HENRI BERGSON
LA PENSEE ET LE MOUVANT
Ch. V
LA PERCEPTION DU CHANGEMENT
Conférences faites à i' Université
d'Oxford
les 26 et 27 mai 1911
PREMIERE CONFÉRENCE
(143)
Mes
premières paroles seront des paroles de remerciement à l'Université d'Oxford
pour le grand honneur qu'elle m'a fait en m'invitant à venir parler chez elle.
Je me suis toujours représenté Oxford comme un des rares sanctuaires où se
conservent, pieusement entretenues, transmises par chaque génération à la
suivante, la chaleur et la lumière de la pensée antique. Mais je sais aussi que
cet attachement à l'antiquité n'empêche pas votre Université d'être très
moderne et très vivante. Plus particulièrement, en ce qui concerne la
philosophie, je suis frappé de voir avec quelle profondeur et quelle
originalité on étudie ici les philosophes anciens (récemment encore, un de vos
maîtres les plus éminents ne renouvelait-il pas sur des points essentiels l'interprétation
de la théorie platonicienne des Idées ?), et comment, d'autre part, Oxford est
à l'avant-garde du mouvement philosophique avec les deux conceptions extrêmes
de la nature de la vérité : rationalisme intégral et pragmatisme. Cette
alliance du présent et du passé est féconde dans (144) tous les domaines :
nulle part elle ne l'est plus qu'en philosophie. Certes, nous avons quelque
chose de nouveau à faire, et le moment est peut-être venu de s'en rendre pleinement
compte; mais, pour être du nouveau, ce ne sera pas nécessairement du
révolutionnaire. Etudions plutôt les anciens, imprégnons-nous de leur esprit,
et tâchons de faire, dans la mesure de nos forces, ce qu'ils feraient eux-mémes
s'ils vivaient parmi nous. Initiés à notre science (je ne dis pas seulement à
notre mathématique et à notre physique, qui ne changeraient peut-être pas radicalement
leur manière de penser, mais surtout à notre biologie et à notre psychologie),
ils arriveraient à des résultats très différents de ceux qu'ils ont obtenus.
C'est ce qui me frappe tout particulièrement pour le problème que j'ai
entrepris de traiter devant vous, celui du changement.
Je
l'ai choisi, parce que je le tiens pour capital, et parce que j'estime que, si
l'on était convaincu de la réalité du changement et si l'on faisait effort pour
le ressaisir, tout se simplifierait. Des difficultés philosophiques, qu'on juge
insurmontables, tomberaient. Non seulement la philosophie y gagnerait, mais
notre vie de tous les jours je veux
dire l'impression que les choses font sur nous et la réaction de notre
intelligence, de notre sensibilité et de notre volonté sur les choses en seraient peut-être transformées et
comme transfigurées. C'est que, d'ordinaire, nous regardons bien le changement,
mais nous ne l'apercevons pas. Nous parlons du changement, mais nous n'y pensons
pas. Nous disons que le changement existe, que tout change, que le changement
est la loi même des choses oui, nous le disons et nous le répétons ; mais ce ne
sont là que des mots, et nous raisonnons et philosophons comme si le changement
n 'existait pas. Pour penser le changement et pour le voir, (145) il y a tout
un voile de préjugés à écarter, les uns artificiels, créés par la spéculation
philosophique, les autres naturels au sens commun. Je crois que nous finirons
par nous mettre d'accord là-dessus, et que nous constituerons alors une philosophie
à laquelle tous collaboreront, sur laquelle tous pourront s'entendre. C'est
pourquoi je voudrais fixer deux ou trois points sur lesquels l'entente me
paraît déjà faite elle s'étendra peu à peu au reste. Notre première conférence
portera donc moins sur le changement lui-même que sur les caractères généraux
d'une philosophie qui s'attacherait à l'intuition du changement.
Voici
d'abord un point sur lequel tout le monde s'accordera. Si les sens et la
conscience avaient une portée illimitée, si, dans la double direction de la
matière et de l'esprit, la faculté de percevoir était indéfinie, on n' aurait
pas besoin de concevoir, non plus que de raisonner. Concevoir est un pis aller
quand il n'est pas donné de percevoir, et le raisonnement est fait pour combler
les vides de la perception ou pour en étendre la portée. Je ne nie pas
l'utilîté des idées abstraites et générales, - pas plus que je ne conteste la
valeur des billets de banque. Mais de même que le billet n'est qu'une promesse
d'or, ainsi une conception ne vaut que par les perceptions éventuelles qu'elle
représente. Il ne s'agit pas seulement, bien entendu, de la perception d'une
chose, ou d'une qualité, ou d'un état. On peut concevoir un ordre, une
harmonie, et plus généralement une vérité,
qui devient alors une réalité. Je
dis qu'on est d'accord sur ce point. Tout le monde a pu constater, en effet,
que les conceptions le plus ingénieusement assemblées et les raisonnements le
plus savamment échafaudés s'écroulent comme des châteaux de cartes le jour où
un fait - un seul fait réellement aperçu
vient heurter ces conceptions et ces (146) raisonnements. Il n'y a
d'ailleurs pas un métaphysicien, pas un théologien, qui ne soit prêt à affirmer
qu'un être parfait est celui qui connaît toutes choses intuitivement, sans
avoir à passer par le raisonnement, l'abstraction et la généralisation. Donc,
pas de difficulté sur le premier point.
Il
n'y en aura pas davantage sur le second, que voici. L'insuffisance de nos
facultés de perception - insuffisance constatée par nos facultés de conception
et de raisonnement - est ce qui a donné naissance à la philosophie. L'histoire
des doctrines en fait foi. Les conceptions des plus anciens penseurs de la
Grèce étaient, certes, très voisines de la perception, puisque c'est par les
transformations d'un élément sensible, comme l'eau, l'air ou le feu, qu'elles
complétaient la sensation immédiate. Mais dès que les philosophes de l'école
d'Ellée, critiquant l'idée de transformation, eurent montré ou cru montrer
l'impossibilité de se maintenir Si près des données des sens, la philosophie
s'engagea dans la voie où elle a marché depuis, celle qui conluit à un monde
« supra-sensible » : avec de pures s idées s, désormais, on devait
expliquer les choses. Il est vrai que, pour les philosophes anciens, le monde
intelligible était situé en dehors et au-dessus de celui que nos sens et notre
conscience aperçoivent nos facultés de perception ne nous montraient que des
ombres projetées dans le temps et l'espace par les Idées immuables et
éternelles. Pour les modernes, au contraire, ces essences sont constitutives
des choses sensibles elles-mêmes ; ce sont de véritables substances, dont les
phénomènes ne sont que la pellicule superficielle. Mais tous, anciens et
modernes, s'accordent à voir dans la philosophie une substitution du concept au
percept. Tous en appellent, de l'insuffisance de nos sens et de notre
conscience, à des facultés de l'esprit qui ne sont plus perceptives, (147) je
veux dire aux fonctions d'abstraction, de généralisation et de raisonnement.
Sur
le second point nous pourrons donc nous mettre d'accord. J'arrive alors au
troisième, qui, je pense, ne soulèvera pas non plus de discussion.
Si
telle est bien la méthode philosophique, il n'y a pas, il ne peut pas y avoir une philosophie, comme il y a une
science; il y aura toujours, au contraire, autant de philosophies différentes
qu'il se rencontrera de penseurs originaux. Comment en serait-il autrement ? Si
abstraite que soit une conception, c'est toujours dans une perception qu'elle a
son point de départ. L'intelligence combine et sépare ; elle arrange, dérange,
coordonne ; elle ne crée pas. Il lui faut une matière, et cette matière ne peut
lui venir que des sens ou de la conscience. Une philosophie qui construit ou
complète la réalité avec de pures idées ne fera donc que substituer ou
adjoindre, à l'ensemble de nos perceptions concrètes, telle ou telle d'entre
elles élaborée, amincie, subtilisée, convertie par là en idée abstraite et
générale. Mais, dans le choix qu'elle opérera de cette perception privilégiée,
il y aura toujours quelque chose d'arbitraire, car la science positive a pris
pour elle tout ce qui est incontestablement commun à des choses différentes, la
quantité, et il ne reste plus alors à la philosophie que le domaine de la qualité, où tout est hétérogène à tout,
et où une partie ne représentera jamais l'ensemble qu'en vertu d'un décret
contestable, sinon arbitraire. A ce décret on pourra toujours en opposer d'autres.
Et bien des philosophies différentes surgiront, armées de concepts différents.
Elles lutteront indéfiniment entre elles.
Voici
alors la question qui se pose, et que je tiens pour essentielle. Puisque tout
essai de philosophie purement (148) conceptuelle suscite des tentatives
antagonistes et que, sur le terrain de la dialectique pure, il n'y a pas de
système auquel on ne puisse en opposer un autre, resterons-nous sur ce terrain,
ou ne devrions-nous pas plutôt (sans renoncer, cela va sans dire, à l'exercice
des facultés de conception et de raisonnement) revenir à la perception, obtenir
qu'elle se dilate et s'étende ? Je disais que c'est l'insuffisance de la
perception naturelle qui a poussé les philosophes à compléter la perception
par la conception, celle-ci devant
combler les intervalles entre les données des sens ou de la conscience et, par
là, unifier et systématiser notre connaissance des choses. Mais l'examen des
doctrines nous montre que la faculté de concevoir, au fur et à mesure qu elle
avance dans ce travail d'intégration, est réduite à éliminer du réel un grand
nombre de différences qualitatives, d'éteindre en partie nos perceptions,
d'appauvrir notre vision concrète de l'univers. C'est même parce que chaque
philosophie est amenée, bon gré mal gré, à procéder ainsi, qu'elle suscite des
philosophies antagonistes, dont chacune relève quelque chose de ce que celle-là
a laissé tomber. La méthode va donc contre le but elle devait, en théorie, étendre et compléter la perception; elle
est obligée, en fait, de demander à une foule de perceptions de s'effacer pour
que telle ou telle d'entre elles puisse devenir représentative des autres.
-Mais supposez qu'au lieu de vouloir nous élever au-dessus de notre perception
des choses, nous nous enfoncions en elle pour la creuser et l'élargir. Supposez
que nous y insérions notre volonté, et que cette volonté se dilatant, dilate
notre vision des choses. Nous obtiendrons cette fois une philosophie où rien ne
serait sacrifié des données des sens et de la conscience aucune qualité, aucun aspect du réel, ne se
substituerait au reste sous prétexte de l'expliquer. Mais surtout (149) nous
aurions une philosophie à laquelle on ne pourrait en opposer d'autres, car elle
n'aurait rien laissé en dehors d'elle que d'autres doctrines pussent ramasser elle aurait tout pris. Elle aurait pris tout
ce qui est donné, et même plus que ce qui est donné, car les sens et la
conscience, conviés par elle à un effort exceptionnel, lui auraient livré plus
qu'ils ne fournissent naturellement. A la multiplicité des systèmes qui luttent
entre eux, armés de concepts différents, succéderait l'unité d'une doctrine
capable de réconcilier tous les penseurs dans une même perception, - perception
qui irait d'ailleurs s'élargissant, grâce à l'effort combiné des philosophes
dans une direction commune.
On
dira que cet élargissement est impossible. Comment demander aux yeux du corps,
ou à ceux de l'esprit, de voir plus qu'ils ne voient ? L'attention peut
préciser, éclairer, intensifier elle ne
fait pas surgir, dans le champ de la perception, ce qui ne s'y trouvait pas
d'abord. Voilà l'objection. - Elle est réfutée, croyons-nous, par
l'expérience. Il y a, en effet, depuis des siècles, des hommes dont la fonction
est justement de voir et de nous faire voir ce que nous n apercevons pas
naturellement. Ce sont les artistes.
A
quoi vise l'art, sinon à nous montrer, dans la nature et dans l'esprit, hors de
nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et
notre conscience ? Le poète et le romancier qui expriment un état d'âme ne le
créent certes pas de toutes pièces ; ils ne seraient pas compris de nous Si
nous n'observions pas en nous, jusqu'à un certain point, ce qu'ils nous disent
d'autrui. Au fur et à mesure qu'ils nous parlent, des nuances d'émotion et de
pensée nous apparaissent qui pouvaient être représentées en nous depuis
longtemps, mais qui demeuraient invisibles : telle, l'image photographique qui
n'a pas encore été plongée (150) dans le bain où elle se révélera. Le poète est
ce révélateur. Mais nulle part la fonction de l'artiste ne se montre aussi
clairement que dans celui des arts qui fait la plus large place à l'imitation,
je veux dire la peinture. Les grands peintres sont des hommes auxquels remonte
une certaine vision des choses qui est devenue ou qui deviendra la vision de
tous les hommes. Un Corot, un Turner, pour ne citer que ceux-là, ont aperçu
dans la nature bien des aspects que nous ne remarquions pas. - Dira-t-on qu'ils
n'ont pas vu, mais créé, qu'ils nous ont livré des proluits de leur
imagination, que nous adoptons leurs inventions parce qu'elles nous plaisent,
et que nous nous amusons simplement à regarder la nature à travers l'image que
les grands peintres nous en ont tracée ?
C'est vrai dans une certaine mesure mais, s'il en était uniquement ainsi,
pourquoi dirions-nous de certaines œuvres - celles des maîtres - qu'elles sont vraies ? où serait la différence entre
le grand art et la pure fantaisie ? Approfondissons ce que nous éprouvons
devant un Turner ou un Corot : nous trouverons que, Si nous les acceptons et
les admirons, c'est que nous avions déjà perçu quelque chose de ce qu'ils nous
montrent. Mais nous avions perçu sans apercevoir. C'était, pour nous, une
vision brillante et évanouissante, perdue dans la foule de ces visions également
brillantes, également évanouissantes, qui se recouvrent dans notre expérience
usuelle comme des « dissolving views»
et qui constituent, par leur interférence réciproque, la vision pâle et
décolorée que nous avons habituellement des choses. Le peintre l'a isolée ; il
l'a si bien fixée sur la toile que, désormais, nous ne pourrons nous empêcher
d'apercevoir dans la réalité ce qu'il y a vu lui-même.
L'art
suffirait donc à nous montrer qu'une extension des facultés de percevoir est
possible. Mais comment s'opère-(151)t-elle ? - Remarquons que l'artiste a
toujours passé pour un «idéaliste». On entend par là qu'il est moins préoccupé
que nous du côté positif et matériel de la vie. C'est, au sens propre du mot,
un « distrait » . Pourquoi, étant plus détaché de la réalité,
arrive-t-il à y voir plus de choses ? On ne le comprendrait pas, si la vision
que nous avons ordinairement des objets extérieurs et de nous-mêmes n 'était
une vision que notre attachement à la réalité, notre besoin de vivre et d'agir,
nous a amenés à rétrécir et à vider. De fait, il serait aisé de montrer que,
plus nous sommes préoccupés de vivre, moins nous sommes enclins à contempler,
et que les nécessités de l'action tendent à limiter le champ de la vision. Je
ne puis entrer dans la démonstration de ce point; j'estime que beaucoup de
questions psychologiques et psycho-physiologiqucs s'éclaireraient d'une lumière
nouvelle si l'on reconnaissait que la perception distincte est simplement
découpée, par les besoins de la vie pratique, dans un ensemble plus vaste. Nous
aimons, en psychologie et ailleurs, à aller de la partie au tout, et notre
système habituel d'explication consiste à reconstruire idéalement notre vie
mentale avec des éléments simples, puis à supposer que la composition entre
eux dc ces éléments a réellement proluit notre vie mentale. Si les choses se
passaient ainsi, notre perception serait en effet inextensible ; elle serait
faite de l'assemblage de certains matériaux déterminés, en quantité déterminée,
et nous n'y trouverions jamais autre chose que ce qui aurait été déposé en elle
d'abord. Mais les faits, quand on les prend tels quels, sans arrière-pensée
d'expliquer l'esprit mécaniquement, suggèrent une tout autre interprétation.
Ils nous montrent, dans la vie psychologique normale, un effort constant de
l'esprit pour limiter son horizon, pour se détourner de ce qu'il a un intérêt
matériel à ne pas voir. (152)Avant de philosopher, il faut vivre; et la vie
exige que nous nous mettions des œillères, que nous regardions non pas a
droite, à gauche ou en amère, mais droit devant nous dans la direction où nous
avons marcher. Notre connaissance, bien loin de se constituer par une
association graduelle d'éléments simples, est l'effet d'une dissociation
brusque dans le champ immensément vaste de notre connaissance virtuelle nous
avons cueilli, pour en faire une connaissance actuelle, tout ce qui intéresse
notre action sur les choses; nous avons négligé le reste. Le cerveau paraît
avoir été construit en vue de ce travail de sélection. On le montrerait sans
peine pour les opérations de la mémoire. Notre passé, ainsi que nous le verrons
dans notre prochaine conférence, se conserve nécessairement, automatiquement.
Il survit tout entier. Mais notre intérêt pratique est de l'écarter, ou du
moins de n'en accepter que ce qui peut éclairer et compléter plus ou moins
utilement la situation présente. Le cerveau sert à effectuer ce choix il actualise les souvenirs utiles, il
maintient dans le sous-sol de la conscience ceux qui ne serviraient à rien. On
en dirait autant de la perception. Auxiliaire de l'action, elle isole, dans
l'ensemble de la réalité, ce qui nous intéresse ; elle nous montre moins les
choses mêmes que le parti que nous en pouvons tirer. Par avance elle les
classe, par avance elle les étiquette; nous regardons à peine l'objet, il nous
suffit de savoir à quelle catégorie il appartient. Mais, de loin en loin, par
un accident heureux, des hommes surgissent dont les sens ou la conscience sont
moins adhérents à la vie. La nature a oublié d'attacher leur faculté de
percevoir à leur faculté d'agir. Quand ils regardent une chose, ils la voient
pour elle, et non plus pour eux. Ils ne perçoivent plus simplement en vue
d'agir; ils perçoivent pour percevoir, - pour rien, pour le plaisir. Par un
certain (153) côté d'eux-mêmes, soit par leur conscience soit par un de leurs
sens, ils naissent détachés ; et,
selon que ce détachement est celui de tel ou tel sens, ou de la conscience, ils
sont peintres ou sculpteurs, musiciens ou poètes. C'est donc bien une vision
plus directe de la réalité que nous trouvons dans les différents arts ; et
c'est parce que l'artiste songe moins à utiliser sa perception qu'il perçoit un
plus grand nombre de choses.
Eh
bien, ce que la nature fait de loin en loin,
par distraction, pour quelques privilégiés, la philosophie, en pareille
matière, ne pourrait-elle pas le tenter, dans un autre sens et d'une autre
manière, pour tout le monde ? Le rôle de la philosophie ne serait-il pas ici de
nous amener à une perception plus complète de la réalité par un certain
déplacement de notre attention ? Il s'agirait de détourner cette attention du côté pratiquement intéressant de l'univers
et de la retourner vers ce qui,
pratiquement, ne sert à rien. Cette conversion de l'attention serait la
philosophie même.
Au
premier abord, il semble que ce soit fait depuis longtemps. Plus d'un
philosophe a dit, en effet, qu'il fallait se détacher pour philosopher, et que
spéculer était l'inverse d'agir. Nous parlions tout à l'heure des philosophes
grecs nul n'a exprimé l'idée avec plus de force que Plotin. « Toute
action, disait-il (et il ajoutait même « toute fabrication »), est un
affaiblissement de la contemplation. » Et, fidèle à l'esprit de Platon. il
pensait que la découverte du vrai exige une conversion de l'esprit, qui se détache des apparences
d'ici-bas et s'attache aux réalités de là-haut : « Fuyons vers notre chère
patrie ! » - Mais, comme vous le voyez, il s'agissait de «
fuir ». Plus précisément, pour Platon et pour (154) tous ceux qui ont
entendu ainsi la métaphysique, se détacher de la vie et convertir son attention
consiste à se transporter tout de suite dans un monde différent de celui où
nous vivons, à susciter des facultés de perception autres que les sens et la
conscience. Ils n'ont pas cru que cette éducation de l'attention pût consister
le plus souvent à lui retirer ses œillères, à la déshabituer du rétrécissement
que les exigences de la vie lui imposent. Ils n'ont pas jugé que le métaphysicien,
pour une moitié au moins de ses spéculations, dût continuer à regarder ce que
tout le monde regarde non, il faudrait
toujours se tourner vers autre chose. De là vient qu'ils font invariablement
appel à des facultés de vision différentes de celles que nous exerçons, à tout
instant, dans la connaissance du monde extérieur et de nous-mêmes.
Et
c'est justement parce qu'il contestait l'existence de ces facultés
transcendantes que Kant a cru la métaphysique impossible. Une des idées les
plus importantes et les plus profondes de la Critique de la Raison pure est celle-ci : que, alla métaphysique
est possible, c'est par une vision, et non par une dialectique. La dialectique
nous conluit à des philosophies opposées; elle démontre aussi bien la thèse que
l'antithèse des antinomies. Seule, une intuition supérieure (que Kant appelle
une intuition « intellectuelle »), c'est-à-dire une perception de la réalité métaphysique,
permettrait à la métaphysique de se constituer. Le résultat le plus clair de
la Critique kantienne est ainsi de
montrer qu'on ne pourrait pénétrer dans l'au-delà que par une vision, et qu une
doctrine ne vaut, dans ce domaine, que par ce qu'elle contient de perception :
prenez cette perception, analysez-la, recomposez-la, tournez et retournez-la
dans tous les sens, faites-lui subir les plus subtiles opérations de la plus
haute chimie intellectuelle, vous ne retirerez jamais de (155) votre creuset
que ce que vous y aurez mis ; tant vous y aurez introluit de vision, tant vous
en retrouverez ; et le raisonnement ne vous aura pas fait avancer d'un pas au delà de ce que vous aviez perçu
d'abord. Voilà ce que Kant a dégagé en pleine lumière ; et c'est là, à mon
sens, le plus grand service qu'il ait rendu à la philosophie spéculative. Il a
définitivement établi que, Si la métaphysique est possible, ce ne peut être
que par un effort d'intuition. - Seulement, ayant prouvé que l'intuition
serait seule capable de nous donner une métaphysique, il ajouta cette intuition est impossible.
Pourquoi
la jugea-t-il impossible ? Précisément parce qu'il se représenta une vision de
ce genre - je veux dire une vision de la réalité « en soi » - comme
se l'était représentée Plotin, comme se la sont représentée en général ceux
qui ont fait appel à l'intuition métaphysique. Tous ont entendu par là une
faculté de connaître qui se distinguerait radicalement de la conscience aussi
bien que des sens, qui serait même orientée dans la direction inverse. Tous ont
cru que se détacher de la vie pratique était lui tourner le dos.
Pourquoi
l'ont-ils cru ? Pourquoi Kant, leur adversaire, a-t-il partagé leur erreur ?
Pourquoi tous ont-ils jugé ainsi, quittes à en tirer des conclusions opposées,
ceux-là construisant aussitôt une métaphysique, celui-ci déclarant la métaphysique
impossible ?
Ils
l'ont cru, parce qu'ils se sont imaginé que nos sens et notre conscience, tels
qu'ils fonctionnent dans la vie de tous les jours, nous faisaient saisir
directement le mouvement. Ils ont cru que par nos sens et notre conscience,
travaillant comme ils travaillent d'ordinaire, nous apercevions réellement le
changement dans les choses et le changement en nous. Alors, comme il est
incontestable qu'en suivant (156) les données habituelles de nos sens et de
notre conscience nous aboutissons, dans l'ordre de la spéculation, à des
contradictions insolubles, ils ont conclu de là que la contradiction était
inhérente au changement lui-même et que, pour se soustraire à cette
contradiction, il fallait sortir de la sphère du changement et s'élever
au-dessus du Temps. Tel est le fond de la pensée des métaphysiciens, comme
aussi de ceux qui, avec Kant, nient la possibilité de la métaphysique.
La
métaphysique est née, en effet, des arguments de Zénon d'Élée relatifs au
changement et au mouvement. C'est Zénon qui, en attirant l'attention sur
l'absurdité de ce qu'il appelait mouvement et changement, amena les philosophes
- Platon tout le premier - à chercher la réalité cohérente et vraie dans ce qui
ne change pas. Et c'est parce que Kant crut que nos sens et notre conscience
s'exercent effectivement dans un Temps véritable, je veux dire dans un Temps
qui change sans cesse, dans une durée qui dure, c'est parce que, d'autre part,
il se rendait compte de la relativité des données usuelles de nos sens et de
notre conscience (arrêtée d'ailleurs par lui bien avant le terme transcendant
de son effort) qu'il jugea la métaphysique impossible sans une vision tout
autre que celle des sens et de la conscience, - vision dont il ne trouvait
d'ailleurs aucune trace chez l'homme.
Mais
ai nous pouvions établir que ce qui a été considéré comme du mouvement et du
changement par Zénon d'abord, puis par les métaphysiciens en général, n'est ni
changement ni mouvement, qu'ils ont retenu du changement ce qui ne change pas
et du mouvement ce qui ne se meut pas, qu'ils ont pris pour une perception immédiate
et complète du mouvement et du changement une cristallisation de cette (157)
perception, une solidification en vue de la pratique; - et Si nous pouvions
montrer, d'autre part, que ce qui a été pris par Kant pour le temps lui-même
est un temps qui ne coule ni ne change ni ne dure; - alors, pour se soustraire
à des contradictions comme celles que Zénon a signalées et pour dégager notre
connaissance journalière de la relativité dont Kant la croyait frappée, il n'y
aurait pas à sortir du temps (nous en sommes déjà sortis !), il n'y aurait pas
à se dégager du changement (nous ne nous en sommes que trop dégagés!), il
faudrait, au contraire, ressaisir le changement et la durée dans leur mobilité
originelle. Mors, nous ne verrions pas seulement tomber une à une bien des
difficultés et s 'évanouir plus d'un problème : par l'extension et la
revivification de notre faculté de percevoir, peut-être aussi (mais il n'est
pas question pour le moment de s'élever à de telles hauteurs) par un
prolongement que donneront à l'intuition des âmes privilégiées, nous
rétablirions la continuité dans l'ensemble de nos connaissances, - continuité
qui ne serait plus hypothétique et construite, mais expérimentée et vécue. Un
travail de ce genre est-il possible ? C'est ce que nous chercherons ensemble,
au moins pour ce qui concerne la connaissance de notre entourage, dans notre
seconde conférence.
DEUXIEME CONFERENCE
Vous m’avez prêté hier une
attention si soutenue que vous ne devrez pas vous étonner si je suis tenté d’en
abuser aujourd’hui. Je vais vous demander de faire un effort violent pour
écarter quelques-uns des schémas artificiels que nous interposons, à notre
insu, entre la réalité et nous. Il s’agit de rompre avec certaines habitudes de
penser et de percevoir qui nous sont devenues naturelles. Il faut revenir à la
perception (158)directe du changement et de la mobilité. Voici un premier
résultat de cet effort. Nous nous
représenterons tout changement, tout mouvement, comme absolument indivisibles.
Commençons
par le mouvement. J’ai la main au point A.
Je la transporte au point B, parcourant
l’intervalle AB. Je dis que ce
mouvement de A en B est chose simple.
Mais
c’est de quoi chacun de nous a la sensation immédiate. Sans doute, pendant que
nous portons notre main de A en B, nous nous disons que nous pourrions
l’arrêter en un point intermédiaire, mais nous n’aurions plus affaire alors au
même mouvement. Il n’y aurait plus un mouvement unique de A en B; il y aurait, par
hypothèse, deux mouvements, avec un intervalle d’arrêt. Ni du dedans, par le
sens musculaire, ni du dehors par la vue, nous n’aurions encore la même
perception. Si nous laissons notre mouvement de A en B tel qu’il est,
nous le sentons indivisé et nous devons le déclarer indivisible.
Il est vrai que, lorsque je regarde
ma main allant de A en B et décrivant l’intervalle AB, je me dis : « l’intervalle AB peut se diviser en autant de parties
que je le veux, donc le mouvement de A en
B peut se diviser en autant de
parties qu’il me plaît, puisque ce mouvement s’applique sur cet intervalle. »
Ou bien encore : « à chaque instant de son trajet, le mobile passe en un
certain point, donc on peut distinguer dans le mouvement autant d’étapes qu’on
voudra, donc le mouvement est infiniment divisible. » Mais réfléchissons-y
un instant. Comment le mouvement pourrait-il s’appliquer sur l’espace qu’il parcourt ? Comment du mouvant
coïnciderait-il avec de l’immobile ? Comment l’objet qui se meut serait-il en un point de son trajet ? Il
y passe, ou, en d’autres termes, il pourrait y être. Il y serait s’il s’y
arrêtait ; mais, s’il s’y arrêtait, ce n’est plus au même mouvement (159) que
nous aurions affaire. C’est toujours d’un seul bond qu’un trajet est parcouru,
quand il n’y a pas d’arrêt sur le trajet. Le bond peut durer quelques secondes,
ou des jours, des mois, des années : peu importe. Du moment qu’il est unique,
il est indécomposable. Seulement, une fois le trajet effectué, comme la
trajectoire est espace et que l’espace est indéfiniment divisible, nous nous
figurons que le mouvement lui-même est divisible indéfiniment. Nous aimons à
nous le figurer, parce que, dans un mouvement, ce n’est pas le changement de
position qui nous intéresse, ce sont les positions elles-mêmes, celle que le
mobile a quittée, celle qu’il prendra, celle qu’il prendrait s’il s’arrêtait en
route. Nous avons besoin d’immobilité, et plus nous réussirons à nous
représenter le mouvement comme coïncidant avec les immobilités des points de
l’espace qu’il parcourt, mieux nous croirons le comprendre. A vrai dire, il n’y
a jamais d’immobilité véritable, si nous entendons par là une absence de
mouvement. Le mouvement est la réalité même, et ce que nous appelons immobilité
est un certain état de choses analogue à ce qui se proluit quand deux trains
marchent avec la même vitesse, dans le même sens, sur deux voies parallèles :
chacun des deux trains est alors immobile pour les voyageurs assis dans
l’autre. Mais une situation de ce genre, qui est en somme exceptionnelle, nous
semble être la situation régulière et normale, parce que c’est celle qui nous
permet d’agir sur les choses et qui permet aussi aux choses d’agir sur nous :
les voyageurs des deux trains ne peuvent se tendre la main par la portière et
causer ensemble que s’ils sont « immobiles », c’est-à-dire s’ils marchent
dans le même sens avec la même vitesse. L’ «immobilité » étant ce dont notre
action a besoin, nous l’érigeons en réalité, nous en faisons un absolu, et nous
voyons dans le mouvement (160) quelque chose qui s’y surajoute. Rien
de plus légitime dans la pratique. Mais lorsque nous transportons cette
habitude d’esprit dans le domaine de la spéculation, nous méconnaissons la
réalité vraie, nous créons, de gaieté de cœur, des problèmes insolubles, nous
fermons les yeux à ce qu’il y a de plus vivant dans le réel.
Je n'ai pas besoin de vous rappeler les arguments de Zénon d'Élée. Tous
impliquent la confusion du mouvement avec l’espace parcouru, ou tout au moins
la conviction que l'on peut traiter le mouvement comme on traite l'espace, le
diviser sans tenir compte de ses articulations. Achille, nous dit-on,
n'atteindra jamais la tortue qu'il poursuit, car lorsqu'il arrivera au point
où était la tortue, celle-ci aura en le
temps de marcher, et ainsi de suite indéfiniment. Les philosophes ont réfuté
cet argument de bien des manières, et *le manières si différentes que chacune
de ces réfutations enlève aux autres le droit de se croire définitives. Il y
aurait en pourtant un moyen très simple de trancher la difficulté c’eût été
d'interroger Achille. Car, puisqu' Achille finit par rejoindre la tortue et
même par la dépasser, il doit savoir, mieux que personne, comment il s'y prend.
Le philosophe ancien qui démontrait la
possibilité du mouvement en marchant était dans le vrai son seul tort fut de faire le geste sans y
joindre un commentaire. Demandons alors à Achille de commenter sa course :
voici, sans aucun doute, ce qu'il nous répondra. « Zénon veut que je me rende du point où je suis au point
que la tortue a quitté, de celui-ci au
point qu'elle a quitté encore, etc. ; c'est ainsi qu'il procède pour me
faire courir. Mais moi, pour courir, je m'y prends autrement. je fais un
premier pas, puis un second, et ainsi de suite
finalement, après un certain nombre de pas, j'en fais un dernier par
lequel j'enjambe la tortue. J'accomplis (161) ainsi une série d'actes
indivisibles. Ma course est la série de Ces actes. Autant elle comprend de pas,
autant vous pouvez y distinguer de parties. Mais vous n'avez pas le droit de la
désarticuler selon une autre loi, ni de la supposer articulée d'une autre
manière. Procéder comme le fait Zénon,
c'est admettre que la course peut être décomposée arbitrairement, comme
l'espace parcouru c’est croire que le trajet s'applique réellement contre la trajectoire ; c'est faire coïncider et par conséquent
confondre ensemble mouvement et immobilité. »
Mais
en cela consiste précisément notre méthode habituelle. Nous raisonnons sur le
mouvement commit s’il était fait d'immobilités, et, quand nous le regardons
c'est avec des immobilités que nous le reconstituons. Le mouvement est pour nous une position, puis une nouvelle position,
et ainsi de suite indéfiniment. Nous nous disons bien, Il est vrai, qu'il doit
y avoir autre chose, et que, d’une position à une position, il y a le passage par lequel se franchit l'intervalle.
Mais, dès que nous fixons notre attention sur ce passage, vite nous en faisons
une série de positions, quittes à reconnaître encore qu'entre deux
positions successives il faut bien
supposer un passage. Ce passage, nous reculons indéfiniment le moment de
i'envisager. Nous admettons qu'il existe, nous lui donnons un nom, cela nous
suffît : une fois en règle de ce côté, nous nous tournons vers les
positions et nous préférons n'avoir affaire qu'à elles. Nous avons instinctivement
peur des difficultés que susciterait à notre pensée la vision du mouvement dans
ce qu'il a de mouvant; et nous avons raison, du moment que le mouvement a été
chargé par nous d'immobilités. Si le mouvement n'est pas tout, il n'est rien;
et si nous avons d'abord posé que l'immobilité peut être une réalité, le
mouvement (162)glissera entre nos doigts quand nous croirons le tenir.
J’ai
parlé du mouvement ; mais j'en dirais autant de n’importe quel changement. Tout
changement réel est un changement
indivisible. Nous aimons à le traiter comme une série d'états distincts
qui s'aligneraient, en quelque sorte, dans le temps. C’est naturel encore. Si le changement est
continuel en nous et continuel aussi
pour les choses, en revanche, pour que le changement ininterrompu que chacun de
nous appelle le « moi » puisse agir sur le changement ininterrompu
que chacun de nous appelons une « chose », il faut que ces deux
changements se' trouvent, l'un par rapport à l'autre, dans une situation
analogue à celle des deux trains dont nous parlions tout à l'heure. Nous disons
par exemple qu'un objet change de couleur, et que le changement consiste ici dans une série de teintes qui seraient les éléments constitutifs du
changement et qui, elles, ne changeraient pas. Mais, d'abord, ce qui existe
objectivement de chaque teinte, c'est une oscillation infiniment rapide, c'est du changement. Et, d'autre
part la perception que nous en avons, dans ce qu'elle a de subjectif, n'est
qu'un aspect isolé, abstrait, de l'état général de notre personne, lequel
change globalement sans cesse et fait participer à son changement cette
perception dite invariable : en fait, il n'y a pas de perception qui ne se
modifie à chaque instant. De sorte que la couleur, en dehors de nous, c’est la
mobilité même et que notre propre
personne est mobilité encore. Mais tout le mécanisme de notre perception des
choses, comme celui de notre action sur les choses, a été réglé de manière à
amener ici, entre la mobilité externe et la mobilité intérieure, une situation
comparable à celle de nos deux trains -plus compliquée, sans doute, mais du
même genre : quand les deux changements, celui de l'objet et celui du
sujet, ont lieu dans ces conditions particulières, (163) ils suscitent
l'apparence particulière que nous appelons un « état ». Et, une fois
en possession d' « états », notre esprit recompose avec eux le
changement. Rien de plus naturel, je le répète : le morcelage du changement en
états nous met à même d'agir sur les choses, et il est pratiquement utile de
s'intéresser aux états plutôt qu'au changement lui-même. Mais ce qui favorise
ici l'action serait mortel à la spéculation. Représentez-vous un changement
comme réellement composé d'états du même coup vous faites surgir des problèmes
métaphysiques insolubles. Ils ne portent que sur les apparences. Vous avez
fermé les yeux à la réalité vraie.
Je
n'insisterai pas davantage que chacun de nous en fasse l'expérience, qu'il se
donne la vision directe d'un changement, d'un mouvement : il aura un sentiment
d’absolue indivisibilité. J'arrive alors au second point, qui est très voisin
du premier. Il y a des changements, mais
il n'y a pas, sous le changement, de choses qui changent : le changement n'a
pas besoin d'un support. Il y a des mouvements, niais il n'y a pas d'objet
inerte, invariable, qui se meuve le
mouvement n'implique pas un mobile[1].
On
a de la peine à se représenter ainsi les choses, parce que le sens par excellence est celui de la
vue, et que l'œil a pris l'habitude de découper, dans l'ensemble du champ visuel,
des figures relativement invariables qui sont censées (164) alors se déplacer sans se déformer : le mouvement
se surajouterait au mobile comme un
accident. Il est en effet utile d'avoir affaire, tous les jours, à des objets
stables et, en quelque sorte, responsables, auxquels on s'adresse comme à des
personnes. Le sens de la vue s'arrange pour prendre les choses de ce biais :
éclaireur du toucher, il prépare notre action sur le monde extérieur. Mais déjà
nous aurons moins de peine à percevoir le mouvement et le changement comme des
réalités indépendantes si nous nous
adressons au sens de l'ouïe. Écoutons une mélodie en nous laissant bercer par
elle n'avons-nous pas la perception
nette d'un mouvement qui n'est pas attaché à un mobile, d'un changement sans
rien qui change ? Ce changement se suffit, il est la chose même. Et il a
beau prendre du temps, il est
indivisible : si la mélodie s'arrêtait plus tôt, ce ne serait plus la même
masse sonore ; c'en serait une autre, également indivisible. Sans doute nous
avons une tendance à la diviser et à nous représenter, au lieu de la
continuité ininterrompue de
la mélodie, une
juxtaposition de notes distinctes. Mais pourquoi ? Parce que nous pensons à la
série discontinue d'efforts que nous ferions pour recomposer approximativement
le son entendit en chantant nous-mêmes, et aussi parce que notre perception
auditive a pris l'habitude de s'imprégner d'images visuelles. Nous écoutons
alors la mélodie à travers la vision qu'en aurait un chef d'orchestre regardant
sa partition. Nous nous représentons des notes juxtaposées à des notes sur une
feuille de papier imaginaire. Nous pensons à un clavier sur lequel ou joue, à
l'archet qui va et qui vient, au musicien dont chacun donne sa partie à côté
des autres. Faisons abstraction de ces images spatiales : il reste le changement
pur, se suffisant à lui-même, nullement divisé, nullement attaché à une
« chose » a qui change.
(165)
Revenons alors à la vue. En fixant davantage notre attention, nous nous
apercevrons qu'ici même le mouvement n'exige pas un véhicule, ni le changement
une substance, au sens courant du mot. Déjà la science physique nous suggère
cette vision des choses matérielles. Plus elle progresse, plus elle résout la
matière en actions qui cheminent à travers l'espace, en mouvements qui courent
çà et là comme des frissons, de sorte que la mobilité devient la réalité même.
Sans doute la science commence par assigner à cette mobilité un support. Mais,
à mesure qu'elle avance, le support recule[2] ;les
masses se pulvérisent en molécules, les molécules en atomes, les atomes en
électrons ou corpuscules finalement le
support assigné au mouvement semble bien n'être qu'un schéma commode, simple concession du savant aux habitudes
de notre imagination visuelle. Mais point n’est besoin d'aller aussi loin.
Qu'est-ce que le « mobile » auquel notre œil attache le mouvement, comme
à un véhicule ? Simplement une tache colorée, dont nous savons bien qu'elle se
réluit, en elle-même, à une série d'oscillations extrêmement rapides. Ce
prétendu mouvement d'une chose n'est en réalité qu'un mouvement de mouvements.
Mais
nulle part la substantialité du
changement n'est aussi visible, aussi palpable, que dans le domaine de la vie
intérieure. Les difficultés et contradictions de tout genre auxquelles ont
abouti les théories de la personnalité viennent de ce qu'on s'est représenté,
d'une part, une série d'états psychologiques distincts, chacun invariable, qui
proluiraient les variations du moi par leur succession même, et d'autre part un
moi, non moins invariable, qui leur servirait de support. Comment cette unité
et cette multiplicité pourraient-elles se rejoindre ? comment, ne durant ni
l'une ni l'autre - la première parce que le changement est quelque (166) chose
qui s'y surajoute, la seconde parce qu'elle est faite d’éléments qui ne
changent pas - pourraient-elles constituer un moi qui dure ? Mais la vérité est
qu'il n'y a ni un substratum rigide immuable ni des états distincts qui y
passent comme des acteurs sur une scène. Il y a simplement la mélodie continue
de notre vie intérieure, - mélodie qui se poursuit et se poursuivra,
indivisible, du commencement à la fin de notre existence consciente. Notre
personnalité est cela même.
C'est
justement cette continuité indivisible de changement qui constitue la durée
vraie. Je ne puis entrer ici dans l'examen approfondi d'une question que j'ai
traitée ailleurs. Je me bornerai donc à dire, pour répondre à ceux qui voient
dans cette durée « réelle »
je ne sais quoi d'ineffable et de mystérieux, qu'elle est la chose la plus
claire du monde : la durée réelle est
ce que l'on a toujours appelé le temps, mais
le temps perçu comme indivisible. Que le temps implique la succession, je n'en
disconviens pas. Mais que la succession se présente d'abord à notre conscience
comme la distinction d'un « avant a et d'un « après » juxtaposés, c'est ce
que je ne saurais accorder. Quand nous écoutons une mélodie, nous avons la plus
pure impression de succession que nous puissions avoir, - une impression aussi
éloignée que possible de celle de la simultanéité, - et pourtant c'est la
continuité même de la mélodie et l'impossibilité de la décomposer qui font sur
nous cette impression. Si nous la découpons en notes distinctes, en autant
d' « avant »et d' « après »
qu'il nous plaît, c'est que nous y mêlons des images spatiales et que nous
imprégnons la succession de simultanéité
dans l'espace, et dans l'espace seulement, il y a distinction nette de
parties extérieures les unes aux autres. Je reconnais d'ailleurs que c'est dans
le temps (167)spatialisé que nous nous plaçons d'ordinaire. Nous n'avons aucun
intérêt à écouter le bourdonnement ininterrompu de la vie profonde. Et pourtant
la durée réelle est là. C'est grâce à elle que prennent place dans un seul et même
temps les changements plus ou moins longs auxquels nous assistons en nous et
dans le monde extérieur.
Ainsi,
qu'il s'agisse du dedans ou du dehors, de nous ou des choses, la réalité est la
mobilité même. C'est ce que j'exprimais en disant qu'il y a du changement, mais
qu'il n'y a pas de choses qui changent.
Devant
le spectacle de cette mobilité universelle, quelques-uns d'entre nous seront
pris de vertige. Ils sont habitués à la terre ferme ; ils ne peuvent se faire
au roulis et au tangage. Il leur faut des points « fixes » auxquels
attacher la pensée et l'existence. Ils estiment que si tout passe, rien
n'existe ; et que si la réalité est mobilité, elle n'est déjà plus au moment où
on la pense, elle échappe à la pensée. Le monde matériel, disent-ils, va se
dissoudre, et l'esprit se noyer dans le flux torrentueux des choses. Qu'ils se rassurent ! Le changement, s'ils
consentent à le regarder directement, sans voile interposé, leur apparaîtra
bien vite comme ce qu'il peut y avoir au monde de plus substantiel et de plus
durable. Sa solidité est infiniment supérieure à celle d'une fixité qui n'est
qu'un arrangement éphémère entre des mobilités. J'arrive ici, en effet, au
troisième point sur lequel je voulais attirer votre attention.
C'est
que, si le changement est réel et même constitutif de la réalité, nous devons
envisager le passé tout autrement que nous n'avons été habitués à le faire par
la philosophie et par le langage. Nous inclinons à nous représenter notre passé
comme de l'inexistant, et les philosophes encouragent chez nous cette tendance
naturelle. Pour eux et pour nous, (168)le présent seul existe par lui-même : si
quelque chose survit du passé, ce ne peut être que par un secours que le
présent lui prête, par une charité que le présent lui fait, enfin, pour sortir
des métaphores, par l'intervention d'une certaine fonction particulière qui
s'appelle la mémoire et dont le rôle serait de conserver exceptionnellement
telles ou telles parties du passé en les emmagasinant dans une espèce de boîte. Erreur profonde ! Erreur utile, je le veux bien, nécessaire
peut-être à l'action, mais mortelle à la spéculation. On y trouverait,
enfermées « in a nutshell », comme vous dites, la plupart des
illusions qui peuvent vicier la pensée philosophique.
Réfléchissons
en effet à ce « présent » qui serait seul existant. Qu'est-ce
au juste que le présent ? S'il s'agit de l'instant actuel, je veux dire d'un instant mathématique qui
serait au temps ce que le point mathématique est à la ligne, il est clair qu'un pareil instant est une
pure abstraction, une vue de l'esprit ; il ne saurait avoir d'existence
réelle. Jamais avec de pareils instants vous ne feriez du temps, pas plus
qu'avec des points mathématiques vous ne composeriez une ligne. Supposez même
qu'il existe : comment y aurait-il un instant antérieur à celui-là ? Les deux
instants ne pourraient être séparés par un intervalle de temps, puisque, par
hypothèse, vous réduisez le temps à une juxtaposition d'instants. Donc ils ne
seraient séparés par rien, et par conséquent ils n'en feraient qu'un : deux
points mathématiques, qui se touchent, se confondent. Mais laissons de côté ces
subtilités. Notre conscience nous dit que, lorsque nous parlons de notre
présent, c'est à un certain intervalle de durée que nous pensons. Quelle durée
? Impossible de la fixer exactement; c'est quelque chose d'assez flottant. Mon
présent, en ce moment, est la phrase que je (169) suis occupé à prononcer. Mais
il en est ainsi parce qu'il me plaît de
limiter à ma phrase le champ de mon attention. Cette attention est chose qui
peut s'allonger et se raccourcir, comme l'intervalle entre les deux pointes
d'un compas. Pour le moment, les
pointes s'écartent juste assez pour aller du commencement à la fin de ma phrase
; mais, s'il me prenait envie de les éloigner davantage, mon présent embrasserait,
outre ma dernière phrase, celle qui la précédait : il m' aurait suffi
d'adopter une autre ponctuation. Allons plus loin : une attention lui serait
indéfiniment extensible tiendrait sous son regard, avec la phrase précédente,
toutes les phrases antérieures de la leçon, et les événements qui ont précédé
la leçon, et une portion aussi grande qu’on voudra de ce que nous appelons
notre passé. La distinction que nous faisons entre notre présent et notre passé
est donc, sinon arbitraire, du moins relative à l'étendue du champ que peut
embrasser notre attention à la vie. Le « présent » occupe juste
autant de place que cet effort. Dès que cette attention particulière lâche
quelque chose de ce qu'elle tenait sous son regard, aussitôt ce qu'elle
abandonne du présent devient ipso facto du
passé. En un mot, notre présent tombe dans le passé quand nous cessons de lui
attribuer un intérêt actuel. Il en est du présent des individus comme de celui
des nations : un événement appartient au passé, et il entre dans l'histoire,
quand il n'intéresse plus directement la politique du jour et peut être négligé
sans que les affaires s'en ressentent. Tant que son action se fait sentir, il
adhère à la vie de la nation et lui demeure présent.
Dès
lors, rien ne nous empêche de reporter aussi loin que possible, en arrière, la
ligne de séparation entre notre présent et notre passé. Une attention à la vie
lui serait suffisamment puissante, et suffisamment dégagée de tout (170) intérêt
pratique, embrasserait ainsi dans un présent indivisé l'histoire passée tout
entière de la personne consciente, non pas comme de l'instantané, non pas comme
un ensemble de parties simultanées, mais comme du continuellement présent qui
serait aussi du continuellement mouvant : telle, je le répète, la mélodie qu'on
perçoit indivisible, et qui constitue d'un bout à l'autre, Si l'on veut étendre
le sens du mot, un perpétuel présent, quoique cette perpétuité n'ait rien de
commun avec l'immutabilité, ni cette indivisibilité avec l'instantanéité. Il
s'agit d'un présent qui dure.
Ce
n'est pas là une hypothèse. Il arrive, dans des cas exceptionnels, que
l'attention renonce tout à coup à l'intérêt qu'elle prenait à la vie aussitôt,
comme par enchantement, le passé redevient présent. Chez des personnes qui
voient surgir devant elles, à l'improviste, la menace d'une mort soudaine, chez
l'alpiniste qui glisse au fond d'un précipice, chez des noyés et chez des
pendus, il semble qu'une conversion brusque de l'attention puisse se produire,
- quelque chose comme un changement d'orientation de la conscience qui,
jusqu'alors tournée vers l'avenir et absorbée par les nécessités de l'action,
subitement s'en désintéresse. Cela suffit pour que mille et mille détails «
oubliés » soient remémorés, pour que l'histoire entière de la personne se
déroule devant elle en un mouvant panorama.
La
mémoire n'a donc pas besoin d'explication. Ou plutôt, il n'y a pas de faculté
spéciale dont le rôle soit de retenir du passé pour le verser dans le présent.
Le passé se conserve de lui-même, automatiquement. Certes, si nous fermons les
yeux à l'indivisibilité du changement, au fait que notre plus lointain passé
adhère à nôtre présent et constitue, avec lui, un seul et même changement ininterrompu,
il nous semble que le passé est normalement de l'aboli et que la (171)
conservation du passé a quelque chose d'extraordinaire nous nous croyons alors
obligés d'imaginer un appareil dont la fonction serait d'enregistrer les
parties du passé susceptibles de reparaître à la conscience. Mais si nous
tenons compte de la continuité de la vie intérieure et par conséquent de son
indivisibilité, ce n'est plus la conservation du passé qu'il s'agira
d'expliquer, c'est au contraire son apparente abolition. Nous n’aurons plus à
rendre compte du souvenir, mais de l'oubli. L'explication s'en trouvera
d'ailleurs dans la structure du cerveau. La nature a inventé un mécanisme pour
canaliser notre attention dans la direction de l'avenir, pour la détourner du
passé -je veux dire de cette partie de
notre histoire qui n'intéresse pas notre action présente-, pour lui amener tout
au plus, sous forme de « souvenirs », telle ou telle simplification de
l'expérience antérieure, destinée à compléter l'expérience du moment ; en cela
consiste ici la fonction du cerveau. Nous ne pouvons aborder la discussion de
la théorie qui veut que le cerveau serve à la conservation du passé, qu'il
emmagasine des souvenirs comme autant de clichés photographiques dont nous
tirerions ensuite des épreuves, comme autant de phonogrammes destinés à
redevenir des sons. Nous avons examiné la thèse ailleurs. Cette doctrine a été
inspirée en grande partie par une certaine métaphysique dont la psychologie et
la psycho-physiologie contemporaines sont imprégnées, et qu'on accepte
naturellement : de là son apparente clarté. Mais, à mesure qu'on la considère
de plus près, on y voit s'accumuler les difficultés et les impossibilités.
Prenons le cas le plus favorable à la thèse, le cas d'un objet matériel faisant
impression sur l'œil et laissant dans l'esprit un souvenir visuel. Que pourra
bien être ce souvenir, s'il résulte véritablement de la fixation, dans le
cerveau, de l'impression reçue par l'œil ? (172) Pour peu que l'objet ait remué, ou que l'œil ait remué,
il y a eu, non pas une image, mais dix, cent, mille images, autant et plus que
sur le film d'un cinématographe. Pour peu que l'objet ait été considéré un
certain temps, ou revu à des moments divers, ce sont des millions d'images
différentes de cet objet. Et nous avons pris le cas le plus simple !
-Supposons toutes ces images emmagasinées; à quoi serviront-elles ? Quelle est
celle que nous utiliserons ? Admettons
même que nous ayons nos raisons pour en choisir une, pourquoi et comment la
rejetterons-nous dans le passé quand nous l’apercevrons ? -Passons encore sur ces difficultés.
Comment expliquera-t-on les maladies de
la mémoire ? Dans celles de ces maladies qui correspondent à des lésions
locales du cerveau, c'est-à-dire dans les aphasies, la lésion psychologique
consiste moins dans une abolition des souvenirs que dans une impuissance à les
rappeler. Un effort, une émotion, peuvent ramener brusquement à la conscience
des mots qu'on croyait définitivement perdus. Ces faits, avec beaucoup d'autres,
concourent à prouver que le cerveau sert ici à choisir dans le passé, à le
diminuer, à le simplifier, à l'utiliser, mais non pas à le conserver. Nous n'
aunons aucune peine à envisager les choses de ce biais si nous n'avions
contracté l'habitude de croire que le passé est aboli. Alors, sa réapparition
partielle nous fait l'effet d'un événement extraordinaire, qui réclame une
explication. Et c'est pourquoi nous imaginons çà et là, dans le cerveau, des
boîtes à souvenirs qui conserveraient des fragments de passé, le cerveau se conservant d'ailleurs
lui-même. Comme si ce n'était pas reculer la difficulté et simplement ajourner
le problème ! Comme si, en posant que la matière cérébrale se conserve à
travers le temps, ou plus généralement que toute matière dure, on ne lui
attribuait pas (173) précisément la mémoire qu'on prétend expliquer par elle
! Quoi que nous fassions, même si nous supposons que le cerveau emmagasine
des souvenirs, nous n'échappons pas à la conclusion que le passé peut se
conserver lui-même, automatiquement.
Non
pas seulement notre passé à nous, mais aussi le passé de n'importe quel
changement, pourvu toutefois qu'il s agisse d'un changement unique et, par là
même, indivisible : la conservation du passé dans le présent n’est pas autre
chose que l'indivisibilité du changement. Il est vrai que, pour les changements
qui s'accomplissent au dehors, nous ne savons presque jamais si nous avons
affaire à un changement unique ou à un composé de plusieurs mouvements entre
lesquels s'intercalent des arrêts (l’arrêt n'étant d'ailleurs jamais que
relatif). Il faudrait que nous fussions intérieurs aux êtres et aux choses,
comme nous le sommes à nous-mêmes, pour que nous pussions nous prononcer sur ce
point. Mais là n'est pas l'important. Il suffit de s'être convaincu une fois
pour toutes que la réalité est changement, que le changement est indivisible,
et que, dans un changement indivisible, le passé fait corps avec le présent.
Pénétrons-nous
de cette vérité, et nous verrons fondre et s'évaporer bon nombre d'énigmes
philosophiques. Certains grands problèmes, comme celui de la substance, du
changement, et de leur rapport, cesseront de se poser. Toutes les difficultés
soulevées autour de ces points difficultés
qui ont fait reculer peu à peu la substance jusque dans le domaine de
l'inconnaissable - venaient de ce que nous fermons les yeux à l'indivisibilité
du changement. Si le changement, qui est évidemment constitutif de toute notre
expérience, est la chose fuyante dont la plupart des philosophes ont parlé, si
l'on n'y voit qu'une poussière (174) d'états qui remplacent des états, force
est bien de rétablir la continuité entre ces états par un lien artificiel ;
mais ce substrat immobile de la mobilité, ne pouvant posséder aucun des attributs
que nous connaissons - puisque tous sont des changements - recule à mesure que
nous essayons d'en approcher il est
aussi insaisissable que le fantôme de changement qu'il était appelé à fixer.
Faisons effort, au contraire, pour apercevoir le changement tel qu'il est, dans
son indivisibilité naturelle : nous voyons qu'il est la substance même des
choses, et ni le mouvement ne nous apparaît plus sous la forme évanouissante
qui le rendait insaisissable à la pensée, ni la substance avec l'immutabilité
qui la rendait inaccessible à notre expérience. L'instabilité radicale, et
l'immutabilité absolue ne sont alors que des vues abstraites, prises du dehors,
sur la continuité du changement réel, abstractions que l'esprit hypostasie
ensuite en états multiples, d'un
côté, en chose ou substance, de
l'autre. Les difficultés soulevées par les anciens autour de la question du
mouvement et par les modernes autour de la question de la substance s
'évanouissent, celles-ci parce que la substance est mouvement et changement,
celles-là parce que le mouvement et le changement sont substantiels.
En
même temps que des obscurités théoriques se dissipent, on entrevoit la
solution possible de plus d'un problème réputé insoluble. Les discussions
relatives au libre arbitre prendraient fin Si nous nous apercevions nous-mêmes
là où nous sommes réellement, dans une durée concrète où l'idée de
détermination nécessaire perd toute espèce de signification, puisque le passé y
fait corps avec le présent et crée sans cesse avec lui - ne fût-ce que par le
fait de s'y ajouter quelque chose d'absolument nouveau. Et la relation de
l'homme à l'univers deviendrait susceptible d'un (175) approfondissement
graduel si nous tenions compte de la vraie nature des états, des qualités, enfin
de tout ce qui se présente à nous avec l'apparence de la stabilité. En pareil
cas, l'objet et le sujet doivent être vis-à-vis l'un de l'autre dans une
situation analogue à celle des deux trains dont nous parlions au début c'est un certain réglage de la mobilité sur
la mobilité qui produit l'effet de l'immobilité. Pénétrons-nous alors de cette
idée, ne perdons jamais de vue la relation particulière de l'objet au sujet qui
se traduit par une vision statique des choses : tout ce que l'expérience nous
apprendra de l'un accroîtra la connaissance que nous avions de l'autre, et la
lumière que celui-ci reçoit pourra, par réflexion, éclairer celui-là à son
tour.
Mais,
comme je l'annonçais au début, la spéculation pure ne sera pas seule à
bénéficier de cette vision de l'universel devenir. Nous pourrons la faire
pénétrer dans notre vie de tous les jours et, par elle, obtenir de la
philosophie des satisfactions analogues à celles de l'art, mais plus
fréquentes, plus continues, plus accessibles aussi au commun des hommes. L'art
nous fait sans doute découvrir dans Ies choses plus de qualités et plus de
nuances que nous n'en apercevons naturellement. Il dilate notre perception,
mais en surface plutôt qu'en
profondeur. Il enrichit notre présent, mais il ne nous fait guère
dépasser le présent. Par la philosophie, nous pouvons nous habituer à ne jamais
isoler le présent du passé qu'il traîne avec lui. Grâce à elle, toutes choses
acquièrent de la profondeur, - plus que de la profondeur, quelque chose comme
une quatrième dimension qui permet aux perceptions antérieures de rester
solidaires des perceptions actuelles, et à l'avenir immédiat lui-même de se
dessiner en partie dans le présent. La réalité n'apparaît plus alors a l'état
statique, dans sa manière d'être ; elle s'affirme (176) dynamiquement, dans la
continuité et la variabilité de sa tendance. Ce qu'il y avait d'immobile et de
glacé dans notre perception se réchauffe et se met en mouvement. Tout s'anime
autour de nous, tout se revivifie en nous. Un grand élan emporte les êtres et les
choses. Par lui nous nous sentons soulevés, en traînés, portés. Nous vivons
davantage, et ce surcroît de vie amène avec lui la conviction que de graves
énigmes philosophiques pourront se résoudre ou même peut-être qu'elles ne
doivent pas se poser, étant nées d une vision figée du réel et n'étant que la
traduction, en termes de pensée, d'un certain affaiblissement artificiel de
notre vitalité. Plus, en effet, nous nous habituons à penser et à percevoir
toutes choses sub specie durationis, plus
nous nous enfonçons dans la durée réelle. Et plus nous nous y enfonçons, plus
nous nous replaçons dans la direction du principe, pourtant transcendant, dont
nous participons et dont l'éternité ne doit pas être une éternité
d'immutabilité, mais une éternité de vie : comment, autrement, pourrions-nous
vivre et nous mouvoir en elle ? In ea
vivimus et movemur et sumus.[3]
[1]Nous reproduisons ces vues sous la forme même que nous leur donnâmes dans
notre conférence, sans nous dissimuler qu’elles susciteront probablement les
mêmes malentendus qu’alors, malgré les applications et les explications que
nous avons présentées dans des travaux ultérieurs. De ce qu’un être est action
peut-on conclure que son existence soit évanouissante ? Que dit-on de plus que
nous quand on le fait résider dans un s substratum ~, qui n’a rien de déterminé
puisque, par hypothèse, sa détermination et par conséquent son essence est
cette action même ? Une existence ainsi conçue cesse-t-elle jamais d’être
présente elle-même, la durée réelle impliquant la persistance du passé dans le
présent et la continuité Indivisible d’un déroulement ? Tous les
malentendus proviennent de ce qu’on a abordé les applications de notre
conception de la durée réelle avec
l’idée qu’on se faisait du temps
spatialisé.
[2] Et le désir s’accroît quand l’effet se recule (Corneille) –hum, je crains que la note ne soit pas de Bergson (note de philo’n net)
[3] La pagination entre parenthèses est celle de l’édition Quadrige, aux Presses Universitaires de France, 1996, Paris.