Classes préparatoires scientifiques
Programme littéraire
1997/98
M. Le Guen
INTRODUCTION[1]
Le lecteur ne laisse pas d’être déconcerté par la juxtaposition des deux récits, l’un imaginaire, l’autre biographique, qui composent l’œuvre. Ils comportent chacun d’entre eux une scission, que marquent la parenthèse et les points de suspension de la page 85.
Artifice littéraire ? Galéjade oulipienne[2] ? Ou profondes correspondances entre deux récits qui ne sont parallèles qu’en apparence ? Perec ne laisse aucun doute sur la réponse à cette question :
L’idée de ce
livre est la suivante : il y a d’une part ce que je pourrais appeler la
biographie. Et cette biographie était occultée, il n’y avait plus de souvenirs.
Et pour remplacer cette occultation, j’ai inventé une histoire quand j’avais
quinze ans. J’ai inventé une histoire qui était une sorte de W. Je l’ai
inventée, je ne savais pas du tout au moment où je l’inventais que cette
histoire remplaçait mon histoire. En fait, très longtemps après, à l’âge de
trente ou trente-cinq ans, je me suis aperçu qu’à travers cette histoire de W
je racontais quelque chose qui m’était arrivé à moi. Et à ce moment-là j’avais
la possibilité, principalement grâce à ce travail fait au cours de l’analyse,
de faire une anamnèse, de faire ressurgir les souvenirs. Je crois que les deux
parties du livre s’envoient sans cesse les lumières, s’éclairent l’une l’autre,
mais jamais directement.
(Georges Perec : « Entretien avec Ewa Pawlikowska »)
C’est dans sa biographie que nous trouvons notre première clef : trois dates, trois périodes d’analyse qui ponctuent le parcours intérieur de Perec :
- 1949 Psychothérapie avec Françoise Dolto
- 1956-57 Analyse avec Michel de M’Uzan
- 1971-1975 Analyse avec Jean-Bertrand Pontalis.
Ce triple recours à l’analyse est symptomatique d’une volonté de donner sens à sa vie, et de reconquérir « le chapitre de son histoire, marqué par un blanc, ou occupé par un mensonge[3]»
Nous sommes donc en présence d’une double archéologie de l’âme, l’une qui utilise le mode imaginaire, et qui part d’un fantasme de l’adolescence[4] ; l’autre, enquête et exégèse rationnelle, puis analytique des maigres traces mnésiques laissées par l’enfance, de quelques photographies jaunies, de quelques récits familiaux...
La parenté entre les deux récits est évidente dès les premiers chapitres : Gaspard Winckler est, comme Georges Perec, porteur d’un nom qui n’est pas le sien. Plus précisément ils n’ont plus de nom : nom d’emprunt de l’enfant d’immigré polonais et juif qu’il faut soustraire aux nazis, nom usurpé du proscrit. Le vrai Gaspard Winckler existe bien, tout comme le jeune Perec. Mais enfants muets, enfants perdus, ils sont définitivement murés dans un silence et une solitude que le roman se propose d’explorer.
On peut supposer que les proches du jeune enfant, après la séparation d’avec sa mère, ont tout fait pour lui dissimuler la réalité de cette coupure. Confronté à une histoire qui n’était pas la sienne, qu’il subissait sans pouvoir la comprendre, l’enfant a eu tôt fait de l’oublier, de la refouler :
« Je n’ai
pas de souvenirs d’enfance. Jusqu’à ma douzième année à peu près, mon histoire
tient en quelques lignes : j’ai perdu mon père à quatre ans, ma mère à six ;
j’ai passé la guerre dans diverses pensions de Villard-de-Lans. En 1945, la
sœur de mon père et son mari m’adoptèrent. »
Le refoulement est une forme de déni, un mécanisme psychique inconscient destiné à protéger l’unité du moi, d’une perception ou d’un souvenir traumatisant.
« Cette absence d’histoire m’a longtemps rassuré : sa sécheresse
objective, son évidence apparente, son innocence, me protégeaient, mais de quoi
me protégeaient-elles, sinon précisément de mon histoire, de mon histoire
vécue, de mon histoire réelle, de mon histoire à moi qui, on peut le supposer,
n’était ni sèche, ni objective, ni apparemment évidente, ni évidemment
innocente ? »
La marque du refoulement, c’est selon la psychanalyse, son caractère radical : amnésique, le sujet devient sourd et aveugle à sa propre histoire qui cesse d’être lisible. C’est du moins ce qu’il affirme, par un mensonge « de bonne foi »
« Je n’ai
pas de souvenirs d’enfance » : je posais cette affirmation avec assurance,
avec presque une sorte de défi. L’on n’avait pas à m’interroger sur cette
question. Elle n’était pas inscrite à mon programme. J’en étais dispensé : une
autre histoire, la Grande, l’Histoire avec sa grande hache, avait déjà répondu
à ma place, la guerre, les camps. »
Bien sûr, cet oubli sonne faux. Il masque une souffrance, dont le souvenir s’est lui-même évanoui et qui n’est plus qu’un mal être sans nom. L’analyse, et l’écriture tentent de rouvrir la plaie pour donner sens à ce vide.
Mais si W est le résultat de l’analyse, pourquoi avoir conservé son apparence indéchiffrable de « lecture deux voix » ? C’est que le but n’est pas seulement d’exposer une histoire, celle d’un homme nommé George Perec. Mais aussi de retracer le cheminement intérieur d’un homme en quête de lui-même : le lecteur doit lui aussi éprouver la difficulté de restaurer l’unité d’une vie jadis brisée par l’histoire. D’ailleurs, ramener cela à un discours clair et distinct serait aussi un mensonge. L’exposé brut des deux parcours psychiques, l’imaginaire et le rationnel, conserve à la recherche son état de perpétuel chantier : tel ces sites de fouilles où l’on se garde bien de lier d’un ciment trop neuf de vieilles pierres écroulées.
C’est aussi une tentative de dire l’innommable, dans des termes qui dépassent la vaine et lénifiante didactique. C’est au lecteur de prendre parti et d’instruire le procès de l’horreur, de cette colonie pénitentiaire sans nom, ce W qui n’est ni d’Auschwitz, ni de Sibérie, ni de Patagonie, mais qui les est toutes à la fois.
Enfin, Perec est un écrivain, non un reporter. Il fait œuvre d’écrivain, dont nous aurons à reconnaître la forme. Et cette écriture est une arme, qui doit, d’une manière qui lui est propre, dénoncer le scandale des enfances volées et de l’univers concentrationnaire. Il s’inscrit d’ailleurs dans la continuité d’autres fictions, celles de J. Verne[5], de Huxley[6], d’Orwell[7]
Humanité et inhumanité
Où peut-on poser le problème de l’humanité et de l’inhumanité dans l’œuvre ? Trois plans se superposent, l’analyse peut les distinguer, bien qu’on ne puisse jamais exactement les délimiter les uns par rapport aux autres.
La première manifestation de cette humanité
c’est le devoir de mémoire.
« Si je t’oublie,
Jérusalem....[8] »
« J’écris
: j’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été un parmi eux,
ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leur corps ; j’écris parce
qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est
l’écriture : leur souvenir est mort à
l’écriture ; l’écriture est le souvenir
de leur mort et l’affirmation de ma vie. »
Deux êtres sont morts de l’innommable ; le survivant a à leur égard un devoir de mémoire, puisque la trace même de leur mort ne hante plus aucune autre conscience ; il y eût un enfant nommé Georges Perec dont l’Histoire a gommé le souvenir de ce qui est pour tous les êtres humains la patrie primitive : douceur d’un regard de mère, amour partagé des parents, découverte du monde. Cette humanité là c’est celle toute humble et quotidienne, le tissu primitif où plongent les racines de chaque être. Elle vit encore en George Perec comme monde perdu qu’il se donne pour devoir de retrouver. C’est en termes de mission, d’impératif moral que le héros de W comprend l’invite d’Otto Apfelstahl.
« Je
suppose que vous attendez de moi que je participe à cette recherche ?
C’est
exact, dit Otto Apfelstahl, je voudrais que vous partiez là-bas et que vous
retrouviez Gaspard Winckler (...)
Je me tus. Un bref instant , j’eus envie de demander
à Otto Apfelstahl s’il croyait que j’aurais plus de chance que les garde-côtes.
Mais c’était une question à laquelle, désormais, je pouvais seul
répondre... »
Perec aurait pu rédiger cet avis nécrologique paru dans un journal belge il y a quelques années, en y plaçant les noms des siens :
« à la mémoire de Cyrla Szulewicz et d’Icek Perec qui sont allés un jour de 1942 vérifier sur place la réalité de l’existence des fours crématoires, et qui n’en sont pas revenus »
Car l’évocation de ces souvenirs reste toujours pudique : elle utilise plus l’ironie, au double sens d’une part de « l’humour politesse du désespoir [ES1rdl1][ES1rdl2][9]» et du questionnement. On conçoit que sur un tel sujet, l’auteur-victime aurait pu légitimement jouer de la corde sensible ; ici nul débordement affectif, le chagrin et la pitié sont dans ce souffle douloureux à peine perceptible qui effleure les mots. Le voyage à la Terre de Feu de Winckler est donc aussi celui de Perec à la « terre des feux -des défunts-» (le jeu de mot est parait-il de Perec lui-même)
La conquête d’une humanité perdue.
D’autre part la quête de Perec/Winckler revêt une dimension universelle, inscrite dans la condition de tout homme, celle de conquérir son humanité. Celle-ci n’est jamais donnée, ou simplement reçue en héritage. Je reprendrai pour illustrer ce thème une citation du poète allemand Goethe : « Ce dont tu as hérité, acquiers le, afin de le posséder » Dans ce triptyque, on peut lire une injonction morale adressée à tout être humain : l’héritage est passif (comme la vie qui nous est « imposée » comme dirait Chateaubriand), c’est notre dotation naturelle, historique et culturelle. En venant au monde nous naissons dans une histoire qui n’est pas la nôtre, que nous ne pouvons comprendre avant longtemps, bien qu’elle nous forme de manière décisive. L’héritage de Perec est mince, et par ailleurs passé sous silence. Comme le héros de la fable du « chat botté », il n’hérite de son père que de quelques photos un nom et des souvenirs qui ne sont pas les siens. Perec ne revendique d’ailleurs pas sur ce plan d’être essentiellement différent des autres hommes :
« Comme tout le monde, j’ai tout oublié de mes premières années d’existence»
Impératif de la condition humaine, la quête de l’identité s’impose comme un devoir, la question « qui suis-je» ne semble pas pouvoir être évitée. Rejoignant en cela d’autres personnages de notre programme (Victor Frankenstein, sa créature, et l’an dernier Sartre et Rousseau) l’auteur de W cherche George (l’enfant) et Perec (l’homme)
On peut aussi remarquer que l’idéal de Goethe, (se posséder) ne sera probablement pas atteint, mais il ne l’est jamais pour aucun homme, et seule la mort peut unifier de manière définitive la chaîne récurrente de nos souvenirs. Au terme de cette introspection, G. Perec nous laisse ouverte la question e son identité, car si l’écriture peut et doit s’inscrire dans l’espace d’un livre, la vie elle est ouverte :
fin du chapitre II : « Aujourd’hui, quatre ans plus tard, j’entreprends de mettre un terme -je veux tout autant dire par là « tracer les limites » que « donner un nom »- à ce lent déchiffrement. W Ne ressemble pas plus à mon fantasme olympique que ce fantasme olympique ne ressemblait à mon enfance. Mais dans le réseau qu’ils tissent comme dans la lecture que j’en fais, je sais que se trouve inscrit et décrit le chemin que j’ai parcouru, le cheminement de mon histoire et l’histoire de mon cheminement. »
On pourrait aussi ajouter que la conquête de son humanité, c’est de retrouver ses racines. Les racines de Perec, c’est le Judaïsme. C’est en partie pour cela que je citais plus haut le texte du psaume 137[10], texte étrangement prophétique. Cette origine a été primitivement niée, et l’engagement anti-sioniste de Perec y était sans doute pour quelque chose. Il s’en est expliqué :
«
Je ne sais pas très précisément ce que
c'est
qu'être juif
ce que ça me fait d'être juif
c'est une évidence, si l'on veut, mais une
évidence
médiocre, qui ne me rattache à rien; […]
ce serait plutôt un silence, une absence,
une question,
une mise en question, un flottement, une
inquiétude :
une certitude inquiète,
derrière laquelle se profile une autre
certitude,
abstraite, lourde, insupportable :
celle d'avoir
été désigné comme juif,
et
parce que juif victime,
et de ne devoir la vie qu'au hasard et à l'exil [ …] ».[11]
Le camp de concentration avait deux objectifs : camp d’extermination d’une part, machine à tuer massivement et à moindre coût et d’autre part camp de destruction de ce qui fait l’humanité de l’homme.
Le récit imaginaire de la seconde partie décrit ce double processus :
- mépris de la vie et de la personne, privations de toutes sortes, mise à mort, viols, lynchages...
- Perversion d’un idéal humaniste (l’esprit olympique)
- Destruction de la dignité humaine :
- transformer les victimes en bourreaux et complices de leur propre asservissement/avilissement
- ruiner en eux toute idée d’espérance et de foi dans l’humain.
La victime et son bourreau.
W, c’est bien sûr aussi une œuvre consacrée à l’holocauste. Ou plus exactement, dédiée à tous les holocaustes passés et à venir, non pas un mémorial au seul martyre juif, mais la dénonciation de tous les totalitarisme et de l’horreur concentrationnaire qui les accompagne.
Les camps de concentration nazis ne sont d’ailleurs évoqués qu’à la fin de l’œuvre, et non pas directement mais de manière oblique et distancée dans quatre fragment, p209, 213, 217 et 218, et au chapitre XXXVII. Outre la pudeur de l’écrivain, dont nous avons déjà parlé, cette retenue s’explique par une volonté de donner au propos un caractère universel.
Ecrire est un acte de civilisation et donc d’humanité : c’est la marque d’un homme qui se sert de ce qui est commun à tous les hommes, le langage, pour lutter contre ce qui les menace : leur propre inhumanité. Par cet acte (écrire) la victime affirme sa dignité d’homme face à son bourreau qui l’a perdue. Je me réfère ici à Gandhi[1] et à sa définition de la non-violence :
« La loi de l’humanité est la non violence, comme la loi de la brute est la violence»
Nulle parole de haine, nul appel à la vengeance dans l’œuvre de Perec, tout au plus cette ironie désespérée dont j’ai déjà parlé. Les tortionnaires de tous poils ne sont jamais du côté du sens ni de l’amour ; leur loi n’est que celle de la violence et de la destruction de l’autre. Affirmer son humanité ne peut alors se faire que par un renoncement aux moyens employés par la tyrannie. Le sourire de Socrate face à ses juges iniques, la joue tendue du Christ, le psaume XX[1] chanté par les carmélites (celles du Dialogue de Bernanos) dans leur montée vers l’échafaud sont les compagnons de combat de l’écriture de Perec, des actes, qui, en affirmant leur foi en l’homme, signe en même temps la déchéance des bourreaux.
Composition de l’œuvre, à propos d’un titre, W, le quadruple V :
L’œuvre est construite par l’entrecroisement de deux grandes divisions :
- La première, verticale, divise le livre en eux grandes parties distinctes (première partie, seconde partie) séparées par un blanc (...) à la page 85.
- la seconde, horizontale, constituée par l’alternance de deux modes de récits, l’un imaginaire (En italiques) et l’autre biographique (en caractères romains).
Dans le récit biographique de la première partie, se superpose en plus une autre structuration qui est celle du récit proprement dit et des annotations sur le récit.
On pourrait envisager un dynamique en forme de chiasme entre les différentes partie, opposées de la manière ci-dessous :
|
PREMIERE PARTIE Ch. I à XI |
(...) |
DEUXIEME PARTIE Ch. XII à XXXVII |
|
Le
récit imaginaire |
Chapitres
impairs Morcellement du récit d’une improbable rencontre entre trois
personnages. Impressions onirique de déréalité Annonce d’une mission de recherche du sens
: retrouver l’enfant muet. |
|
Chapitres
pairs Fantasme ordonné, présentation rationnelle
et objective d’un univers imaginaire Perte progressive du sens. |
|
|
|
|
|
|
|
Le récit autobiographique |
Chapitres pairs Volonté d’objectivité du récit Précision et minutie dans l’instruction des faits à partir des indices. Désir de cohérence, mais impossibilité avérée de trouver un sens. |
|
Chapitres impairs Morcellement et imprécision des souvenirs. Renoncement à l’ordonnance des souvenirs Continuité inconsciente : construction progressive du sens par associations d’idées; |
Nous avons cru reconnaître dans cette composition croisée une justification du titre de l’œuvre, et de la présentation sous forme de sigle que l’éditeur (ou Perec) lui a donné :
On y voit la lettre et son ombre, soit deux double « V », au total quatre tranches de vie, et quatre récits qui s’interpénètrent dans l’espace d’un livre unique.
De la lettre, nous dirions W, comme double vie, chacun des « V » correspondant aux deux modes de récit biographiques de l’auteur : le récit de la première partie « objectif » qui débouche sur l’impossibilité pour l’histoire de faire sens ; le récit de la seconde partie « analytique », comme construction progressive du sens et de la cohérence.
De l’ombre de la lettre, nous dirions également W comme double vie, en faisant également correspondre chacun des « V » aux doubles récits imaginaires : l’histoire d’une improbable rencontre (Winckler/Apfelstahl/Winckler) ; l’histoire d’une déshumanisation progressive de l’humain sur l’Île de W.
Ces quatre récits ne sont distingués que pour l’analyse, et la lecture que nous nous proposons d’en faire devra rendre compte à la fois de leur spécificités, et de leurs liens étroits : Je crois que les deux parties du livre s’envoient sans cesse les lumières, s’éclairent l’une l’autre, mais jamais directement
Il y a
dans ce livre deux textes simplement alternés
il pourrait presque sembler qu'ils n'ont rien en commun, mais ils sont
pourtant inextricablement enchevêtrés, comme si aucun des deux ne pouvait
exister seul, comme si de leur rencontre seule, de cette lumière lointaine
qu'ils jettent l'un sur l'autre, pouvait se révéler ce qui n'est jamais tout à
fait dit dans l'un, jamais tout à fait dit dans l'autre, mais seulement dans
leur fragile intersection.
L'un de ces textes appartient tout entier à
l'imaginaire : c'est un roman d'aventures, la reconstitution, arbitraire mais
minutieuse, d'un fantasme enfantin évoquant une cité régie par l'idéal
olympique. L'autre texte est une autobiographie : le récit fragmentaire d'une
vie d'enfant pendant la guerre, un récit pauvre d'exploits et de souvenirs,
fait de bribes éparses, d'absences, d'oublis, de doutes, d'hypothèses,
d'anecdotes maigres. Le récit d'aventures, à côté, a quelque chose de
grandiose, ou peut-être de suspect. Car il commence par raconter une histoire
et, d'un seul coup, se lance dans une autre : dans cette rupture, cette cassure
qui suspend le récit autour d'on ne sait quelle attente, se trouve le lieu
initial d'où est sorti ce livre, ces points
de suspension auxquels se sont accrochés les fils rompus de l'enfance et la
trame de l'écriture.[14]
.
W, pour ne pas dire X, Y, ou Z, c’est à dire les inconnues d’une vie. W, comme quadruple vie, qu’il faut tenter de ramener à l’unité, fût-elle fictive, d’une œuvre littéraire, écrite « pour E »[15], pour ne pas dire pour EUX, In memoriam. Tel nous semble être le projet de Perec.
1ère partie
1.1
Le récit imaginaire : la
symbolique des personnages
On peut identifier un premier lien entre les deux récits de la première partie dans la symbolique des personnages.
Gaspard Winckler (le faux)
Le personnage est ambivalent, et renvoie à la fois à Georges Perec et à (André) Icek Judko Peretz, son père.
Avec eux il partage le statut de l’exilé, de celui qui vit sous un faux nom, de celui qui a coupé les liens qui l’unissaient à son passé.
Du père il reproduit aussi l’absence de véritable métier : valet de ferme, soldat vite déserteur, « graisseur » dans un garage pour l’un, apprenti chapelier à Varsovie, commis d’épicerie, coiffeur, mouleur, tourneur sur métaux, fondeur... et éphémère soldat, pour l’autre. Plus encore tous deux sont présentés comme des errants.
Mais Gaspard Winckler est aussi comme Georges Perec un orphelin de mère puis de père pour l’un, de père puis de mère pour l’autre. Tous deux sont adoptés ; Enfin ils sont unis dans un même projet de voyage, outre-mer pour l’un, intérieur pour l’autre.
On ne peut trancher entre les deux interprétations, et sans doute l’ambivalence est-elle voulue. Gaspard Winckler a plus l’âge du père (31 ans à sa mort) que celui de George Perec (40 ans au jour de la parution de W) La confusion des deux personnage signifie aussi que l’écrivain se propose au travers de la fiction de faire revivre le père qu’il porte en lui.
Gaspard Winckler (le vrai, l’enfant muet)
Le symbole est redondant : c’est d’une part Gaspard, comme Gaspard Hauser, l’enfant trouvé et muet[16] et c’est aussi Georges, l’enfant qui s’est tu en 1942 et qui ne parle plus, même dans la mémoire de Perec.
Caecilia Winckler
Les points communs entre ce personnage et Cyrla (Cécile) Schulewicz sont nombreux. Même prénom, celui de la Sainte patronne des musiciens ... et Caecilia Winckler est cantatrice !. Le sort de Gaspard Winckler et le sien se confondent dans une même mort, ou pour être plus précis, la même non-mort, tout comme en disparaissant de la vie de son fils, Cyria avait emporté avec elle la mémoire de l’enfant. La souffrance de Georges Perec adulte est aussi celle de l’impossibilité de « faire son deuil » de l’amour de sa mère. Si l’on peut parler de non mort c’est que Cyria/Caecilia sont des « non-mortes ».
« Ma mère n’a pas de tombe. C’est seulement le 13 octobre 1958 qu’un décret la déclara officiellement décédée, le 11 février 1943, à Drancy (France). » Dans cette non-mort, sans cadavre ni sépulture, on retrouve le thème de l’enterrée vive, mentionné de manière fantasmatique dans deux fragments, l’un du récit imaginaire, l’autre du récit biographique :
p. 80 « Mais la mort la plus horrible fut celle de Caecillia ; elle ne mourut pas sur le coup, comme les autres, mais, les reins brisés par une malle qui, insuffisamment arrimée, avait été arrachée de son logement lors de la collision, elle tenta, pendant plusieurs heures sans doute, d’atteindre, puis d’ouvrir la porte de sa cabine ; lorsque les sauveteurs chiliens la découvrirent, son cœur avait à peine cessé de battre et ses ongles en sang avaient profondément entaillé la porte de chêne»
p.
213 « Plus tard, je suis
allé avec ma tante voir une exposition sur les camps de concentration. (...) Je
me souviens des photos montrant les murs des fours lacérés par les ongles des
gazés (...).»
Otto Apflelstahl :
En dépit de son apparence de cryptogramme, le nom de ce personnage ne semble pas renvoyer à une symbolique explicite : « pomme d’acier », évoque tout au plus un engin de guerre « la grenade », de là conclure que le personnage intervient dans la vie de Perec comme une bombe à retardement... Plus sérieusement, la figure d’Otto Apfelstahl renvoie plutôt à celle du psychanalyste. De nombreux éléments plaident en faveur de cette hypothèse.
Tout d’abord les mystérieuses lettre « M. D. » sur lesquelles s’interroge Winckler. Il émet l’hypothèse d’une abréviation américaine « Médical Doctor » :
« Il ne pouvait s’agir que de l’abréviation américaine de « Medical Doctor », mais ce sigle, courant aux Etats-Unis, n’avait aucune raison de figurer sur l’en-tête d’un Allemand, fût-il médecin, ou alors il me fallait supposer que cet Otto Apfelstahl, bien qu’il m’écrivit de K., n’était pas allemand, mais américain ; cela n’avait rien d’étonnant en soi : il y a beaucoup d’Allemands émigrés aux Etat-Unis, de nombreux médecins américains sont d’origine allemande ou autrichienne.» On se souviendra, pour compléter l’interprétation, de la diaspora des médecins Allemands et Autrichiens (Freud était installé à Vienne) et surtout celle de nombre de psychanalystes allemands (souvent d’origine juive) fuyant la montée du nazisme.
Mais aussi Otto Apfelstahl se présente comme représentant d’une mystérieuse « Société de Secours aux naufragés » : naufragés réels ou naufragés de la vie ?
Enfin, le trait le plus marquant de ce rattachement d’Otto Apfelstahl à la psychanalyse est la conclusion de l’entretien entre les deux hommes. On notera l’importance des silences, le vague des questions :
Ch
XI p79 « Je demeurai silencieux. Il me semblait
qu’Otto Apfelstahl, à cet endroit de son discours, attendait de moi une
réponse, ou tout au moins un signe quelconque, fût-il d’indifférence, ou
d’hostilité. Mais je ne trouvais rien à dire. Il se taisait, lui aussi ; il ne
me regardait même pas.(...)
Nous
restâmes ainsi silencieux pendant peut être cinq minutes. (...)
Il
y eût de nouveau un long silence (...)
Je me tus. Un bref instant, j’eus envie de demander à Otto Apfelstahl s’il croyait que j’aurais plus de chance que les garde-côte. Mais c’était une question à laquelle, désormais, je pouvais seul répondre.»
La succession des silences, la parole de l’analyste qui se fait rare ou elliptique, le sentiment éprouvé par l’analysant que lui seul peut réaliser la quête du sens, autant de traits qui montrent que la « mission » que se donne Perec/Winkler de retrouver Georges/Gaspard s’inscrit bien dans une démarche de type analytique.
1.2 Le récit biographique : l’impossible souvenir
Cette première partie biographique est avant tout un constat d’échec : l’enquête consciente et objective, la lecture rationnelle des documents, leur critique, ne font que démontrer l’impossibilité de l’exégèse : ces vestiges se laissent constater et décrire, ils refusent de faire sens et restent imperméables à toute tentative introspective.
Pourtant l’enquête se veut rigoureuse et précise et adopte la démarche et les exigences de l’exégèse biblique.
Les documents sont en effet instruits avec un souci d’exactitude et de littéralité, comme si aucun indice, aucun détail ne devait être omis ; le respect de la lettre est le même que celui qui préside à la conservation et à la transmission des textes sacrés.
Suprême luxe, les documents et les souvenirs nous sont présentés avec leur appareil critique : sous la forme de notes, et dans un étrange récit à deux voix, correspondant à deux moments différents de la lecture, espacés selon Perec de 15 ans. (Ch.IV, VI, VIII). Comme dans les éditions critiques des textes sacrés, l’auteur ne nous livre pas seulement la version définitive du texte rétabli, mais aussi les étapes intermédiaires de son instruction, et les doutes sur l’authenticité, les blancs, les ratures.
Seule manque l’exégèse : en dépit de la précision, en dépit de l’effort pour que rien ne soit perdu du souvenir, les documents restent impénétrables :
Ch.
VIII p. 58 «Je dispose d’autres
renseignements concernant mes parents ; je sais qu’ils ne me seront d’aucun
secours pour dire ce que je voudrais en dire.
Quinze ans après la rédaction de ces deux
textes, il me semble toujours que je ne pourrais que les répéter : quelle que
soit la précision des détails vrais ou faux que je pourrais y ajouter, l’ironie, l’émotion, la sécheresse ou la
passion dont je pourrais les enrober, les fantasmes auxquels je pourrais donner
libre cours, les fabulations que je pourrais développer, quels que soient,
aussi, les progrès que j’ai pu faire depuis quinze ans dans l’exercice de
l’écriture, il me semble que je ne parviendrai qu’à un ressassement sans issue.
(...) je ne sais pas si je n’ai rien à dire, je sais que je ne dis rien ; je ne sais pas si ce que j’aurais à dire n’est pas dit parce qu’il est indicible (l’indicible n’est pas tapi dans l’écriture, il est ce qui l’a bien avant déclenché) ; je sais que ce que je dis est blanc, est neutre, est signe une fois pour toutes d’un anéantissement une fois pour toutes. »
Le souvenir conscient ne peut faire revivre les morts. Leur trace reste, mais indéchiffrable. La seconde partie de l’œuvre prend acte de cet échec et nous propose de rechercher le sens par un autre moyen : celui de la libre association des souvenirs (§ impairs, en romain) et du voyage imaginaire dans l’île de W. (§ pairs, en italique)
Seconde partie :
2.1 Le récit imaginaire
2.1.1 - Perversion de l’idéal olympique
Le propre de toute perversion, c’est de partir d’un idéal, d’une valeur humaine universellement reconnue, comme dans les exemples suivants :
Perversion |
Idéal |
|
Sadisme |
Tendresse humaine |
|
|
Nazisme |
Nation/Mère Patrie |
|
Stakhanovisme |
Travail humain |
|
Satanisme |
Culte chrétien |
|
Stalinisme |
Humanité, égalité, fraternité |
|
W |
Idéal olympique |
La perversion ne peut s’attaquer à des valeurs médiocres. Plus incontestable est la grandeur de ce qu’elle prétend détruire, plus son triomphe semble éclatant. Car la perversion ne crée rien : elle est irréductiblement stérile et condamnée à ne pourvoir se définir, ou définir ses œuvres que négativement en détruisant le modèle idéal avec lequel elle ne peut rompre le lien. Prétendant se libérer d’un idéal honni, la perversion s’y enchaîne irrémédiablement.
La perversion va prendre le mot in-humain à la lettre ; comme dans cette caricaturale B. D. où le magicien Mandrake[18] découvrait de l’autre côté du miroir un monde inversé, où les policiers saluaient aux garde-à-vous les gangsters, et mettaient des contraventions à ceux qui aidaient les vieilles dames à traverser la rue au lieu de le projeter sous les voitures, la perversion souffre du syndrome « Is no good ». Le Néron de Racine en est l’incarnation, car il a renoncé par impuissance à se faire aimer, à l’humain et ne peut plus être qu’en détruisant l’humain.
Cependant, pour rester crédible à ses propres yeux, la perversion va se donner un pendant de sérieux et de réalité, voire de rationalité. Elle se doit de présenter au moins autant de consistance que la valeur, ou que le système de valeurs qu’elle combat. Aussi s’organise-t-elle. « Mettons de l’ordre dans nos procédés[19] » disaient les moines pervers de la Justine de Sade, avant que d’offenser la vertu. Car la perversion n’est pas le désordre, elle se distingue en cela du carnaval, ou de la révolution. Tout au contraire, elle se donne un ordre, si elle ne le singe pas. Le rituel, la complexité du système pervers, les règles, interdits et exceptions aux interdits lui donnent une façade à l’architecture complexe et ouvragé. Comme système autoproclamé, la perversion renvoie d’ailleurs à cette apparence d’organisation rationnelle comme unique référence légitime. On peut penser en exemple la structure du parti et de ses satellites dans l’ancienne URSS.
W réalise-t-elle ces caractéristiques de la perversion ? On y retrouve bien :
-
La référence à
l’idéal olympique
Ch. XII, p 86
« …Une quatrième variation,
assez proche de la précédente, fait de Wilson un champion (d’autres disent un
entraîneur) qui, exalté par l’entreprise olympique, mais désespéré par les
difficultés que rencontrait alors Pierre de Coubertin et persuadé que l’idéal olympique ne pourrait qu’être
bafoué, sali, détourné au profit de marchandages sordides, soumis aux pires
compromissions par ceux-là mêmes qui prétendraient le servir, résolut de tout
mettre en œuvre pour fonder, à l’abri des querelles chauvines et des
manipulations idéologiques, une nouvelle Olympie. »
On remarquera le procédé particulièrement retors, mais que l’on peut constater dans d’autres perversions, qui consiste à faire du « fondateur » une sorte de héros de l’idéal perverti. C’est la vertu, et non le vice, un désir de purification comparable à celui des refondateurs (ex : Robert d’Arbrissel) des ordres monastiques qui préside à la fondation initiale de la colonie.
-
W est une
inversion de cet idéal
L’idéal olympique était fait de paix, de fraternité, d’humanité, de justice.. Il suffit d’opposer à cela le spectacle de clôture des Olympiades pour s’en persuader. Plus encore, on trouvera ci-dessous trois extraits le premier du chapitre XII, le second du chapitre XXII, le troisième de l’ultime chapitre de la fiction ( XXXVI).
- W est une structure d’ordre extrêmement complexe
L’ordre est partout, et la perversion de l’ordre aussi.
L’ordre dans l’organisation de l’espace de l’île, ordre dans les noms attribués aux athlètes, ordre dans l’organisation des championnats. Les structures sont toutes rationnelles. La société se veut parfaite, à l’image des utopies rationnelles du XIXe siècle ; elle se présente globalement comme un ensemble de modèles mécanistes complexes, comportant même des systèmes régulateurs, dont la finalité est unique, du moins en apparence : tout pour le sport, comme dans la chanson[21] ! Tout au plus, mais « il n’y a pas de roses sans épines » les athlètes vont-ils être soumis, « pour la bonne cause » à un régime spartiate, d’entraînements et d’hygiène alimentaire.
Un tel système est déjà inhumain dans son principe : comme toute construction rationnelle qui dégénère en rationalisation[22], c’est à dire qui oublie son fondement et sa finalité (l’homme) elle ne peut être parfaite sans devenir totalitaire. W nous décrit la transformation progressive d’une société idéale en enfer organisé, mutation dont les hommes ont eut à connaître au cours de l’histoire. Mais il ne s’agit pas seulement d’être bourreau, il faut aussi tuer dans la victime ses propres références humaines, celles de l’amour du prochain en particulier, et lui faire accepter la « logique » de son maître comme celle de l’ordre des choses, le transformer en complice de sa propre déchéance.
Mais c’est aussi dans la perversion de son propre ordre que la société W révèle le mieux son inhumanité. En effet toute règle sociale comporte ses exceptions, non pas destinées, comme dans la société de droit, à humaniser la loi en l’adaptant aux situations particulières, mais à introduire dans l’ordre, de l’arbitraire et de l’injustice. Nous avons déjà relevé que la capacité d’espérer était une des caractéristiques de notre humanité. L’introduction du caprice dans la société W ruine tout espoir pour les athlètes de s’en sortir.
Ainsi, W est une entreprise de déshumanisation qui agit à un triple niveau. Asservir les corps par une discipline sportive et des restrictions alimentaires, détruire chez les athlètes les valeurs qui faisaient leur humanité (fraternité), enfin tuer toute espérance. Les hommes sont broyés, « concentrés » par une machine sociale infernale.
2.2 Ni Dieux ni brutes
On pourrait aussi formuler une hypothèse de lecture, qui nous permettrait de comprendre l’insertion du roman de Perec dans la problématique de l’humain et de l’inhumain. Quand commence l’inhumanité ? On pourrait dire : lorsque l’homme oublie sa propre condition pour lui préférer ce qui est en deçà ou au-delà d’elle. Où se situe celle de l’homme ? Elle est traversée par un déchirement qui est l’essence de ce que l’on peut appeler la tragédie. Ce déchirement peut revêtir plusieurs formes, conscience de notre finitude et désir d’immortalité, amour de soi et amour d’autrui, infinité de nos désir et conscience de notre impuissance, solitude ontologique de l’être pensant dans un monde absurde etc.…
Etre humain, c’est affronter cette dualité tragique et lui trouver un sens. Or, l’inhumain est au contraire le désir de fuir ce dilemme, en voulant placer l’homme là où il n’est pas : du côté de/des Dieux, d’une part, ou du côté de la brute, d’autre part. C’est un trait que l’on peut identifier chez Frankenstein, dans le désir prométhéen qui l’anime. C’est aussi l’une des clef qui permet de comprendre la troisième œuvre du programme, Médée, qui nous parle d’un déséquilibre entre les hommes et les Dieux, de la rupture d’une harmonie primitive lorsque les homme prétendent rivaliser avec les Dieux sur leur propre terrain. Dans l’œuvre de Perec, on peut décliner ce thème selon trois axes :
2.2.1 - Des hommes qui voulaient égaler les Dieux, le mythe aryen
La faute des aryens, ou prétendus tels, est d’avoir cru en un possible dépassement de la condition d’homme, par la création d’une race supérieure devant supplanter définitivement toutes les autres formes d’humanité. En cela, ils prétendaient parfaire l’œuvre de Dieu, qui, pourtant avaient voulu les hommes à la fois différents et frères.
Sur l’île de W, cet idéal eugéniste est initialement celui des maîtres. L’organisation des compétition est une manière de sélection naturelle, qui consiste à appliquer à l’homme un mode d’être infra humain, un modèle naturel. Les Nazis pensaient eux aussi qu’il leur revenaient de parfaire l’œuvre de la nature en usurpant la geste divine. Se prenant pour des Dieux, ou du moins aspirant à prendre leur place, ils prétendaient décréter de qui avait droit de vie, de se reproduire, de penser… Le grotesque est qu’ils prétendaient être des Dieux, alors même qu’ils se conduisaient envers leurs frères comme des brutes, et prétendaient leur appliquer la loi de la brute (sélection naturelle)
C’est ainsi que nous est décrite W dans les chapitres XII,XIV et XVI : une machine à sélectionner les meilleurs et à rejeter en dehors du corps social (et de la vie ?) tous ceux qui ne vont pas dans le sens des critères retenus.
2.2.2 - Babel et l’utopie, la nouvelle Olympie # la Jérusalem céleste
W, ou la nouvelle Olympie rejoint deux autres expressions du mythe prométhéen : la tour de Babel, d’une part, les utopies[23] de la modernité, d’autre part. Toutes participent du même rêve de créer un paradis sur terre, fruit de l’amour des hommes. Toutes prétendent réaliser sur terre un Paradis que Dieu leur refuse. Projets généreux dans leur principes humanistes, mais qui ont tous comme point commun de déboucher sur des machines sociales monstrueuses. Le phalanstère de Fourier ne peut perdurer que s’il tort le cou, par avance, aux dissidences présentes et à venir… «… ce ne signifie pas autre chose qu’on les obligera à être libres » (Rousseau). Le XXe siècle a connu dans le stalinisme cette dérive d’un état « des lendemains qui chantent » en dictature qui n’avait même plus l’excuse d’être « du prolétariat ».
Faut-il rappeler que l’Olympe est le séjour des Dieux ? W s’inscrit dans la ligne de ces projets prométhéens : créer une cité des Dieux (du stade), un empyrée à visage humain en quelque sorte. Là aussi la tentative débouche sur l’horreur qui vaut bien celles d’Huxley et d’Orwell dans leur description de la perversion de l’idéal utopiste.
La Jérusalem chrétienne est dite « céleste » : c’est dire qu’elle n’est pas de ce monde ; le mythe nous met en garde contre l’orgueil humain qui prétendrait, par ses seules forces, transcender l’imperfection de sa condition.
2.2.3 - Des hommes qui choisissent la brute contre l’humain
Mais les hommes refusent aussi leur condition lorsqu’ils choisissent la brute contre l’humain. C’est à dessein qu’on emploiera ici le terme de brute, de préférence à celui de bête. Car l’animal suit toujours un comportement déterminé par les modèles instinctifs qu’il porte génétiquement en lui. Faire preuve de violence n’est donc pas un comportement bestial, ce serait faire injure aux animaux. Le comportement de la brute est un comportement déstructuré, où l’homme perd « tout égard pour sa propre espèce [24]». L’homme est un être moral, dont le comportement n’est pas reçu génétiquement, mais culturellement. Ce passage du biologique au culturel c’est celui de la nécessité au choix, de l’instinct à la morale. Mais définir l’homme comme un animal politique et moral ne signifie pas qu’ils le soient tous, ni toujours. Du fait que les valeurs sont choisies et non pas subies, la tentation d’y renoncer est forte. C’est par un tel renoncement que des hommes ont manifesté leur inhumanité.
W est un exemple de choix de la brute contre l’humain. On peut retenir trois passages qui, dans l’œuvre, illustrent cette perte du sens moral :
-
Le déni des
valeurs
- On
relèvera d’abord cette
affirmation en apparence
anodine du ch. XIV (p 97) : « C’est évidemment un grave manquement à la règle que
de courir à contresens. Dans la mesure où la notion de péché est, sinon
inconnue à W, du moins complètement
intégrée à la morale sportive (toute faute, volontaire ou involontaire –cette
distinction n’ayant sur W aucun sens-, entraîne automatiquement la disqualification, c’est-à-dire la
défaite, sanction ici extrêmement
importante, pour ne pas dire capitale),
le non-respect d’un usage, quand il n’est pas lié à la compétition, ne peut
avoir qu’une signification de défi (…). »
Si la notion de péché est inconnue sur W, c’est que la distinction morale y a perdu tout sens. Ce qui compte c’est la conformité à la règle, où à défaut, à l’usage, c’est à dire la soumission passive à l’arbitraire, sans interrogation sur la légitimité. Sur l’île de W, le volontaire et l’involontaire sont identiques : on y reconnaît pas le choix. Enfin, si la sanction est sans appel (on soulignera la sourde menace contenue dans l’adjectif « capitale »), c’est qu’il n’y a pas de faute, puisqu’il n’y a pas de rédemption (de pardon) possible.
-
L’arbitraire
(Ch. XXII & XXIV)
p. 147 : « Cette discrimination
institutionnelle est l’expression d’une politique consciente et rigoureuse. Si
l’impression dominante que l’on retire du spectacle d’une course est celle
d’une totale injustice, c’est que les Officiels ne sont pas opposés à
l’injustice. Au contraire, ils pensent qu’elle est le ferment le plus efficace
de la lutte et qu’un athlète ulcéré, révolté par l’arbitraire des décisions,
par l’iniquité des arbitrages, par les abus de pouvoir, les empiètements, le
favoritisme presque exagéré dont font preuve à tout instant les Juges, sera
cent fois plus combatif qu’un Athlète persuadé qu’il a mérité sa défaite.
Il
faut que même le meilleur ne soit pas sûr de gagner ; il faut que même le
plus faible ne soit pas sûr de perdre. Il faut que tous deux risquent autant,
attendent avec le même espoir insensé la victoire, avec la même terreur
indicible la défaite.
p.
155 La Loi est implacable, mais la Loi est imprévisible. Nul n’est censé
l’ignorer, mais nul ne peut la connaître. Entre ceux qui la subissent et ceux
qui l’édictent se dresse une barrière infranchissable. L’Athlète doit savoir
que rien n’est sûr ; il doit s’attendre à tout, au meilleur et au
pire ; les décisions qui le concernent, qu’elles soient futiles ou
vitales, sont prises en dehors de lui ; il n’a aucun contrôle sur elles.
Il peut croire que, sportif, sa fonction est de gagner, car c’est la Victoire
que l’on fête et c’est la défaite que l’on punit ; mais il peut arriver
dernier et être proclamé Vainqueur : ce jour-là, à l’occasion de cette
course-là, quelqu’un, quelque part, aura décidé que l’on courrait à qui perd
gagne.
Les
Athlètes auraient pourtant tort de se livrer à des spéculations sur les
décisions qui sont prises à leur égard. Dans la majorité des courses et des
concours, ce sont effectivement les premiers, les meilleurs, qui gagnent et il
se vérifie presque toujours que l’on a intérêt à gagner. Les transgressions
sont là pour rappeler aux Athlètes que la Victoire est une grâce, et non un
droit : la certitude n’est pas une vertu sportive ; il ne suffit pas
d’être le meilleur pour gagner, ce serait trop simple. Il faut savoir que le hasard
fait aussi partie de la règle. Am Stram Gram ou Pimpanicaille, ou n’importe
quelle autre comptine, décideront parfois du résultat d’une épreuve. Il est
plus important d’avoir de la chance que du mérite. »
Il y a tout d’abord l’effet de cette inversion des valeurs que nous soulignions plus haut : l’injustice posé comme principe de l’Etat. On ne l’établit pas pour autant comme valeur : on ne trouverait dans W aucune théorie de l’apologie de l’injuste, comme on peut la trouver chez Calliclès[25], ou chez de Sade. Non l’injustice n’est qu’un moyen, machiavélique, d’inciter les Champions à ne pas se reposer sur leurs lauriers. Eux-mêmes sont soumis à la Loi, non par décision consciente (il y a ceux qui font les lois et ceux qui les subissent), mais parce que celle-ci autoproclame sa toute puissance. Cette omnipotence s’affirme au plus haut degré de l’absurde dans les « transgressions » légales. La Loi n’est pas la Loi, puisqu’elle peut aussi bien se défaire au gré des caprices. Sa contingence rend tout espoir vain : on ne peut ni se révolter, ni se concilier les bonnes grâce des Maîtres.
-
Le viol des
femmes (Ch. XVI)
C’est sans nul doute le passage le plus douloureux de l’œuvre, à tel point que Perec interrompit à cet endroit la publication de la première version de W en 1971. C’est après le détour de l’analyse qu’il s’autorisera à reprendre cette description.
p. 167 : « Les Atlantiades ont lieu à peu près tous les mois. On amène alors sur le Stade central les femmes présumées fécondables, on les dépouille de leurs vêtements et on les lâche sur la piste où elles se mettent à courir du plus vite qu’elles peuvent. On leur laisse prendre un demi-tour d’avance, puis on lance à leur poursuite les meilleurs Athlètes W, c’est à dire les deux meilleurs de chaque discipline dans chaque village, soit, en tout, puisqu’il y a vingt-deux disciplines et quatre villages, cent soixante-seize hommes. Un tour de piste suffit généralement aux coureurs pour rattraper les femmes, et c’est le plus souvent en face des tribunes d’honneur, soit sur la cendrée, soit sur la pelouse, qu’elles sont violées. »
Ce viol des femmes
s’accompagne de luttes fratricides entre les Athlètes :
p. 168 : « Pour(…) établir un tant soit peu d’équilibre, l’Administration des Atlantiades a progressivement assoupli les règles de la course et a admis des procédés qui seraient évidemment inacceptables dans le cadre d’une compétition normale. C’est ainsi que l’on a d’abord toléré le croche pied, puis, d’une manière plus générale, toutes les manœuvres ayant pour but de faire perdre l’équilibre à un concurrent. (…) Pendant un certain temps, on a tenté d’interdire des types d’agression jugés trop violents, comme la strangulation, la morsure, l’uppercut, (…) l’énucléation (…) Mais ces attaques devenant de plus en plus fréquentes, il s’est révélé de plus en plus difficile de les réprimer et l’on a fini par les admettre dans les règles. (…) on a imposé que les adversaires soient, comme les femmes qu’ils poursuivent, entièrement nus. La seule tolérance admise (…) concerne les chaussures, dont les pointes sont aiguisées et rendues particulièrement acérées et lacérantes. »
Qu’ajouter à la description de ces horreurs ? La fiction est sans doute en dessous de la réalité des camps nazis. Dans le film de Jacques Lanzmann, Shoah, les survivants expliquaient comment les femmes et les enfants couraient au devant des chambre à gaz, persuadés d’y trouver des douches ; femmes et enfant privés d’eau pendant des jours et qui restaient sourds aux avertissements de ceux qui connaissaient le sort qui les attendait. La violence sur les victimes est telle que celles-ci sont souvent très proches de se ranger du côté des bourreaux. W semble avoir réussi où les nazis échouèrent le plus souvent.
2.2 - Le récit biographique : mémoires d’un amnésique
Tout comme cette fantaisie chromatique de Bach, qui aligne arpèges, gammes chromatiques, et où le thème semble perpétuellement se chercher et se fuir, ce nouveau récit biographique est fait d’une succession de courts fragments sans véritable unité thématique. C’est ce qui justifie mon titre : les souvenirs sont là à présent, c’est leur mise en œuvre qui demeure impossible.
Ch. XIII, p 93 : « Désormais, les souvenirs existent, fugaces ou tenaces, futiles ou pesants, mais rien ne les rassemble. Ils sont comme cette écriture non liée, ; faite de lettres isolées incapables de se souder entre elles pour former un mot, qui fut la mienne jusqu’à l’âge de dix-sept ou dix-huit ans.»
La réussite de l’anamnèse suppose d’accepter la règle fondamentale de la technique analytique : les associations libres d’idées. Si la technique est efficace, nous devrions retrouver dans cette discontinuité le fil directeur du sens.
Les chaînes associatives sont des juxtapositions de signifiants : on passe d’un signifiant à un autre, sans tenter d’y apporter un ordre. Ce libre jeu des signifiants se fait sur le modèle des comptines enfantines :
Sfiant.1 ® Sfiant.2 ® Sfiant.3 ® Sfiant.4® Sfiant.N (bouclage)
Que nous connaissons tous et que cite Perec. La chaîne associative doit renoncer dans un premier temps à faire sens ; vouloir outrepasser cette règle conduirait inévitablement à des rationalisations inauthentiques, des relectures des souvenirs, qui ne seraient sans doute que des mensonges sur des mensonges, comme dans le récit de la première partie. Ainsi dans l’analyse du rêve, on doit renoncer à donner sens au contenu manifeste, pour au contraire favoriser de libres associations autour des éléments qui le composent. Le sens ne peut se dégager que lentement, dans la répétition redondante des éléments de la chaîne. La signification surgit de l’ensemble du parcours associatif. Le parcours doit rester libre de toute interprétation hâtive.
Ce sont les même principes qui doivent guider la lecture du récit biographique de la seconde partie. Devant l’impossibilité avérée (première partie) de faire revivre les souvenirs par la lecture des « documents objectifs », Perec va donc laisser parler son inconscient à travers la chaîne des souvenirs qu’il nous livre.
On pourrait suivre toutes ces chaînes associatives. Je me propose de ne détailler pour exemple que l’une d’entre elles, en réalisant tout d’abord un repérage dans le texte avant de tenter une analyse.
Sfiant.1 , Ch. XIII, p. 94
Les
choses et les lieux n'avaient pas de noms ou en avaient plusieurs; les gens
n'avaient pas de visage. Une fois, c'était une tante, et la fois d'après
c'était une autre tante. Ou bien une grand‑mère. Un jour on rencontrait
sa cousine et l'on avait presque oublié que l’on avait une cousine. Ensuite on
ne rencontrait plus personne; on ne savait pas si c'était normal ou pas normal,
si ça allait durer tout le temps comme ça, ou si c'était seulement provisoire.
Peut‑être y avait‑il des époques à tantes et des époques sans
tantes ? On ne demandait riens on ne savait pas très bien ce qu'il aurait fallu
demander, on devait avoir un peu peur de la réponse que l'on aurait obtenue si
l'on s'était avisé de demander quelque chose. On ne posait aucune question. On
attendait que le hasard fasse revenir la tante ou, sinon cette tante‑là,
l'autre tante, en fin de compte, on se fichait pas mal de savoir laquelle des
deux tantes c'était et même on se fichait qu'il y ait des tantes ou qu'il n'y
en ait pas. En fait, on était toujours un peu surpris qu'il y ait des tantes,
et des cousines, et une grand‑mère. Dans la vie, on s'en passait très
bien, on ne voyait pas très bien à quoi ça servait, ni pourquoi c'étaient des
gens plus importants que les autres; on n'aimait pas beaucoup cette manière
qu'elles avaient, les tantes, d'apparaître et de disparaître à tout bout de
champ.
Sfiant.2 , Ch. XV, p. 103
Henri, le fils de la sœur du mari de la sœur de mon père, que j’ai,
depuis, pris l’habitude d’appeler mon cousin bien qu’il ne le soit pas, pas
plus que sa mère Berthe n’était ma tante, Marc mon oncle, Nicha et Paul mes
cousins,…
Sfiant.3 , Ch. XV, p. 103/104
Ma tante Esther habitait avec sa famille une villa assez écarté tout au sommet de la grande route en pente
qui aboutit sur la grand-place de Villard (…) Le long de cette route se
trouvaient également, en contrebas, la ferme des Gardes où habitaient Marc, le
frère de mon oncle David, sa femme Ada et leurs enfants Nicha et Paul, et un
peu plus haut, à gauche, une villa appelée l’Igloo où vivaient Berthe, la sœur
de David, son mari Robert et leur fils Henri.
Sfiant.4, Ch. XVII, p. 117
… j'eus sans doute
pendant cette époque qui, me semble‑t‑il, ne dura que quelques
mois, de fréquents contacts avec ma famille adoptive. C'est ainsi que je me
souviens qu'un jour j'accompagnai ma tante Esther chez sa belle‑sœur
Berthe, à l'igloo; elles s'installèrent
au salon et Berthe m'envoya jouer en haut avec son fils Henri qui devait alors
avoir douze ou treize ans. Je ne sais pourquoi je garde un souvenir très précis
de l'escalier, extrêmement étroit et à la pente très raide. Je trouvai Henri et
l'un de ses lointains cousins, nommé Robert (sa tante était la femme du cousin
de son grand-père et maternel), assis à même le sol, en train de jouer avec
acharnement à la bataille navale mouvante (variante assez compliquée de la bataille
navale dans laquelle, on l'a deviné, les vaisseaux ont le droit de se déplacer
au cours de la partie: j'aurai l'occasion de reparler de ce jeu); ils
refuseront d'emblée de m'associer à leur partie, affirmant que j'étais trop
petit pour en comprendre le mécanisme, ce qui m'humilia beaucoup.
Sfiant.5 , Ch. XIX, p. 125/126
Le collège Turenne, que l'on appelait aussi le
Clocher, était une bâtisse rose, assez grande, de construction sans doute
récente, Située un peu à l'écart de Villard, à quelque cinq cents mètres au‑delà
des Frimas, ainsi que je le découvris
avec stupéfaction quand je revins le visiter en décembre 1970, tellement dans
mon souvenir c'était un lieu terriblement éloigné, où nul ne venait jamais, où
les nouvelles n'arrivaient pas, où celui qui en avait passé le seuil ne le
repassait plus.
Le collège était une
institution religieuse, dirigée par deux sœurs (peut‑être à la fois au
sens familial et religieux du terme) que j'imagine, plutôt que je ne revois,
vêtues de longues robes grises et portant à la ceinture d'énormes trousseaux de
clés. Elles étaient sévères et peu enclines à la tendresse. Le directeur des
études était au contraire d'une très grande gentillesse et j'avais pour lui un
sentiment proche de la vénération; il s'appelait le Père David, c'était un
moine franciscain ou dominicain, vêtu d'une robe blanche, avec une ceinture en
corde tressée au bout de laquelle pendait un chapelet. Quel que fût le temps.
il marchait pieds nus dans des sandales. Je crois me souvenir qu'il était
chauve et qu'il portait une grande barbe rousse. Selon ma tante, c'était un
juif converti et c'est peut-être autant par prosélytisme que par souci de
protection qu'il exigea que je sois baptisé.
Sfiant.6 , Ch. XXI, p. 137/138
Une autre fois, il me semble qu'avec plein d'autres enfants, nous étions en train de faire les foins, quand quelqu'un vint en courant m'avertir que ma tante était là. Je courus vers une silhouette vêtue de sombre qui, venant du collège, se dirigeait vers nous à travers champs. Je m'arrêtai pile à quelques mètres d'elle: je ne connaissais pas la dame qui était en face de moi et qui me disait bonjour en souriant. C'était ma tante Berthe; plus tard, je suis allé vivre presque un an chez elle; elle m'a peut‑être alors rappelé cette visite, ou bien c'est un événement entièrement inventé, et pourtant je garde avec une netteté absolue le souvenir, non de la scène entière, mais du sentiment d'incrédulité d'hostilité et de méfiance que je ressentis alors: il reste, aujourd'hui encore, assez difficilement exprimable, comme s'il était le dévoilement d'une «vérité » élémentaire (désormais, il ne viendra à toi que des étrangères; tu les chercheras et tu les repousseras sans cesse; elles ne t'appartiendront pas, tu ne leur appartiendras pas, car tu ne sauras que les tenir à part...) dont je ne crois pas avoir fini de suivre les méandres.
Sfiant.7 , Ch. XXIII, p. 153/154
J’allai me coucher. J’étais seul dans mon dortoir. Vers le milieu de la
nuit, je me réveillai. Je ne crois pas que la question qui me tenaillait
concernait directement le Père Noël, mais j’étais impatient de savoir si
j’avais effectivement reçu un cadeau (…) J’ai regardé en bas : Il n’y
avait pas beaucoup de lumière mais au bout d’un instant je suis arrivé à voir
le grand arbre décoré, l’amoncellement des chaussures tout autour et, débordant
d’une des miennes, une grande boîte rectangulaire.
C’était un cadeau que m’envoyait ma tante Esther : deux chemises à
carreaux, genre cow-boy. Elles piquaient. Je ne les aimais pas.
Sfiant.8 , Ch. XXV, p. 161/162
Plusieurs fois, comme en cette nuit de Noël, j’ai été seul, ou du moins
le seul enfant, dans le collège. (…) Dans une de ces malles, peut-être à côté
de ces décors d’arbre de Noël dont j’ai déjà parlé, je découvris des (…) films (…) destinés au catéchisme. L’un
d’eux montrait le désert avec des palmiers, des oasis et des chameaux ;
celui-là, j’en gardai un grand morceau, que je ne me lassai pas de regarder.
A la rentrée, j’inventai un assez curieux stratagème : j’annonçai à
tous mes camarades que dès l’année prochaine, j’allais aller en Palestine et je
montrais le morceau de film comme s’il avait été la preuve que je ne mentais
pas ; (…)
Et surtout, comment pouvais-je savoir que je devais aller en
Palestine ? C’était un projet réel que ma tante Esther et ma grand-mère
avaient formé, persuadées sans doute que ma mère ne reviendrait jamais. Ma
grand-mère tenait beaucoup à ce qu’ « l’enfant » (c’est ainsi, comme
je l’ai appris beaucoup plus tard qu’Esther et elle m’appelaient) vienne avec
elle en Palestine, à Haïfa, chez son fils Léon. Mais Léon et sa femme (qui s’appelait
également Esther) avaient déjà trois enfants et ils hésitèrent tellement à en
adopter un quatrième que ma grand-mère, Rose, finit par partir seule, bien
après la fin de la guerre, en 1946.
En 1943-44, ma grand-mère avait un logement à Villard. Un peu plus tard
elle alla vivre dans un home d’enfants et m’y emmena. Je ne me souviens pas de
l’avoir vue une seule fois pendant toute la durée de mon séjour au collège
Turenne (cela ne veut pas dire qu’elle n’est pas venue ; cela veut
dire que je ne m’en souviens pas).
Sfiant.9 , Ch. XXVII, p. 171/172
Quoi qu’il en soit, je me retrouvai un jour d’été sur une route, avec ma
grand-mère. Elle portait une grosse valise et moi une petite. Il faisait chaud.
Nous nous arrêtions souvent ; ma grand-mère s’asseyait sur sa valise et
moi par terre, ou sur une borne kilométrique. Cela a duré un temps
considérablement long. Je devais avoir huit ans et ma grand-mère au moins
soixante-cinq et il nous a fallu tout
un après-midi pour parcourir les sept kilomètres qui séparent Villard-de-Lans
de Lans-en-Vercors.
C’est beaucoup plus tard que j’ai appris que ma grand-mère s’était
engagée dans cette pension comme cuisinière. Comme elle ne parlait pratiquement
pas le français, et que son accent étranger aurait pu la faire dangereusement
remarquer, il fut convenu qu’elle passerait pour muette.
Sfiant.10 , Ch. XXIX, p. 181
Je revins à Villard avec ma grand-mère et je vécus quelques mois avec
elle dans le tout petit logement qu’elle occupait dans le vieux Villard. (…)
p. 184
Assez vite, ma grand-mère et ma tante Esther regagnèrent Paris. J’allai
vivre chez la belle sœur d’Esther, ma tante Berthe ; elle avait un fils
d’une quinzaine d’années, Henri, et elle habitait dans une villa qui se
trouvait dans le bas de Villard (…) Une fois, je fus malade et pour me guérir
Berthe me fit une infusion de queues de cerises que je trouvai très mauvaise.
Sfiant.11 , Ch. XXXI, p 191/196
C’est de cette époque que datent les premières lectures dont je me
souvienne. Couché à plat ventre sur mon lit, je dévorais les livres que mon
cousin Henri me donnait à lire.
L’un de ces livres était un roman-feuilleton. Je crois qu’il s’appelait Le
Tour de France d’un petit Parisien (…) L’une de ces couvertures
représentait un enfant d’une quinzaine d’années avançant sur un sentier très
étroit creusé à mi-hauteur d’une haute falaise surplombant un précipice sans
fond. (…)
Le deuxième livre était Michaël, chien de cirque, dont un épisode au moins est gravé dans ma
mémoire, celui de cet athlète que quatre chevaux vont tenter d’écarteler ;
(…)
Le troisième livre était Vingt ans après, dont mon souvenir
exagère à l’excès l’impression qu’il me fit, peut-être parce que c’est le seul
de ces trois livre que j’ai relu depuis et qu’il m’arrive encore aujourd’hui de
relire. (…)
(…)il me semble, non seulement que je les ai toujours connus, mais plus
encore, à la limite, qu’ils m’ont presque servi d’histoire : source d’une
mémoire inépuisable, d’un ressassement, d’une certitude : les mots étaient
à leur place, les livres racontaient des histoires ; on pouvait
suivre ; on pouvait relire, et, relisant, retrouver, magnifiée par la
certitude d’on avait de les retrouver, l’impression qu’on avait d’abord
éprouvé : ce plaisir ne s’est jamais tari : je lis peu, mais je relis
sans cesse, Flaubert et Jules Verne, Roussel et Kafka, Leiris et Queneau ;
je relis les livres que j’aime et j’aime les livres que je relis, et chaque
fois avec la même jouissance, que je relise vingt pages, trois chapitres ou le
livre entier : celle d’une complicité, d’une connivence, ou plus encore,
au-delà, celle d’une parenté enfin retrouvée.
Il y avait pourtant quelque chose de frappant dans ces trois premiers
livres, c’est précisément qu’ils étaient incomplets, qu’il en impliquaient
d’autres, absents, et introuvables : les aventures du Petit parisien n’étaient
pas terminées (…) Michaël, le chien de cirque avait un frère (…) dont
j’ignorais tout, et mon cousin Henri ne possédait ni les Trois mousquetaires,
ni le Vicomte de Bragelone.
Sfiant.12 , Ch. XXXIII, p. 203/204
Un soir, nous allâmes au cinéma, Henri, Berthe, Robert, le père d’Henri,
qui je crois venait de revenir de Paris pour nous aider à y rentrer, et moi. Le
film s’appelait Le grand silence blanc (…) Le grand désert blanc n’était
pas le Grand Nord, mais le Sahara où un jeune officier, nommé Charles de
Foucauld (…) se faisait missionnaire. (…)
Sfiant.13 , Ch. XXXV, p. 211
Le voyage à Paris a duré très longtemps. Henri m’a appris à mesurer les
kilomètres en repérant sur le bord extérieur de la voie de droite (…) les
panneaux à chiffres blancs sur fond bleu indiquant le nombre de kilomètres qui
nous séparaient de Paris. (…)
On était partis un soir. On est arrivés à Paris le lendemain après-midi.
Ma tante Esther et mon oncle David nous attendaient sur le quai. En sortant de
la gare, j’ai demandé comment s’appelait ce monument ; on m’a répondu que ce n’était pas un
monument, mais seulement la gare de Lyon.
(…) Plus tard, je suis allé à un goûter offert par des soldats
canadiens ; je ne me rappelle plus quel jouet m’échut en partage, sinon
qu’il n’était pas de ceux que je convoitais. (…)
2.2.2 Analyse
Les
« mères » ou l’impossible substitution
Tante Esther, tante Berthe, la
grand-mère, les deux sœurs qui tiennent la pension Turenne, se partagent la
tâche difficile de remplacer auprès de « l’enfant » la mère disparue.
Il parraît évident que lorsque le petit Georges s’élance « vers une
silhouette vêtue de noir (cf. infra p 20, Sfiant6).», c’est au devant de sa
vraie mère qu’il croit courir :
- Un leitmotiv revient à leur sujet : celui de l’impossibilité de les reconnaître, et de se faire reconnaître par elles. Elles n’ont pas d’existence propre, sont presque des abstractions, (cf. infra p 19 Sfiant 1), leur filiation est difficile à établir, ou suspecte (cf. infra p 20 Sfiant 2, Sfiant4) manquent de chaleur humaine (cf. infra p 20 Sfiant 5), elles ne sont pas reconnues par l’enfant (cf. infra p 20, Sfiant6). Ces diverses évocations expriment toutes la même souffrance, qui n’appartient plus au passé, mais au présent.
« désormais, il ne viendra à toi que des étrangères, tu les chercheras et tu les repousseras sans cesse, elles ne t’appartiendront pas, tu ne leur appartiendras pas, car tu ne sauras que les tenir à part».
- Il faut faire
remonter ce «désormais» à la rupture initiale, celle de la Gare de Lyon. Elle
s’est greffé au caractère de Georges Perec, et il la revit à l’âge adulte comme
une irréductible distance qui le sépare définitivement des autres.
- Les « pères » ou l’impossible
substitution
La chaîne des pères de substitution
mérite elle aussi d’être soulignée. Tous sont des « candidats-pères »
possibles ; mais tous trahissent les espoirs placés en eux par l’enfant :
-
Le père David : Juif apostat,
l’enfant lui voue une véritable vénération ; mais c’est un père
usurpateur, qui exige du petit George le renoncement à son héritage paternel en
le suivant dans l’apostasie.
-
L’oncle Léon, oncle paternel de George
Perec, qui a émigré en Palestine. Mais il n’envisage pas d’un bon œil
l’adoption de son neveu.
-
Le cousin Henri : il est paré du
prestige des aînés, lit et joue à des jeux guerriers ; un candidat idéal,
somme toute, pour incarner le mythe du père-soldat : mais le héros tombe
de son piédestal quand, cédant à la colère, il détruit les précieuses grilles
de bataille navale évolutive…
-
Mais aussi la
« confirmation » par l’évêque, la poignée de main de Robert, autant
d’adoubements paternels fantasmés.
- Cadeaux et désirs déçus
Autre chaîne de signifiants, qui
commence dès la première partie : celle des attentes déçues ; les
symboles sont ici fortement redondants :
- La tante Esther outrepasse son
choix et préfère lui offrir des patins à roulettes à la place des soldats de
plomb convoités. (ch. VIII p.
44)
-
A Noël, nouvelle
déception la « grande boîte rectangulaire » ne contient que des chemises à carreaux, présent de la tante
Esther « elles piquaient. Je ne
les aimais pas » (ch. XXIII, p. 154)
-
Les deux cousins attendent avec
ferveur un film sur l’arctique, mais « Le grand désert blanc n’était pas le Grand Nord, mais le Sahara »
- Au goûter des soldats canadiens, « [le] jouet m’échut en partage (…) n’était pas de ceux que je convoitais. » (ch. XXXV, p.
211)
-
On pourrait y ajouter l’amertume de la
tisane de queues de cerises offerte par la tante Berthe, et le projet avorté du
départ vers la terre promise.
Une telle insistance sur le même thème
ne laisse aucun doute quant à l’attente véritable du petit Georges. Le désir
est vain, puisque son objet est mort ; mais entre le fait et son
acceptation il y a le lent cheminement
du « travail de deuil. »
-
D’autre chaînes
associatives :
Je me contenterai de citer ici deux autres pistes possibles, laissant au lecteur le soin de les instruire :
-
Un inconsolable
sentiment d’injustice.
On lui enlève
injustement sa médaille de mérite à l’école primaire, à la suite d’une
bousculade (Ch.10 p.75) / Il est
dénoncé et puni pour le « trafic » des clichés de Palestine volés.
(Ch. XXV p.161) / Accusé et puni
injustement pour avoir enfermé une petite fille dans un placard (Ch. XXVII p.172)
/ cruellement puni pour avoir bousculé un garçon dans les vestiaires de ski
(Ch. XXI p. 141) / Subit injustement la colère du cousin Henri (Ch. XXXI p.
195).
On relira avec
profit cette chaîne associative à la place prise par le sentiment d’injustice
dans le sentiment d’être juif (cf. infra, p. 5)
-
Mutilations,
sustentations.
A de multiples
reprises, Perec invoque cette symbolique de la mutilation : le lecteur
peut facilement comprendre quelle est la blessure initiale qui est ici
évoquée :
Il quitte sa mère
à la gare de Lyon, le bras en écharpe (Ch. X
p. 76) / Il prétend être opéré d’une appendicite ou d’une hernie (Ch. X
p. 78) / Il rêve de parachutistes (Ch. X p. 77) / Il fantasme sur une fracture
de l’omoplate ou de la clavicule (Ch. XV p.109) / Il porte en signe distinctif
une cicatrice à la lèvre (Ch. XXI p.141) On lui pose de ventouses qu’il
assimile à des « découpages de biscuits » (Ch. XXIX p. 184)
-
Une irréductible distance
Autre insistance
sur les distances, qui dans le souvenir paraissent immenses : distances
physiques entre les lieux, espacement entre les visites au Collège Turenne qui traduisent la détresse et le vide
affectifs.
2.2.3 Résolution : le « point de capiton[26] »
Mais l’analyse ne tient que par sa
résolution. Toutes ces chaînes signifiantes mènent vers un terme, l’expression
claire et distincte à la conscience du signifié caché. Ce terme, c’est Perec
lui-même qui l’énonce dans les trois fragments ci-dessous..
La mort du père
Je me souviens de la mort de Charles de Foucauld : il est attaché à
un poteau, la balle qui l’achève lui est entrée en plein dans l’œil, et le sang
coule sur sa joue.
Faire le deuil de sa mère
Plus tard, je suis allé avec ma tante voir une exposition sur les camps
de concentration. Elle se tenait du côté de La Motte-Picquet-Grenelle (…) Je me
souviens des photos montrant les murs des fours lacérés par les ongles des
gazés et d’un jeu d’échecs fabriqué avec des boulettes de pain.
La fin d’un déni – regarder l’horreur en face
« La structure des
camps de répression est commandée par deux orientations fondamentales: pas de
travailla du « sport », une dérision de nourriture. La majorité des
détenus ne travaillent pas, et cela veut dire que le travail, même le plus dur,
est considéré comme une planque. La moindre tâche doit être accomplie au pas de
course. Les coups, qui sont l'ordinaire des camps « normaux »,
deviennent ici la bagatelle quotidienne qui commande toutes les heures de la
journée et parfois de la nuit. Un des
jeux consiste à faire habiller et dévêtir les détenus plusieurs fois par jour
très vite et à la matraque; aussi a les faire sortir et entrer dans le Block en
courant, tandis que,
à la porte, deux S.S. assomment les Haeftlinge à coups de Gummi. Dans la petite
cour rectangulaire et bétonnée, le sport consiste en tout : faire tourner très
vite les hommes pendant des heures sans arrêt, avec le fouet; organiser la
marche du crapaud, et les plus lents seront jetés dans le bassin d'eau sous le
rire homérique des S.S.; répéter sans fin le mouvement qui consiste à se plier
très vite sur les talons les mains perpendiculaires; très vite (toujours vite,
vite, Schnell, les Mensch), à plat ventre dans la boue et se relever
cent fois de rang, courir ensuite s'inonder d'eau pour se laver et garder vingt‑quatre
heures des vêtements mouillés. »
Ce qui frappe dans ces trois extraits,
c’est l’absence de commentaire, le
détachement « objectif », on pourrait dire la distanciation qui les
caractérisent. Cette vérité ne peut s’encombrer ni d’effets littéraires, ni
d’excès passionnels. Contre le mensonge d’une enfance volés, la vérité doit se
regarder en face.
Au terme de son itinéraire analytique,
George Perec est capable de penser la mort de ses parents. Le pieux mensonge
qui la dissimulait, le blocage affectif qui empêchait de la penser, l’absence
de certitude qui le poussait à rechercher ses parents dans les substituts qui
se présentaient, les fantasmes de mutilations, d’injustes châtiments, de
dislocation de l’être n’ont plus lieu d’être. Ils sont maintenant remplacés par
la certitude consciente de leur mort. Cela, ni la visite au cimetière de
Nogent-sur-Seine, ni le décret du 13 octobre 1958 certifiant la mort de Cécile
n’avaient pu le faire.
Au delà, le devoir filial du souvenir
est rempli. Par ce geste, par l’écriture de ce roman, Perec restaure la
filiation qu’on lui avait volée.
CONCLUSION
La gageure que Perec proposait au lecteur de reconstituer l’unité de l’œuvre à partir d’un récit à deux (ou à quatre ?) voix est-elle tenue ?
Une première réponse consiste à dire que l’œuvre, le roman publié, est lui-même la fin de l’histoire. En effet c’est dans la lecture d’abord, puis dans l’écriture que Perec retrouve une nouvelle famille, virtuelle, certes mais qui lui permet de se forger une identité :
(…) il
me semble, non seulement que je les ai toujours connus, mais plus encore, à la
limite, qu’ils m’ont presque servi d’histoire : source d’une mémoire
inépuisable, d’un ressassement, d’une certitude : les mots étaient à leur
place, les livres racontaient des histoires ; on pouvait suivre ; on
pouvait relire, et, relisant, retrouver, magnifiée par la certitude d’on avait
de les retrouver, l’impression qu’on avait d’abord éprouvé : ce plaisir ne
s’est jamais tari : je lis peu, mais je relis sans cesse, Flaubert et
Jules Verne, Roussel et Kafka, Leiris et Queneau ; je relis les livres que
j’aime et j’aime les livres que je relis, et chaque fois avec la même
jouissance, que je relise vingt pages, trois chapitres ou le livre
entier : celle d’une complicité, d’une connivence, ou plus encore,
au-delà, celle d’une parenté enfin
retrouvée.
Rappelons nous aussi cette citation du chapitre VIII :
Ce récit n’est ni une pure autobiographie, ni un récit imaginaire ; c’est une tentative d’approcher le réel par deux voix distinctes, une archéologie de l’âme d’une part, une fiction de l’autre. Outre l’intérêt de nous présenter le drame historique de la Shoah sous l’angle d’une victime indirecte, de nous montrer que son horreur ne se limite pas à ce qui s’est vécu dans les camps, le texte dénonce les mécanismes pernicieux d’une perversion de l’humain. Le réel qui est atteint, c’est celui de l’inhumanité qui risque, à tout moment de l’histoire, de balayer nos fragiles constructions éthiques.
Il est enfin intéressant d’examiner le point final que Perec a voulu pour son œuvre : l’évocation du présent au travers de l’actualité des années 70 :
J'ai oublié lcs raisons qui, à douze ans, m'ont fait choisir 1a Terre de Feu pour y installer W : les fascistes de Pinochet se sont chargés de donner à mon fantasme une ultime résonance : plusieurs îlots de la Terre de Feu sont aujourd’hui des camps de déportations.
L’œuvre accède ainsi à l’universalité. La dénonciation du fascisme n’est plus localisée à un moment de l’histoire et W n’est pas la critique d’un système concentrationnaire particulier : son propos dénonce toutes les oppressions présentes et à venir. Loin d’enfermer le sujet sur le souvenir douloureux de son passé, l’analyse et l’œuvre littéraire permettent à sa souffrance de dépasser le cadre étroit de sa subjectivité.
Les tyran babyloniens demandaient aux hébreux de jouer de leurs instruments et de chanter pour eux ; les SS formèrent des orchestres de déportés qui jouaient dans la cour des camps ; le guitariste Victor Jara eût les mains coupées par les sbires de Pinochet qui lui dirent « chante maintenant Jara… ».
Perec, dans son œuvre, se sert de sa souffrance pour dénoncer et lutter contre cette inhumanité latente, toujours prête à investir une époque.
[1] Note concernant les conventions typographiques et sur la pagination.
J’ai conservé, dans les citations l’opposition entre les styles romain (biographie) et italique (récit imaginaire)
Les citations extérieurs au texte se feront en Helvética italique.
L’éditeur Gallimard a cru bon de modifier la pagination entre deux éditions successives de l’œuvre. Celle que j’utilise est celle de la version parue en décembre 1995, différente de celle de l’édition ultérieure (avril 1997).
[2] Oulipo : OUvroir de LIttérature POtentielle. Groupe réunissant littéraires et scientifiques, fondé en 1960 par François Le Lionnais (mathématicien) et Raymond Queneau (écrivain, mais aussi mathématicien). L’oulipo s’est défini ainsi : « Nous appelons littérature potentielle la recherche de formes, de structures nouvelles […] qui pourront être utilisées par les écrivains de la façon qui leur plaira. »
[3]« L'inconscient est ce chapitre de mon histoire qui est marqué par un blanc ou occupé par un mensonge : c'est le chapitre censuré. Mais la vérité peut être retrouvée; le plus souvent déjà elle est écrite ailleurs.
A savoir:
dans les monuments : et ceci est mon corps, c’est-à-dire le
noyau hystérique de la névrose où le symptôme hystérique montre la structure
d'un langage et se déchiffre comme une inscription qui, une fois recueillie,
peut sans perte grave être détruite;
- dans les documents d'archives aussi : et ce
sont les souvenirs de mon enfance, impénétrables aussi bien qu'eux, quand je
n'en connais pas la provenance;
- dans l'évolution sémantique : et ceci répond
au stock et aux acceptions du vocabulaire qui m'est particulier, comme au style
de ma vie et à mon caractère;
- dans les traditions aussi, voire dans les
légendes qui sous une forme héroïsée véhiculent mon histoire;
- dans les traces, enfin, qu'en conservent,
inévitablement les distorsions, nécessitées par le raccord du chapitre adultéré
dans les chapitres qui l'encadrent, et dont mon exégèse rétablira le
sens. »
Jacques Lacan : , « Fonction et champ de la
parole et du langage en psychanalyse » in Ecrits,
1966, Le Seuil.
[4] « A treize ans, j’inventai, racontai et dessinai une histoire. Plus tard, je l’oubliai. Il y a sept ans, un soir, à Venise, je me souvins tout à coup que cette histoire s’appelait « W »et qu’elle était, d’une certaine façon, sinon l’histoire, du moins une histoire de mon enfance. » (W, p. 14)
[5] Jules Verne
: les 500 milions de la Bégun
[6] Aldous Huxley : Le meilleur des mondes
[7] Georges Orwell : 1984
[8] Psaumes : Psaume 137/136 Chant de l’exilé :
Au
bord des fleuves de Babylone
nous
étions assis et nous pleurions, nous souvenant de Sion;
aux
peupliers d'alentour
nous
avions pendu nos harpes.
Et
c'est là qu'ils nous demandèrent,
nos
geôliers, des cantiques,
nos
ravisseurs, de la joie:
«Chantez-nous,
disaient-ils,
un
cantique de Sion.»
Comment
chanterions-nous
un
cantique de Yahvé
sur
une terre étrangère? Si je t'oublie, Jérusalem,
que
ma droite se dessèche!
Que
ma langue s'attache à mon palais
Si
je perds ton souvenir,
Si
je ne mets Jérusalem
au
plus haut de ma joie!
[9] Giraudoux
[10] cf. plus haut note 8, p. 4
[11] Récits d’Ellis Island, 1979 , film en collaboration avec Robert Bober
(c’est moi qui souligne, cf. plus bas p. 23 « un inconsollable sentiment d’injustice ».)
[12]
Ghandi :Là
où il n'y a le choix qu'entre lâcheté et violence, je conseillerai violence
[...]. Je cultive le courage tranquille de mourir sans tuer. Mais qui n'a
pas ce courage, je désire qu'il cultive l'art de tuer et d'être tué, plutôt que
de fuir honteusement le danger. Car celui
qui fuit commet une violence mentale; il fuit, parce qu'il n'a pas le courage
d'être tué en tuant f...]. Je risquerais mille fois la violence, plutôt que
l'émasculation de toute une race [...]. Je préférerais de beaucoup voir l'inde
recourir aux armes pour défendre son honneur, plutôt que de rester lâchement
témoin de son propre déshonneur [...].
Mais
je sais que la non-violence est infiniment supérieure à la violence, que le
pardon est plus viril que le châtiment. Le pardon est la parure du soldat. Mais
s'abstenir de punir n'est pardon que quand existe le pouvoir de punir. Il n'a
aucun sens de la part d'une créature impuissante... Je ne crois pas l'Inde
impuissante. Cent mille Anglais ne peuvent effrayer trois cent millions d'êtres
humains... Et d'ailleurs, la force n'est pas dans les moyens physiques, elle
réside dans une volonté indomptable... Non-violence n'est pas soumission
bénévole au malfaisant. Non-violence oppose toute la force de l'âme à la
volonté du tyran. Un seul homme peut ainsi défier un empire et provoquer sa
chute [...].
La
vie sort de la mort. Pour que le blé pousse, il faut que la semence périsse.
Nul ne s'est jamais élevé sans avoir passé par le feu de la souffrance... Nul
ne peut y échapper... Le progrès ne consiste qu'à purifier la souffrance, en
évitant de faire souffrir... Plus pure est la souffrance (personnelle), plus
grand le progrès [...]. Non-violence est souffrance consciente. Je me suis
permis de présenter à l'inde l'antique loi du sacrifice de soi, la loi de
souffrance. Les Rishis qui découvrirent la loi de non-violence, au milieu des
pires violences, étaient de plus grands génies que Newton, de plus grands
guerriers que Wellington, ils ont réalisé
l'inutilité des armes, qu'ils avaient connues... La religion de la non-violence
n'est pas seulement pour les saints, elle est pour le commun des hommes. C'est
la loi de notre espèce, comme la violence est la loi de la brute. L'esprit dort
dans la brute. La dignité de l'homme veut une loi plus haute : la force de
l'esprit... Je veux que l'inde pratique cette loi, je veux qu'elle ait
conscience de son pouvoir. Elle a une âme qui ne peut pas périr. Cette âme peut
défier toutes les forces matérielles du monde entier.
Déclarations et écrits de 1920 et 1921 réunis par Romain
Rolland, in Mahatma Gandhi, 1924,
Stock, 55e éd., 1929, pp. 54-55
[13] Psaumes : 23-22 Psaume de David, Le bon Pasteur : «Yahvé est mon berger, rien ne me manque »
[14] Perec : W, quatrième de couverture
[15] Il s’agit bien sûr de la dédicace de W ; on remarquera l’absence de ponctuation, le point qui devrait, conformément aux conventions typographiques suivre la lettre E, si celle-ci renvoyait à un prénom. Son absence est l’indice d’un jeu de mots pudique. On se souviendra aussi de « l’héroïne » de La Disparition, la lettre « e ».
[16] Gaspard Hauser : Enfant de 14 ans trouvé errant dans une rue de Nuremberg en 1828 ; muet, sa naissance est une énigme, ainsi que sa mort : mystérieusement assassiné en 1833, son existence donnera lieu à des spéculations sans fin.
[17] Jean Racine Britannicus
[18]
Lee Falk & Phil Davis « Through the miror »
[19] Sade : Justine ou les malheurs de la vertu p 169
[20] on se souviendra à ce propos du « Arbeit macht frei » que les Nazis avaient porté au fronton d’Auschwitz-Birkenau
[21]
Chantons,
pour le sport,
D’un cœur
joyeux chantons l’effort de la jeunesse
Qui, se
moquant de la gloire,
Vole vers la
victoire !
Chantons,
tous en chœur,
Les
performances et les vainqueurs,
Allons en
chœur !
Libres et
forts,
Joyeux
efforts,
Chantons,
vive le sport !
(indicatif de
« Sport et musique » , émission sportive dominicale de la R. T. F.)
[22] Sur cette distinction entre rationalité et rationalisations, je renvoie à Edgar Morin
[23] J’entends par « utopie de la modernité » tous les projets de cité idéale, de Thomas More , de Charles Fourier, d’Emile Zola, de Karl Marx, de William Morris qui sont caractéristiques de l’époque moderne.
[24]
Freud : Malaise dans la civilisation
[25] Platon : Le Gorgias
[26] Le « point de capiton » est une métaphore utilisée par les psychanalystes lacaniens. Ce mode de couture, utilisé par les bourreliers et les tapissiers se caractérise par l’extrême solidarité de tous les points, si bien qu’en en défaisant un, on défait toute l’enchaînement ; aussi est-il terminé nécessairement par un bouclage. La chaîne des signifiants inconscients est semblable à cet enchaînement de points à la fois autonomes et solidaires d’un même fil conducteur. Le bouclage est peut-être ici la clef, l’évènement, le souvenir qui donne accès à la compréhension de l’ensemble.