Philo'n netL’homme et le monde

La question de l’homme, l’homme comme question.

 

Nietzsche relevait, dans la formule « l’homme et le monde » une incongruité telle qu’elle le faisait éclater de rire[1]. Quelle prétention, ce minuscule « et » unissant deux réalités parfaitement incommensurables ! Quoi ? comment penser dans une même phrase l’infinité et la puissance du monde et la minuscule créature humaine qui, seule sur son ridicule rocher s’arroge le droit d’interpeller l’univers dans un « y’a quelqu’un ? » pathétique ?

C’est également dans ces termes que le philosophe Pascal, au moment où la science naissante rappelait à l’homme sa petitesse, formulait une angoisse nouvelle :

Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie[2]

Par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point,

par la pensée, je le comprends. [3]

La première citation exprime le désarroi de l’homme moderne face à ce que sa science vient de découvrir : le monde n’est pas clos et ordonné, comme on le pensait depuis l’antiquité, mais au contraire sans limites et vide... La seconde  illustre par un jeu de mots (« comprendre ») la position paradoxale de l’homme face au monde : écrasé par sa toute puissance et engendré par lui d’une part, capable de le penser, et au-delà de le transformer, d’autre part.

C’est dire que la relation de l’homme au monde est à construire, que, contrairement à l’animal, l’homme ne vient pas au monde avec un mode d’emploi, un instinct qui lui permette de se situer et d’y survivre. Cela signifie aussi que cette relation est problématique, et que les diverses sociétés ont répondu et géré diversement cette insertion de l’homme dans le monde. Cela signifie, enfin, que c’est l’homme lui-même qui est et reste une question, comme nous nous proposons de le montrer ci-après.

 

1 - L’homme, « animal politique »

Le monde de l’homme est le monde de la culture ;

et celle-ci s’oppose à la nature avec la même rigueur

quel que soit le niveau des civilisations considérées[4]

Certes, les hommes ont universellement les même besoins, et ceux-ci leur viennent de la nature ; ce sont des nécessités, communes à l’homme comme à l’animal en ce sens qu’elles sont incontournables. Mais dans le même temps, nous sommes amenés à constater que la manière dont les hommes répondent à ces besoins n’est pas universelle ; chaque société, chaque civilisation va répondre de manière différente à la satisfaction de ces besoins. Le mot d’ordre est le même pour toutes les sociétés : le naturel doit laisser place au culturel, et il n’existe pas de manière spécifique d’être humain.[5]

 


1.1 - Nature et culture

 

Par quels concepts peut-on cerner cette opposition entre nature et culture ?

 

 

NATURE

 

 

CULTURE

 

Zone de Texte: #

Universel spécifique

 

Nécessité

 

Transmis génétiquement

 

 

Particulier ethnique

 

Arbitraire et conventionnel

 

Transmis par apprentissage.

 

 

Universel  spécifique # particulier ethnique :

Le fait naturel est toujours universel et spécifique. Cela veut dire qu’il est partagé par tous les spécimens d’une même espèce.  Tous les animaux d’une même espèce se comportent de la même manière, leur comportement est totalement prévisible, on dira « déterminé » par une même structure instinctuelle. Le fait culturel n’est pas le même pour la totalité de l’espèce humaine. Au contraire il est toujours propre à un peuple particulier, à un moment de son histoire. Cette particularité joue un rôle dans la création de l’identité culturelle : comment des individus se reconnaissent comme membres d’une même ethnie ?, comment des générations nouvelles construisent leur identité par rapport à leurs aînés ?, etc.

Nécessaire # arbitraire et conventionnel

Les faits de nature sont nécessaires, c’est à dire qu’ils ne peuvent pas ne pas être. Parmi ces faits on peut citer les lois de la physique (loi de la pesanteur par ex.), ou des réalités inéluctables (la mort par exemple). En revanche, les faits de culture sont arbitraires, ce qu’ils signifie qu’ils pourraient être autres, et qu’ils correspondent à un choix. (Exemple appeler un chien un chien plutôt que « dog » ou « hund » ou « pero » ; cependant cet arbitraire n’est pas totalement indéterminé -il ne dépend pas de chacun de décider que tel mot aura tel sens-) ; les faits culturels sont arbitraires et conventionnels ce qui signifie que le lien qui unit tel mot à tel sens (tel signifiant à tel signifié) repose sur une convention tacite entre les individus parlant la même langue.

Transmis génétiquement # transmis par apprentissage

Le troisième couple d’opposition nature/culture concerne le mode d’acquisition. Génétique, et donc interne dans le cas des faits naturels, par apprentissage social, et donc externe dans le cas de la culture.  Ce mode de transmission par apprentissage est la source même de l’évolution des cultures. Tout l’héritage humain n’est pas transmis ; une part, obsolète, est oubliée, une autre est transformée, une autre enfin est innovée.

 

1.2 - Instinct et culture

L’instinct c’est la structure de comportement[6] qui définit les réponses apportées au sein d’une espèce donnée,  à des stimulations externes ou internes, ou signaux. (Exemple signal : changement de saison ê migration des oies sauvages) Cette structure est universelle au sein de l’espèce qu’elle définit tout autant que la morphologie de l’animal. Tous les rapports des spécimens entre eux sont gérés par cette structure instinctuelle. (Exemple : la dominance au sein d’une meute de loups) On remarquera que les êtres humains sont dépourvus d’une telle structure de comportement et que, bien qu’ils éprouvent comme l’animal des pulsions instinctuelles, ils ne sont pas pour autant capables de les satisfaire de manière innée. Ils devront l’apprendre d’autres êtres humains.

La culture, au sens que lui donnent les ethnologues contemporains c’est «  l’ensemble des coutumes, des croyances, des institutions telles que l’art, l’art, le droit la religion, les techniques de la vie matérielle, en un mot toutes les habitudes ou aptitudes apprises par l’homme en tant que membre d’une société[7] » On pourrait dire plus simplement que la culture c’est tout ce que l’homme rajoute à la nature. Elle est donc universelle au genre humain, même si elle diffère d’un groupe à un autre.

 

Le problème est alors de savoir si la culture est ce qui tient lieu d’instinct à l’homme. Si c’était le cas, nous devrions tous nous comporter de manière identique, et nos comportements devraient être strictement dictés par les règles sociales. Nous constatons qu’il n’en est rien : les comportements culturels sont sujets à des modulations, de refus de se plier à la règle commune, etc... En d’autres termes, si la culture nie ce qu’il y a de naturel en nous, les individus que nous sommes font subir le même sort à leur culture. Nous dirons donc que l’insertion de l’homme (individuel) dans le monde se fait au prix d’une double négation. D’une part négation de la nature par sa culture, d’autre part négation de sa propre culture par lui-même.

Ce point est important car il permet de distinguer le troupeau animal de la société humaine :

Les spécimens (animaux) sont soumis par nécessité à l’instinct, et l’ensemble de leurs relations est régi par cette structure instinctuelle.

Les individus humains sont primitivement (enfance) soumis à des règles sociales dont ils héritent, mais par la suite les échanges et les relations entres les membres de la société transforment cette règle (fig. ci dessous). Le rapport des individus à la règle culturelle ou sociale est donc double : ils en héritent et ils contribuent à la transformer.

 

 

Troupeau

Instinct

Loi spécifique

 

 

 

 

 


Spécimen1 Spé.2 Spé.3 Spé.4 Spé.6

 

 

Société

Culture

Règle ou loi sociale

 

 

 

 

 

Individu1  Indiv.2  Indiv.3  Indiv.4  Indiv.5

 

 

 

 

 

Cette double négation implique que les modalités de l’insertion de l’homme dans le monde ne peuvent être pensées selon un modèle unique. Disons que chaque culture va apporter à un ensemble de problèmes une réponse particulière, ce qui d’une part marque le refus de la nature et d’autre par lui confère une identité originale  par rapport aux autres peuples.

 

1.3 Nature et mythe de la nature

D’autre part la nature est elle même conçue par l’homme à travers un imaginaire : on pourrait même dire que la nature n’est qu’une représentation, non une réalité de fait. Ainsi les éthologues[8] ont déterminé que ce qui nous semble un milieu universel, la nature, n’était en fait qu’un réseau d’écosystèmes entrecroisés les uns les autres. Il n’y a que l’homme pour penser la nature comme milieu universel, probablement parce qu’il n’a pas de milieu propre (qu’il est comme le dit G. Canguilhem[9], un « errant »)

 

Les représentations de la nature par l’homme sont dès lors mythiques : s’y mêlent des fantasmes et des productions imaginaires que les hommes plaquent sur la réalité naturelle. Ainsi, dans notre civilisation, la nature sera pensée comme un monde de pureté, de liberté, de paix, de santé, de beauté etc., autant de critères qualitatifs absents du modèle originel, mais qui atteste plus sûrement du rejet ou du mal d’être vis à vis de notre société, qui, elle, est pensée dans le même temps comme un monde impur, aliénant, de guerre, pollué, et où la laideur règne en maîtresse…

 

L’idée de nature est d’ailleurs utilisée par nous en lieu et place du concept de culture : c’est l’alibi universel pour tout ce que nous ne pouvons (ou voulons) pas justifier dans notre culture.[10] C’est aussi un moyen sûr d’aliénation qui fait prendre pour nécessités naturelles (et donc qui vont de soi) des produits de l’histoire (et qui pourraient donc être autres).

Ainsi, la nature n’est pas une référence universelle qui nous permettrait d’y penser l’homme à une place unique et identique pour tous les peuples. Chaque civilisation va décrire de manière particulière cette insertion de l’homme dans le monde.

 

2 – Nature, Nature humaine et condition humaine

Le philosophe M. Merleau-Ponty disait :

Tout est naturel dans l’homme, et tout est culturel

Cette dualité le place au centre d’un déchirement : il tient à la fois de l’animal par sa naissance, son corps, sa sensibilité, alors qu’il se reconnaît comme différent d’eux, puisqu’il n’a de cesse de contraindre cette animalité et d’humaniser la nature par la pensée.


2.1 Y a-t-il continuité ou discontinuité entre nature et culture ?

Sur le plan historique, c’est sans doute un problème sans réponse dans la mesure où nous en sommes réduits à des hypothèses sur la manière dont s’est opéré ce passage. Tout au plus, Rousseau, au début de la seconde partie du Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes tente-t-il de décrire ce passage (isolement de groupes d’anthropoïdes sur des îles, nécessités d’une action commune pour la chasse etc…) ; mais cet auteur insiste surtout sur les éléments qui définissent théoriquement ce qu’est l’humanité : langage, volonté, affirmation d’un moi, propriété, sociabilité

Le premier qui, ayant enclos un terrain s’avisa de dire

« Ceci est à moi »

et trouva des gens assez simples pour le croire

fut le véritable fondateur de la société civile

En écho Lévi-Strauss lui répond : C’est le langage qui constitue le signe le plus évident du passage de la nature à la culture, puisqu’il est uniquement appris, qu’il est l’instrument de la transmission des autres données de la culture, puisque enfin il est le modèle (le paradigme) ou encore la structure-mère de tous les autres systèmes culturels (manières de table, règles de politesse, mythes etc..)[11].

Quoi qu’il en soit de ces origines historique, force est de constater :

-         que si l’ensemble de la culture (hormis le langage) vise initialement à satisfaire des besoins naturels (se nourrir, se protéger contre le froid, se reproduire etc…) les modalités, (rites, techniques, croyances etc.) qui  réalisent ou expriment ces besoins sont toujours des modulations non naturelles, arbitraires et conventionnelles de ces besoins.

-         Que par sa culture et en particulier son langage, l’homme s’éloigne radicalement de son animalité, par une différence de degré telle qu’on peut légitimement penser qu’il s’agit d’un changement de nature, et non d’un simple degré supérieur de complexité.[12]

 

2.2 le problème de la nature humaine

Nous prendrons à présent le terme de nature dans une nouvelle acception. Ici « nature » sera synonyme « d’essence » c’est à dire de l’ensemble des caractéristiques qui définissent au plus haut point ce qu’est un être.[13]

L’homme peut-il, à la fois en tant qu’espèce et en tant qu’individu être ramené à une essence, c’est à dire à un noyau de déterminations, telles qu’elles définiraient l’humain aussi bien que l’on peut définir la nature du chien ou du cheval ? A cette tentative se heurtent deux difficultés majeures :

-         Nous constatons que l’humanité accueille des avatars aussi contradictoires de l’homme que celui qui donne sa vie par amour ou celui qui prend plaisir à martyriser ou à tuer son prochain. 

-         Que nul ne peut dire ce qu’un enfant qui vient de naître sera. Il porte en lui toutes les potentialités de l’homme, il peut être Mozart, Einstein aussi bien que Gilles de Rais ou Landru.

L’homme est le seul être pour dont on peut décliner le concept en son inverse :

 

Homme

 

 


Humain                                Inhumain

 

Cette contradiction ne se retrouve pas dans l’animalité. Il n’y aurait par exemple pas de sens à dire d’un chien qu’il est « incanin » ou d’un cheval qu’il est « inéquide » et non pas parce que les mots n’existent pas, mais parce que la réalité désignée n’existe pas dans la nature ; un animal qui ne suit pas la loi spécifique est un animal mort.

Or, la distinction humain / inhumain ne renvoie ni à l’infra humain (les bêtes), ni au surhumain (Dieu). Ce serait faire insulte aux premiers que de leur attribuer des comportements tels que le génocide ou la guerre ; la solution de reporter l’inhumanité de l’homme sur les Dieux ne ressemble qu’à une ruse grossière, un alibi pour reporter sur le sacré une violence toute humaine (c’est peut-être la le sens de certaines tragédies grecques, telle Médée dont le personnage monstrueux –mère infanticide- est réputé ne pas appartenir au monde des hommes mais à celui des titans)

Nous ne pouvons pas plus exclure l’inhumain du monde de l’homme en le prétendant monstrueux. La solution serait certes rassurante pour nous, mais trop facile : en excluant l’inhumanité de l’homme, en la réputant monstrueuse nous évitons de penser qu’elle peut être aussi en nous.[14]

Même si cela nous gêne, nous devons bien avouer que cette double tentation de l’humain et de l’inhumain nous traverse, et que celui que nous nommons le monstre est aussi notre frère. Certes, nous pouvons trouver pratique de disposer de la figure du monstre qui nous permet, par contraste, de nous satisfaire à bon compte en nous attribuant la bonté, sans que nous ayons à en faire la preuve ! Mais tout choix moral, pour peu  qu’il ne soit pas simple habitude passive, risque de nous faire rencontrer la tentation de l’humain et celle de l’inhumain.

 

Si l’on considère d’autre part, avec Sartre[15], que l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait , nous mesurons la difficulté de cerner la nature d’un être qui ne peut se définir a priori, mais toujours a posteriori. L’homme « qui n’est d’abord rien, qui ne sera qu’ensuite et qui sera tel qu’il se sera fait », c’est « l’être en devenir », celui qui souffre d’un manque d’être. Cela Socrate le relevait déjà dans le Gorgias, lorsqu’il disait à Polos :

Tu sais, en réalité, nous sommes morts. Je l'ai déjà entendu dire par des hommes qui s'y connaissent: ils soutiennent qu'à présent nous sommes morts, que notre corps est notre tombeau et qu'il existe un lieu dans l'âme, là où sont nos passions, un lieu ainsi fait qu'il se laisse influencer et ballotter d'un côté et de l'autre[16]

Socrate veut nous dire que la mort n’est pas la fin de la vie mais l’état de non-être initial dans lequel se trouve jeté l’homme à sa naissance. A lui de construire son être. Ainsi, ce qui est le lot commun de l’humanité, c’est un manque d’être originel. Nous sommes condamnés à choisir, à construire notre vie et à construire du même coup l’image de l’homme tel que nous voudrions qu’il soit. En effet, nos choix nous engagent relève Sartre ; nous ne pourrons leur trouver aucune excuse, nous ne pouvons trouver hors de nous une puissance qui se substitue à nous pour choisir. Rien ne peut nous certifier que ce choix soit le bon, et probablement comportera-t-il à la fois du positif et du négatif. Mais d’autre part, chacun de nos choix engage l’humanité entière. Si je tue mon voisin, l’homme devient l’être capable d’assassiner son semblable ; si je donne ma vie pour sauver mon prochain, l’homme devient l’être capable de sacrifier sa vie à l’amour de l’autre.

Et si l’humain et l’inhumain sont deux figures possibles de l’homme, nous pouvons choisir l’un ou l’autre. Le premier choix définit l’homme « au positif » ; il se décline en création, amour et espérance. Le second choix définit l’homme « au négatif » ; il se décline en destruction, haine et désespoir. Socrate, Van Gogh, Einstein, Saint Vincent de Paul, ou ceux qui, humblement se contentent d’aimer et de travailler, sont du côté du premier choix. Anytos[17], Néron, Hitler ont basculé dans l’inhumain. Par rage impuissante de se faire aimer, de ne pouvoir créer, ayant perdu toute espérance dans le genre humain, ils ne peuvent se donner que l’illusion d’être négativement ; ce sont, comme l’a fort justement nommé un dessinateur de BD, des « Iznogoud».

Las de se faire aimer, il veut se faire craindre[18]

(Agrippine à propos de son fils Néron)

 Si l’homme est ainsi déchiré entre des tendances contradictoires, nous ne pouvons que répondre négativement à la question de la nature humaine : l’homme n’a pas de nature au sens ou l’animal en a une, définissable, cohérente descriptible et prévisible.

Est-ce dire pour autant qu’il n’y a rien de commun entre les hommes? Doit-on renoncer à penser l’unité du genre humain ?

 

2.3 le tragique comme expression de la condition de l’homme

Nous venons de caractériser l’homme comme étant au centre d’un déchirement. Pour en rendre compte nous devons définir deux nouveaux concepts, tragique et condition humaine :

-          Le tragique[19], c’est le fait d’être déchiré entre deux tendances également nécessaires mais réciproquement opposées.

-          La condition humaine, par opposition au concept de nature[20], c’est l’ensemble des questions qui sont communes aux êtres humains.

La nature animale s’exprime comme un ensemble de réponses cohérentes apportées par l’instinct aux problèmes vitaux posés à l’animal (survivre, se reproduire etc..).

La condition humaine s’exprime en questions, que nous allons dénombrer. Mais le propre de ces questions est qu’elles vont recevoir dans chaque culture une réponse différente, partielle et contestable. En fait en dépit de ces réponses, la question restera posée, et aucune réponse ne peut prétendre valoir dans l’absolu. Et d’autre part, ces questions sont généralement formulées de manière tragique.

L’inventaire des questions qui forment cette condition humaine est rapide, elles tiennent  sur les 10 doigts de nos mains :

-         Comment satisfaire les besoins fondamentaux de l’homme ? : se nourrir, se protéger contre le froid, la maladie etc… Si nous disons que cela reste une question c’est qu’aucune société, même la nôtre n’est capable d’apporter une réponse satisfaisante à ce problème. Pire, notre société qui a développé une industrie et des techniques agroalimentaires capables de nourrir la terre entière, est celle qui, indirectement crée le plus de faim dans le monde, même dans son propre monde (phénomène de l’exclusion sociale par exemple). Première expression du tragique : surproduction et surconsommation pour une minorité, famine pour les autres

-         Comment accepter la certitude de notre propre fin, de notre mort ? Quel sens donner à une existence vouée à la mort ? L’une des dimension de notre condition qui nous éloigne le plus de l’animalité[21]. La conscience de la mort se double pour l’homme d’un désir d’éternité. Notre seule patrie, du moins la seule que nous connaissions, c’est la vie. Comment concilier dans une même pensée l’amour de la vie et la certitude de notre propre néant ? C’est le problème exposé par Camus dans le recueil Noces où il fait alterner les hymnes à la vie et la conscience aiguë de sa propre fin.

Beethoven, dans la dernière partie de sa vie était devenu sourd. C'est pourtant à cette époque qu'il a produit sa musique la plus achevée. Rien de plus absurde en apparence qu'un musicien sourd. Et cependant c'est un bon exemple de la dignité de l'homme : continuer à créer une musique qu'il n'entendra jamais. Et nous sommes tous des musiciens sourds : nous pouvons aisément nous convaincre que nous sommes voués à la mort et que ceux que nous aimons disparaîtront aussi. Et cependant face à cette certitude, la dignité de l'homme est de choisir l'espérance, de donner un sens à sa vie et à l'amour  en disant : même si tout ceci est voué au néant, je persiste à lui donner un sens et à affirmer que la vie est plus forte que la mort.

 

-         Comment penser l’homme au sein de la nature ? Ces relations de l’homme à la nature, du triple point de vue de sa connaissance et de sa transformation par l’homme et de son respect sont sources d’interrogations pour toutes les civilisations. La nôtre, par exemple, a développé au travers de sa techno-science une puissance à son égard qu’aucune autre civilisation n’avait atteint. Mais c’est au prix d’une mise en péril des équilibres écologiques de notre planète.

-         Où va notre histoire ? Quel est son sens ? L’homme occidental moderne avait pensé s’affranchir de la nature et s’emparer de son histoire. Intéressant d’analyser les rêves mis dans le progrès des peuples, notamment au XIXe siècle par des philosophes comme Hegel ou Marx. Que reste-t-il de ces illusions ? Où va cette humanité et quel sens peut-on donner à l’aventure humaine ? doit-on penser de l’histoire ce que Macbeth en dit au dernier acte de la pièce de Shakespeare :


It’s a tale told by an idiot

Full of noise and fury, signifying nothing[22]

-         Comment aimer et vivre avec nos semblables? La question se pose à la fois au niveau individuel, et à celui de la vie en société. Là aussi c’est en termes contradictoires (tragiques) qu’elle se pose. Comment concilier l’amour de soi, la recherche naturelle de notre intérêt et l’amour d’autrui, qui est nécessaire à l’existence de notre moi ?

Au delà comment rêver d’une société plus juste et plus fraternelle, sans qu’elle ne se transforme en enfer utopique ?[23]

-         Comment accepter ou lutter contre l’injustice ? contre la bêtise humaine ?  C’est une question qui a en son centre l’opposition humain/inhumain. Car il ne s’agit plus ici des catastrophes que la nature peut infliger aux hommes (raz de marée, tremblements de terre, cyclones etc.) mais de la souffrance qu’il est capable d’infliger par plaisir à son prochain ; rendre compte à la fois des délires du caporal/peintre/tyran, au pays de Mozart, Einstein, Freud et Heidegger.

-         Comment supporter la contradiction entre l’immensité de nos désirs et

la faiblesse de nos moyens ? Le désir d’être Dieu, de tout connaître, de tout pouvoir quand, dans le même temps, nous mesurons la faiblesse de nos forces, l’étroitesse de nos moyens. Comment faire pour que notre « volonté de puissance[24] » (créatrice) ne se transforme en « désir de domination» (destructeur) ?

-         Comment répondre à l’angoissante question de l’être et du néant ?

Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?[25]

A la question du sens de notre vie s’ajoute celle du pourquoi de l’être : pourquoi ce monde, pourquoi ce déferlement d’énergie qui semble en pure perte ; pourquoi pas plutôt un néant si tout semble en provenir et y retourner ? Y a t-il une raison ou une Providence derrière tout cela ?

-         Comment vivre avec le sentiment d’une extrême solitude ontologique[26] ? Les êtres humains éprouvent de manière douloureuse leur insertion dans la nature. Celle-ci les accueille (nous sommes nés de la nature, et partageons avec les animaux le statut d'être sensible) et les repousse car ils sont d'une autre nature : notre patrie est autant, sinon plus, celle de l'intelligible que celle de la vie.

Ainsi, le monde est espace, matière et diversité ; nous sommes temps, spiritualité et notre moi vise l'unité. Un gouffre nous sépare des choses et les divers produits de la culture, l'art, la science, la religion etc. tentent de vaincre cette distance.[27] On retrouve ici le thème de « l’errance » (Canguilhem).

-         Comment comprendre notre aspiration vers le sublime et le transcendant ? Quelle réponse lui donner ?

Comment un être aussi imparfait que l'homme peut-il être capable de penser et d'aspirer au sublime ?

Le sublime, le transcendant c'est ce qui nous dépasse, une sorte de réalisation idéale de l'être à laquelle nous aspirons mais que nous n'atteignons pas.

Il le fait quand il croit en Dieu ou même s'il se contente de se poser la question de l'existence du sacré. Il le fait lorsque, dans l'art, il atteint le sublime. Si cette aspiration est universelle l'homme peut-il éviter la question de Dieu ou en tous cas la question d'une réalité supérieure à son existence propre ?

 

Ces questions ne sont sans doute pas exhaustives. Mais elles tentent de cerner la question ou les questions de l'humain. L'année de philosophie entreprend de poser ces questions au travers des différentes notions du programme. Quel est en effet le domaine de l'interrogation philosophique sinon l'humain.

Je suis homme et rien d’humain ne m'est étranger.[28]

CONCLUSION

La réalité humaine ne se laisse pas cerner par des définitions mais par des questions. L'homme est l'être en devenir, ce que disait déjà Nietzsche dans un aphorisme célèbre :

Deviens ce que tu es.

Goethe le développera dans cet autre aphorisme :

Ce dont tu as hérité, acquiers le afin de le posséder

En d'autres termes à l'héritage passif de la vie et de la culture, nous devons substituer une démarche active  : le choix. Nous nous devons d'investir, de critiquer ou de choisir le patrimoine que nous avons reçu afin d'en faire notre chose et de continuer à vivre ces valeurs comme nôtres.

La réalité de l'homme est tragique : ni ange ni bête, dit un proverbe célèbre. On tentera de décliner ce proverbe dans le tableau ci-dessous, sachant que nous aurons toute l'année pour le remplir et lui donner sens.

M. Le Guen/09/2000

 

Animal

Homme

Dieu

Temps

Présent

Temps pensé

Passé      Présent      Avenir

Eternité

Espace

Ici

Biotope spécifique

Espace pensé 

Monde pour nous

Totalité

Monde en-soi

Etre

Spécimen

Etre sensible

Personne

Etre social

Etre raisonnable

Source de l’être

Absolu

Liberté

 

Aliénation absolue

« La liberté, c’est l’intellection de la nécessité » (Hegel)

« L’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté »

(Rousseau)

 

Infinie

Puissance

Force physique

Immensité des désirs

#

Faiblesse des moyens

Omnipotence

Connaissance

Ignorance absolue

Pensée consciente

Intelligence conceptuelle

Omniscience

Langage

Code de signaux

Système de signes

Vérité

Dieu dit « lumière » et la lumière fût »

 



[1] Nous éclatons de rire rien qu’à voir « l’homme et le monde placés l’un à côté de l’autre, que sépare la sublime prétention du petit mot : « et » ! F. Nietzsche, le gai savoir, V, 346

[2] B. Pascal, Pensées, III, 206

[3] B. Pascal, Pensées, VI

[4] Cl. Lévi-Strauss

[5] Cf. G. Charbonnier : Entretiens avec  Cl. Lévi-Strauss, Librairie Plon, Paris 1969 (*)

[6] cf. Georges Canguilhem, Etudes d’histoire et de philosophie des sciences, 1970, Vrin, pp.364 (*)

[7] Cl. Lévi-Strauss, citant Tylor, op. cité

[8] spécialiste du comportement animal, ne pas confondre avec ethnologue, qui étudie les sociétés

[9] G. Canguilhem, texte cité. (*)

[10] cd. Roland Barthes Jouets in Mythologies p. 56 et sq. (*)

[11] G. Charbonnier, op. cité (*) Notons que la tradition des paléontologues et des anthropologues retenait plutôt la présence d’outils comme signe de la culture, et donc du passage à l’humanité. Soulignons l’intérêt pratique d’un tel signe (il est difficile de savoir si des ossements sont ceux d’un être connaissant le langage, alors que l’outil se conserve) ; remarquons aussi que parce qu’il est fabriqué, amélioré et conservé, la présence d’outil est la marque que ses fabricants et utilisateurs étaient capables de se projeter dans le temps, donc qu’ils avaient déjà accès à une forme d’abstraction. ;

[12] cf. aussi : Nicolas Bataille (*)

[13] par exemple : quand je dis « l’homme par nature est un être raisonnable », je pourrais aussi bien dire : « par essence l’homme est un être raisonnable»

[14] Lire à ce propos le Frankenstein de Mary Shelley. Le monstre n’est pas celui qu’on croit ! La créature de Victor Frankenstein y apparaît en fait beaucoup plus humaine que son créateur ; elle éprouve tout au long de sa vie la double tentation de l’humain et de l’inhumain. Victor, lui, refuse de choisir et d’assumer ses responsabilités ; il fuit le  moment de choisir quel homme il voudrait être.

[15] Sartre : l’existentialisme est un humanisme, 1946, Paris, Nagel, pp. 192-6 (*)

[16] Platon : Gorgias, 492e p.231 (c’est Socrate qui parle)

[17] Anytos : l’un des juges de Socrate qui le feront condamner à mort à l’issue d’en procès inique.

[18] Racine, Britannicus, acte 1, scène 1

[19] il est vrai que le style journalistique donne un sens plus large à ce concept : dramatique, épouvantable mortel etc…

[20] au sens 2 : essence

[21] Cf. Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité, première partie :

…jamais l’animal ne saura ce que c’est que mourir ;

et la connaissance de la mort et de ses terreurs est une des premières acquisitions que l’homme ait faites en s’éloignant de la condition animale

[22] C’est un conte raconté par un idiot, plein de bruits et de fureur, et qui ne signifie rien.

[23] cf. en particulier les « contre-utopies » du Meilleur des Mondes d’A. Huxley, 1984, de G. Orwell, ou la dernière partie de W de Georges Perec.

[24] Nietzsche

[25] Leibniz

[26] Solitude ontologique : C'est, vécu au niveau individuel le sentiment  d'être séparé des autres et de ne pouvoir leur communiquer nos idées. Mais pour tous les êtres humain c'est le sentiment d'être séparé de la source de l'être, d'être coupé de ce qui nous a donné la vie. Ce sentiment est sans doute à l'origine de la recherche de Dieu. C'est aussi le fait de se sentir étranger, d'une autre nature, que ce monde des choses et de la vie : nous nous reconnaissons comme être pensants.

[27] René Huyghe

[28] Térence, poète latin (194-159)