications, qui ont pour unique mobile un sentiment humanitaire, mais qui rapportent de superbes profits aux fabricants qui les pratiquent, si elles sont désastreuses pour la qualité des marchandises, si elles sont une source intarissable de gaspillage du travail humain, prouvent la philanthropique ingéniosité des bourgeois et l’horrible perversion des ouvriers qui, pour assouvir leur vice de travail, obli­gent les industriels à étouffer les cris de leur conscience et à violer même les lois de l’honnêteté commerciale.

Et cependant, en dépit de la surproduction de marchandises, en dépit des falsifications industrielles, les ouvriers encombrent le marché innombrablement, implorant: du travail ! du travail!

Paul LAFARGUE, Le droit à la paresse (1880), Maspéro, 1972. pp. 121-125, 141.

 


Nietzsche

Dans la glorification du «travail», dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail», je vois la même arrière-pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous: à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, on sent aujourd’hui, à la vue du travail -on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir-, qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissam­ment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indé­pendance. Car il consume une extraordinaire quantité de force ner­veuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l’amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société où l’on travaille dur en permanence aura davantage de sécurité: et l’on adore aujourd’hui la sécurité comme la divinité suprême. — Et puis ! épouvante ! Le travailleur, justement, est devenu dangereux ! Le monde fourmille d’individus dangereux»! Et derrière eux, le danger des dangers — l’individu !

NIETZSCHE, Aurore, Pensées sur les préjugés moraux. (1881), trad. j. Hervier, Gallimard, 1970, Liv. III, S 173.

 

Dans les pays de la civilisation, presque tous les hommes se ressemblent maintenant en ceci qu’ils cherchent du travail à cause du salaire ; pour eux, tout le travail est un moyen et non le but lui-même ; c’est pourquoi ils mettent peu de finesse au choix du travail, pourvu qu’il procure un gain abondant.

Or il est des natures plus rares qui aiment mieux périr que travailler sans joie : ces hommes sont minutieux et difficiles à satisfaire, ils ne se contentent pas d’un gain abondant, lorsque le travail n’est pas lui-même le gain de tous les gains.

De cette espèce d’hommes rares font partie les artistes et les contemplatifs de toute espèce, mais aussi ces oisifs qui passent leur vie à la chasse ou bien aux intrigues d’amour et aux aventures. Tous ceux-là cherchent le travail et la peine lorsqu’ils sont mêlés de plaisir, et le travail le plus difficile et le plus dur, si cela est nécessaire. Mais autrement, ils sont d’une paresse décidée, quand même cette paresse devrait entraîner l’appau­vrissement, le déshonneur, les dangers pour la santé et pour la vie.

Ils ne craignent pas autant l’ennui que le travail sans plaisir il leur faut même beaucoup d’ennui pour que leur travail puisse leur réussir. Pour le penseur et pour l’esprit inventif, l’ennui est ce «calme plat » de l’âme qui précède la course heureuse et les vents joyeux ; il leur faut le supporter, en attendre l’effet à part eux : c’est cela précisément que les natures moindres n’arrivent absolument pas à obtenir d’elles-mêmes ! Chasser l’ennui de n’importe quelle façon, cela est vulgaire, tout comme le travail sans plaisir est vulgaire.

Nietzsche, Le gai savoir, p. 85, Mercure de France

 

Friedman

Dans les sociétés occidentales, qui nous intéressent spécialement ici, la division du travail s’accentue avec l’artisanat et l’industrie développés par les civilisations archaïques de la Méditerranée, dont Mycènes est la plus illustre, et témoigne, dans la période classique d’Athènes et de Rome, d’une extraordinaire variété, d’une complexité déjà singulièrement proche de celle de notre temps. A peine entamée par la désagrégation de l’Empire romain, elle est définitivement consacrée au Moyen Age, par la réglementation des jurandes et des corporations qui, sous des formes variées et avec des résistances inégales (selon les contrées et les périodes) aux nouveaux courants techniques et économiques, subsiste, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, et parfois au-delà, dans divers pays d’Europe grâce à la séparation des métiers unitaires de l’artisanat protégé, obliga­toire, elle implique la négation de la concurrence et se trouve, en somme, inscrite dans la structure même de la société; mais elle se fonde aussi sur la définition rigide du métier global, essentiellement manuel et poly­valent, réfractaire à l’introduction des machines et à la simplification des tâches. (...) En s’obstinant à freiner les nouvelles formes de division du travail, en amalgamant des métiers qualifiés alors que l’accroissement de la demande et la composition des produits exigeaient des procédés spécialisés, simples et rapides, le système corporatif s’enfonçait dans la routine et signait son arrêt de mort.

Depuis le début du machinisme à vapeur qui ouvre l’ère des révo­lutions industrielles, la division du travail est entrée dans une nouvelle phase et a pris un nouvel élan. Jusqu’à cette charnière, malgré l’apparition, en nombre relativement limité, de grandes manufactures vouées à des tâches parcellaires dont Adam Smith a fait un tableau célèbre (e), l’arti­san ou le compagnon, mettant son habileté, son expérience, sa connais­sance du matériau dans un objet qu’il commençait et achevait à l’aide de ses outils, demeurait le travailleur-type dans le monde occidental. A partir de là, stimulée par la mécanisation, la division des tâches se poursuit à un rythme accéléré. Les machines se spécialisent, comme on le voit, par exemple, avec le succès de la spinning-jenny d’Heargreaves, de la water-/rame d’Arkwright, de la mule-jenny de Crompton, de la machine à peigner de Cartwright (f). Des opérations, naguère groupées entre les mains d’un seul tisserand professionnel, commencent à se disjoindre. Nous assistons là aux débuts d’un phénomène d’éparpillement, continu, multiforme, universel, favorisé, au cours du XIXe siècle, par la spécialisation des machines et la croyance solide, on pourrait dire quasi mystique, qui gagne le monde des ingénieurs et s’y épanouira à partir. de 1880, à travers le taylorisme: à savoir que toute rationalisation « scienti­fique» du travail s’accompagne d’un éclatement des tâches, augmentant le rendement des travailleurs « spécialisés », le volume de la production et par ailleurs abaissant le prix de revient d’objets fabriqués en assez grande série.

G.        FRIEDMANN, Le travail en miettes, Paris, Gallimard, 1964, pp. 25-27.

Sartre

En fait l’élément libérateur de l’opprimé, c’est le travail. En ce sens c’est le travail qui est d’abord révolutionnaire. Certes il est com­mandé et prend d’abord figure d’asservissement du travailleur: il n’est pas vraisemblable que celui-ci, si on le lui eût imposé, eût choisi de faire ce travail dans ces conditions et dans ce laps de temps pour ce salaire. Plus rigoureux que le maître antique, le patron va jusqu’à déterminer à l’avance les gestes et les conduites du tra­vailleur. Il décompose l’acte de l’ouvrier en éléments, lui en ôte cer­tains pour les faire exécuter par d’autres ouvriers, réduit l’activité consciente et synthétique du travailleur à n’être plus qu’une somme de gestes indéfiniment répétés. Ainsi tend-il à ravaler le travailleur à l’état de pure et simple chose en assimilant ses conduites à des pro­priétés. Madame de Staël en cite, dans la relation du voyage qu’elle fit en Russie au début du XIXe siècle, un exemple frappant: «Sur vingt musiciens (d’un orchestre de serfs russes) chacun fait entendre une seule et même note, toutes les fois qu’elle revient. Ainsi chacun de ces hommes porte le nom de la note qu’il est chargé d’exécuter. On dit en les voyant passer: voilà le sol, le mi ou le ré de M. Narish­kine. » Voilà l’individu limité à une propriété constante qui le définit comme le poids atomique ou la température de fusion. Le taylo­risme moderne ne fait pas autre chose. L’ouvrier devient l’homme d’une seule opération qu’il répète cent fois par jour; il n’est plus qu’un objet et il serait enfantin ou odieux de raconter à une piqueuse de bottines ou à l’ouvrière qui pose les aiguilles sur le cadran de vitesse des automobiles Ford qu’elles conservent, au sein de l’action où elles sont engagées, la liberté intérieure de penser. Mais dans le même temps, le travail offre une amorce de libération concrète, même dans ces cas extrêmes, parce qu’il est d’abord néga­tion de l’ordre contingent et capricieux qui est l’ordre du maître. Au travail, l’opprimé n’a plus le souci de plaire au maître, il échappe au monde de la danse, de la politesse, de la cérémonie, de la psycholo­gie; il n’a pas à deviner ce qui se passe derrière les yeux du chef, il n’est plus à la merci d’une humeur: son travail, certes, lui est imposé à l’origine et on lui en vole finalement le produit. Mais entre ces deux limites, il lui confère la maîtrise sur les choses; le travailleur se saisit comme possibilité de faire varier à l’infini la forme d’un objet matériel en agissant sur lui selon certaines règles universelles. En d’autres termes, c’est le déterminisme de la matière qui lui offre la première image de sa liberté.

Jean-Paul SARTRE Matérialisme et révolution, in Situations III, 1949, Gallimard, pp. 197-99.

G. Bataille

Je pose en principe un fait peu contestable que l’homme est l’animal qui n’accepte pas simplement le donné naturel, qui le nie. Il change ainsi le monde extérieur naturel, il en tire des outils et des objets fabriqués qui composent un monde nouveau, le monde humain. L’homme parallèlement se nie lui-même, il s’éduque, il refuse par exemple de donner à la satisfaction de ses besoins animaux ce cours libre, auquel l’animal n’apportait pas de réserve. Il est nécessaire encore d’accorder que les deux négations, que, d’une part, l’homme fait du monde donné et, d’autre part, de sa propre animalité, sont liées. Il ne nous appartient pas de donner une priorité à l’une ou à“autre, de chercher si l’éducation (qui apparaît sous la forme des’ interdits religieux) est la conséquence du travail, ou le travail la conséquence d’une mutation morale. Mais en tant qu’il y a homme, il y a d’une part travail et de l’autre négation par interdits de l’anima­lité de l’homme.

Georges Bataille, L’Érotisnme, Éd. de Minuit, 1957, pp. 238-239.

 

P.M. Schulh

Tandis que l’artisan d’autrefois, maître du rythme de son labeur, était amené à prolonger sa journée en d’interminables veillées, la machine, en permettant de réduire la durée du travail, revient à sa destination normale; elle nous procure à tous aujourd’hui, en échange de ce que son service a de monotone, ce qui, dans l’Antiquité, était le privilège des seuls hommes libres : les loisirs (...).

La machine nous les rend nécessaires, elle nous aide à les remplir; en même temps, elle les menace, et du dedans, et du dehors. Elle nous les rend nécessaires par le rythme saccadé qu’elle impose à notre existence, non seulement au travail, mais hors du travail; sans cesse bousculés, pressés, secoués, préoccupés, alertés par des nouvelles sensationnelles que nous n’avons ni le temps, ni la possibilité de contrôler, nous n’avons plus le recul nécessaire pour réfléchir, pour réagir, pour classer nos idées, pour reprendre conscience de nos préférences et de nos goûts.

La machine menace, en nous offrant des distractions vulgaires, ces loisirs qu’elle nous donne, et qui doivent nous permettre, en développant en nous une activité compensatrice qui fasse jouer le corps, la main, l’esprit, le goût, de rendre notre personnalité plus riche et mieux équilibrée. Les inventions modernes nous offrent à cet égard d’inépuisables ressources; mais le danger est toujours que nous nous en servions mal, que nous nous laissions aller, par exemple, à la frénésie .du record pour le record dans le domaine du sport, ou que nous nous contentions de laisser ruisseler sur nous une succes­sion de Sons et d’images, comme un écran où défilent des ombres, et der­rière lequel il ne se passe rien. Ce qui est important, dans ce que nous apportent les instruments que nous utilisons, c’est l’effort d’attention, d’intelligence, de critique qu’ils exigent de nous, c’est ce que nous assimi­lons, que nous retenons, que nous intégrons à notre personnalité. Elles ne sont bienfaisantes que dans la mesure où. elles nous permettent de mieux développer en nous les qualités qui nous aideraient, le cas échéant, à nous passer d’elles. En face de la complexité de l’attirail qui nous apporte un confort tant vanté, nous en reviendrons peut-être, séduits par un idéal de simplicité et de dépouillement, à apprécier avant tout chez l’homme l’art de se suffire à soi-même par ses seuls moyens...

Le loisir ainsi compris ne s’oppose pas au travail, il le complète; ainsi se trouverait réalisée la synthèse de l’idéal moderne de l’activité créatrice, et de l’idéal antique de la sérénité harmonieuse.

P.M. Schuhl, Machinisme et Philosophie (1938), P.U.F., 1969, pp. 147-148.

 

J. M. Domenach

Le loisir tire sa force et ses caractères de masse de l’aliénation du travailleur dans son travail : c’est la militarisation et l’accélération du travail qui ont développé cette fureur de quitter le travail et de jouir loin de lui. On ne peut pas séparer le loisir de cette réalité qu’il croit nier; sociologues et syndicalistes sont d’accord sur cette dépendance et constatent que la qualité même du loisir se ressent de la nature du travail à métier abrutissant, loisir avilissant, pas toujours, mais souvent. Ainsi ce droit au loisir tend à devenir une obligation, et presque un conformisme; cette détente, une fébrilité; cette liberté, une nouvelle servitude. On dirait qu’une loi de double frénésie com­mande à la fois le travail et le loisir, les poussant à l’extrême, dos à dos, et les réunissant dans une épuisante compensation. Il faut travail-1er toujours plus vite et se distraire toujours davantage. Et pour se distraire toujours davantage, il faut travailler plus longtemps et plus intensément. Le développement et le raffinement croissant des loisirs exigent toujours plus d’objets, de voyages, de dépenses. D’où, très souvent, les heures supplémentaires que consent l’ouvrier afin de gagner l’argent nécessaire à ses vacances, qui vont polariser son année (...).

Le loisir dépend étroitement du travail, mais il est vrai aussi qu’il contient des éléments irréductibles au travail; il est vrai aussi qu’il dépasse le travail et qu’il offre à l’homme des possibilités que celui-ci ne retrouvera nulle part ailleurs (...).

Ce que bien peu arriveront à réaliser dans leur travail, ils pourront tenter de l’incarner dans leurs loisirs d’être tout simplement des hommes, et aussi complètement que possible. Je suis frappé de ce que le loisir donne aux contemporains la possibilité de récapituler toutes les figures de l’homme, d’être successivement à son gré ce sauvage de la préhistoire qui va chasser, pêcher, et qui se nourrit de gibier grillé sur une pierre, d’être aussi cet homme de la Renaissance qui accu­mule les in-folio et vit parmi les beaux livres, d’être aussi cet homme de l’Antiquité qui court sur le stade : toutes les figures historiques de l’homme nous pouvons les reprendre comme des déguisements, pour nous remettre dans la peau des civilisations disparues, grâce aux loisirs, et ainsi, dans notre vie, nous est offerte la chance inestimable de les rejouer — ce qui ne veut pas dire de les revivre vraiment. L’homme des loisirs est caractérisé par cette recherche éperdue de l’authentique (...).

Le travail dont rêvaient les socialistes était un travail librement choisi, un travail aimé, et, à la limite, dans l’utopie où ils se rejoignaient tous, le travail et le loisir ne font qu’un : si l’on travaille, c’est parce qu’on en a le loisir, c’est parce que le travail nous plaît, voilà quelle est la condition de la cité d’utopie~ Il n’y aura plus d’opposition entre l’aliénation au travail et la jouissance dans le loisir; c’est le travail lui-même qui deviendra l’accomplissement de l’homme, le travail libre­ment choisi et le travail dont on peut changer, le travail qui corres­pond à nos dispositions, à nos instincts. Cette réconciliation du travail et du non-travail, tous les socialistes du XIXe siècle l’ont eue en vue. Ils avaient raison de mettre, au-delà de cette coupure du loisir et du travail, l’idée d’un travail libéré et librement choisi, car finalement le travail sera toujours plus important pour l’homme que le loisir, on sera toujours davantage l’homme de son travail que l’homme de son loisir.

J.-M. Domenach, « Travail et loisir », in Travail et condition humaine,Fayard, 1962.

 

LES PRODUITS PERD-TEMPS ET LES PRODUITS GAGNE-TEMPS

Texte cité dans le séminaire de Michel Fustier « Pratique de la créativité » Editions ESF 1978, p. 47

La vie économique sur la planète chadoïl était organisée selon des principes extrêmement simples: certaines usines avaient reçu la mission de fabriquer des produits qui permettaient aux citoyens d’économiser du temps, et les autres usines avaient reçu pour mission de fabriquer des produits grâce auxquels ces mêmes citoyens pourraient dépenser le temps qu’ils avaient économisé.

 

C’était un système très ingénieux, dont les principes de base étaient dus au Professeur Chadoïlo. Dans la première catégorie de produits, on trouvait, par exemple, des balais mécaniques qui permettaient à la ménagère de gagner 7 à 8 minutes sur le nettoyage d’un appartement moyen; dans la seconde catégorie se trouvait, par exemple, un ouvre-boîte perfectionné dont le maniement amenait largement à perdre les minutes économisées avec le balai mécanique; ou encore, si l’on ne mangeait pas de conserves, un balai d’entraînement grâce auquel on pouvait faire, sous forme de gymnastique, l’exercice que l’on n’avait pas eu l’occasion de faire en balayant...

 

Mais ce système très ingénieux devait être géré avec beaucoup de rigueur. Il arrivait en effet parfois que les usines gagne-temps travail­lent avec trop d’enthousiasme : et l’on voyait alors les Chadoïls traîner, les bras ballants, dans les rues, ne sachant comment perdre le temps qu’ils avaient gagné... Ou, au contraire, c’étaient les usines perd-temps qui prenaient de l’avance: et les Chadoïls ne savaient pas alors comment gagner le temps qu’ils avaient à perdre.

 

Avec les progrès de la productivité, ce problème du temps était devenu crucial. Les produits gagne-temps avaient beau faire tous leurs efforts, ils n’arrivaient jamais à procurer aux consommateurs tout le temps qui aurait été nécessaire pour qu’ils utilisent tous les produits perd-temps qui s’offraient à eux. La crise était d’ailleurs rendue plus aigu~ par un certain nombre de mauvais citoyens qui s’étaient mis à considérer que le temps économisé par les produits gagne-temps n’était pas forcément à utiliser pour consommer les produits perd-temps, et qu’il fallait profiter des avantages offerts par la civilisation industrielle pour s’étendre et dormir sur le gazon, ou pour regarder le soleil se coucher, ou pour se raconter des histoires du temps où il n’y avait ni temps gagné, ni temps perdu, ou pour se livrer à des occupations plus intimes mais aussi a-économiques.

 

Aussi le gouvernement fut-il obligé, toujours sous l’impulsion du Professeur Chadoïlo, de prendre des mesures pour qu’aucun temps ne soit ainsi gaspillé, et une grande campagne de persuasion fut entreprise auprès de tous les citoyens. Ce fut d’ailleurs l’occasion d’une nouvelle simplification géniale. Auparavant, il y avait dix commandements de Dieu et douze de l’Eglise: ce qui était tout de même un peu beaucoup, et il arrivait que certains citoyens en oublient quelques-uns. Désormais, il n’y en eut plus qu’un seul:

« Tout temps gagné consommeras

« Et le dimanche pareillement. »

Cette simplification théologique fut à l’origine d’un véritable miracle économique.. -