SAVOIR ET IGNORER[1]

(cours introductif à la lecture croisée de

Ménon de Platon[2],

Bouvard et Pécuchet (G. Flaubert)

La vie de Galilée (B. Brecht)[3]

 

INTRODUCTION

 

C'est à juste titre que notre sujet s'intitule "savoir et ignorer", et non "savoir ou ignorer" tant il est vrai que pour les êtres humains, la problématique de l'ignorance n'est jamais distincte de celle du savoir. Ainsi il n'existe pas plus d'ignorance absolue, que de savoir absolu, du moins pour l'homme. Le savoir absolu ne saurait être que le fait d'un Dieu ; l'ignorance absolue, celui d'un animal. Dans le premier cas cela suppose un être dont les représentations sont équivalentes à la chose représentée (« Dieu dit "lumière" et la lumière fut [4]») dans le second cas le terme désigne l'absence totale de savoir et l'aliénation absolue des êtres à un monde qu'ils subissent sans comprendre.

 

Savoir et ignorer, donc. L'histoire nous montre en effet que notre ignorance, tout comme notre savoir ne sont jamais que relatifs : si nous prenons l'exemple de la représentation que se font les humains des mouvements des corps célestes,  nous constatons que le système copernicien a mis à mal celui de Ptolémée. Mais pour autant le géocentrisme constituait-il une ignorance absolue ? Tout est question de point de vue : le marin, ou le chasseur, ont plus d'intérêt à connaître le mouvement apparent du soleil que les mouvements réels de la terre ; peu leur importe finalement de la savoir en mouvement puisque ce qu'ils recherchent ce sont des repères spatiaux (ouest/est) ou temporels, plus qu'une connaissance de l'univers.

 

D'autre part, la science moderne a fait l'épreuve des limites et de la relativité de ses acquis. En premier lieu, parce que les progrès des sciences nous font aussi découvrir que l'étendue de notre ignorance était plus grande que nous ne pouvions la supposer, et d'autre part, puisque toute théorie scientifique, pour ne pas dégénérer en dogme est par essence falsifiable, ce qui signifie qu'aucune loi de la physique ne peut être posée comme vérité définitive, mais est toujours, potentiellement, susceptible d'être remise en question.

Comme le dit G. Canguilhem[5], "être sujet de la connaissance (…) c'est seulement être insatisfait du sens trouvé".  Le savoir absolu n'est donc qu'un fantasme, ce qui ne signifie pas pour autant que nous devions nous résigner à l'ignorance.

 

 

Comment se décline ce dualisme savoir/ignorance dans les trois œuvres du programme ?

On peut dégager trois thématiques communes à nos auteurs :

 

-    Ennemi principal du savoir : le pseudo savoir ;

-    Question de méthode : Seule une mise en œuvre ordonnée du désir de connaissance est génératrice de savoir.

-    Enseigner et éduquer : transmission ou acquisition du savoir ; former ou accoucher les âmes question de pédagogie.

 

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L'ignorance c'est tout d'abord le pseudo savoir, et non le manque de savoir. Ignorer, ce n'est pas ne pas savoir, c'est croire que l'on sait.

Aucun des dieux ne philosophe et ne désire devenir savant, car il l'est: et, en général. si l'on est savant. on ne philosophe pas: les ignorants non plus ne philosophent pas et ne désirent pas devenir savants: car l'ignorance a précisément ceci de fâcheux que, n'ayant ni beauté, ni bonté, ni science, on s'en croit suffisamment pourvu. Or, quand on ne croit pas manquer d'une chose, on ne la désire pas.[6]

La reconnaissance primitive de notre manque de savoir est la première marche de la sagesse. C'est d'ailleurs la position initiale de Socrate dans le  Ménon. En réponse à la question de Ménon ("la vertu peut-elle s'enseigner") Socrate avoue son ignorance. En revanche, ses deux interlocuteurs, Ménon et Anytos sont enfermés dans leurs certitudes. Le premier est persuadé qu'avoir, dominer, jouir se confondent avec être et, bien né, il estime que l'excellence lui revient de droit, comme elle revenait à son père. Le second incarne le conservatisme politique borné de ceux qui ont le pouvoir et veulent le conserver. D’où sa hargne contre ceux qui remettraient en doute la grandeur de la cité et de ses grands hommes (tel Périclès)

 

Le pseudo savoir prend pour Galilée la figure de l'autorité ecclésiale, voire celle d'Aristote et de Ptolémée. C'est contre cet argument d'autorité, admis comme une révélation, qu'il doit faire valider un savoir démontré, construit par la raison.

 

Bouvard et Pécuchet nous offrent une forme dérivée du pseudo savoir ; il est engendré par la science elle-même. C'est la superstition de la science nouvelle, le fantasme de la vérité de l'écrit. Caricatures de Taine et de Renan, nos deux compères croient en la science, comme les moines de Galilée croyaient en Aristote.

 

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D’autre part, les trois œuvres soulèvent, à propos de savoir et ignorer le problème de la méthode : comme Descartes le fera dans son « Discours français[7] », Socrate veut montrer à Ménon qu'il n'y a pas de savoir sans méthode, et les diverses erreurs commises par l'impétueux jeune homme sont d'abord des fautes méthodologiques. Là où il faudrait poser la question en termes d'essence ("qu'est-ce que la vertu" ?), Ménon la pose en termes d'extension : quels sont les différents types d'excellence ? Si le dialogue n’aboutit pas, c'est précisément parce que les interlocuteurs de Socrate refusent la méthode qu'il leur propose : tous deux font confiance de manière aveugle à l'opinion.

 

Galilée se pose en fondateur de la science moderne. La référence à Descartes, son presque contemporain4, est éclairante : tout est question de méthode. "Je comprends par la seule puissance de juger qui réside en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux"[8]. Quelles sont les règles de la méthode ? Ce sont les exigences de la nouvelle éthique du savoir propre à la période moderne. En particulier le privilège accordé à la recherche de la variation sur la recherche de la variété ; le refus de la multiplication des hypothèses ; leur vérification à l'épreuve des faits ; l'utilisation des outils mathématiques et de leur langage comme garantie de la cohérence de la méthode ; l'objectivité et le refus de toute projection métaphysique, de toute croyance, sur l'objet étudié.

 

Bouvard et Pécuchet illustreraient plutôt le thème de « l'antiméthode[9] ». Une sorte de négatif de l'esprit scientifique : attrait pour le pittoresque et le sensationnel, foi aveugle en l'autorité de l'écrit, absence de persévérance dans l'expérimentation, lecture erronée des résultats de celle-ci ; Nos deux héros nous offrent le tableau de tous les obstacles que la subjectivité mal conduite oppose au progrès des sciences.  Il est remarquable dans leur cas que des qualités subjectives évidemment nécessaires à la science se transforment régulièrement en dérision de celle-ci : le questionnement  devient curiosité, la méthode, répétition stérile, l'observation accumulation de faits disparates. Brefs, voici deux chiffonniers perdus au pays des sciences.

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Enfin, la troisième thématique commune aux trois œuvres est celle de l'enseignement, de la question de la transmission (ou de la formation) du savoir.

 

La question posée initialement à Socrate est celle de la possibilité pour la vertu (ou l'excellence ?) de faire  l'objet d'un enseignement. En d'autres termes, s'agit-il d'enseigner ou d'éduquer ? La perfection vers le vrai, la perfection dans l'être s'acquiert-elle de  quelqu'un ? Quel est le rôle du Maître face à la demande de ses disciples ? Socrate s'offre en exemple. La dialectique ne vise ni à convaincre, ni à enseigner : elle veut faire accoucher les âmes de la part de divin qu'elles portent en elles ; elle veut les élever du sensible vers l’intelligible.

 

Les rapports de Galilée à Andréa, puis aux divers interlocuteurs tout au long de la pièce nous montrent le pédagogue à l'œuvre ; comment faire  de l'élève, non celui qui reçoit passivement un savoir pré-établi (comme finalement le faisaient les aristotéliciens) mais celui qui est l'acteur de sa propre formation, de son apprentissage ? D’autre part, si la pièce véhicule elle-même un enseignement, quelle est la position de spectateur ? Reçoit-il un enseignement didactique ou doit-il lui-même instruire la lecture du drame ?

 

Bouvard et Pécuchet sont, eux,  indécrotablement prisonniers du mythe du "sujet supposé savoir"[10] et du "sujet supposé ignorer" ; en se plaçant d'emblée dans la position d'admirateurs de la science, ils ne la perçoivent pas dans son développement cognitif, comme savoir en marche, mais comme vérité absolue ; c'est une véritable perversion de la science, une inversion des rapports du sujet à la connaissance.

 

Savoir et ignorer : ce couple de concepts est une illustration du caractère tragique de la condition humaine, entendu comme un déchirement entre deux exigences mutuellement nécessaires mais incompatibles.  Nous sommes déchirés entre l'absence totale de lumières de l'animal (la "stupidité des brutes" dirait Rousseau) et l'omniscience d'un Dieu. Notre esprit en sait assez pour comprendre sa condition et trop peu pour assouvir l'infinité de ses désirs.

 

Le problème central est sans doute celui-là : immensité, infinité de nos désirs et  modicité de nos moyens. La problématique de savoir et ignorer se double de celle de l'impuissance et du pouvoir, comme nous le verrons dans l'étude détaillée des œuvres.

 

 



[1] Ces quelques pages formaient l’introduction du cours de CPGE scientifiques, programme 1999/2000

[2]  Cf. introduction à la lecture de Ménon de Platon

[3] Cf. Introduction à la lecture de La vie de Galilée, de Brecht

[4] La Bible La Genèse, 1.3

[5] G. Canguilhem : Etudes d’histoire et de philosophie des sciences 2nd éd. 1970, Vrin, p.364

[6] Platon Le Banquet, 203 ac, trad. Chambry, 1964, Garnier‑Flammarion, pp. 64‑65.

 

[7] R. Descartes : Dicours de la méthode, 1637 (on se souviendra que la condamnation de Galilée par le Saint Office : 1633)

[8] R. Descartes, Méditations métaphysiques, méditation seconde, Ed. Vrin, p.32

[9]  Cf. aussi la Nausée de Sartre, et en particulier le personnage de L’autodidacte : La nausée, p47-48 :

L’Autodidacte s’est dirigé vers les rayons du mur d’un pas vif ; il rapporte deux volumes qu’il pose sur la table, de l’air d’un chien qui a trouvé un os. (...) Ce sont La tourbe et les tourbières, de Larbalétrier, et Hitopadèsa ou l’Instruction utile, de Lastex. (...)Tout d’un coup les noms des derniers auteurs dont il a consulté les ouvrages me reviennent à la mémoire Lambert, Langlois, Larbalétrier, Lastex, Lavergne. C’est une illumination ; j’ai compris la méthode de l’Autodidacte : il s’instruit dans l’ordre alphabétique.

Je le contemple avec une espèce d’admiration. Quelle volonté ne lui faut-il pas, pour réaliser lentement, obstinément un plan de si vaste envergure ? Un jour, il y a sept ans (il m’a dit qu’il étudiait depuis sept ans) il est entré en grande pompe dans cette salle. Il a parcouru du regard les innombrables livres qui tapissent les murs, et il a dû dire, à peu près comme Rastignac : « à nous deux, Science humaine. » Puis il est allé prendre le premier livre du premier rayon d’extrême droite ; il l’a ouvert à la première page, avec un sentiment de respect et d’effroi joint à une décision inébranlable. Il en est aujourd’hui à L. K. après J. L. après K. Il est passé brutalement de l’étude des coléoptères à celle de la théorie des quanta, d’un ouvrage sur Tamerlan à un pamphlet catholique contre le darwinisme. Il a tout lu ; il a emmagasiné dans sa tête la moitié de ce qu’on sait sur la parthénogenèse, la moitié des arguments contre la vivisection. Derrière lui, devant lui, il y a un univers. Et le jour approche où il dira, en fermant le dernier volume du dernier rayon d’extrême gauche : « Et maintenant? »

[10] J. Lacan