Notes de cours sur

L’ART

 

Note : ce qui suit n’est pas véritablement un cours, mais plutôt deux exposés distincts qui ne prétendent pas constituer une réflexion d’ensemble sur la question de l’art. On retrouvera par ailleurs d’autres exposés où la question de l’art est évoquée :

-         dans le cours sur le langage:

o       2.3 - l’ouverture infinie du langage

-         dans le cours sur la vérité:

o       1.3 - Fonction du paradoxe

o       2 -  La vérité dans l’art

-         dans le corrigé de dissertation :  

o       la laideur et la beauté sont-elles naturelles ?

 

L’art et le temps

            Le désir d’éternité

C’est une banalité que de dire que l’artiste tente, par ses créations, d’échapper à la mort, ou de conquérir à travers ses œuvres l’immortalité.

Il y a certes dans l’art un désir de laisser sa trace, et probablement les hommes de la préhistoire le présentaient déjà : porter sa marque sur un objet, c’est témoigner de son être et vouloir transmettre ce signe dans le temps.

La culture a d’ailleurs donné acte de ce désir puisqu’elle nomme ses académiciens « immortels » et qu’elle parle de « chefs d’œuvres impérissables ».

 

Mais outre qu’il s’agit là d’une tentative chimérique[1] de dépasser notre condition de mortels, nous pouvons souligner que ce n’est pas une fonction propre à l’art, mais que toutes les autres formes de la culture, symboles du pouvoir, transformations techniques du monde, religions etc… participent de ce  désir d’immortalité. La fonction n’est donc pas intrinsèque à l’art ; la création artistique a, parmi d’autres activités humaines, la fonction, entre autres fonctions, d’immortaliser son créateur. Mais ce rôle n’est pas une fonction esthétique, elle est extérieure à l’œuvre d’art, en tant qu’œuvre d’art.

    

Dans l’esprit des premiers hommes, nous semble-t-il, deux ordres de possi­bilités s’opposèrent. D’un côté une série d’activités efficaces, en quelque sorte raisonnées, s’offrait à celui qui chassait à l’aide d’armes fabriquées, pour­voyant de cette manière à sa subsistance. Il dis­posait de haches de pierre, d’épieux à la pointe de pierre. Il façonnait en outre en forme de boules des pierres destinées au jet. Ses outils lui permettaient de dépecer méthodiquement les animaux, d’en prélever la fourrure. […]

Mais comme tous ceux qui l’ont suivi, le Moustérien se heurta à la seule puissance qui déci­dément l’humiliait : il lui fallut comme nous s’incliner devant la mort; devant la mort échouait décidément son effort industrieux. Le domaine de l’activité efficace s’était ouvert à son intelligen­ce naissante.

Le domaine de la mort en était la limite, c’est comme tel qu’il se révéla à l’esprit de ces premiers hommes: tout à coup la mort introduisait ce qui dément la valeur de l’activité humaine, ce qui bouscule le sentiment de capacité lié aux premières lueurs de l’intelligence. L’animal n’attend rien et la mort ne le surprend pas, la mort échappe en quelque sorte à l’animal. Mais l’homme, qui tra­vaille, attend le résultat de son travail, et la mort détruit la tranquille attente qui est le fondement de toute pensée. La pensée est d’abord une atten­te : la mort répond à cette attente en l’anéantissant,  la mort se révèle à nous par l’anéantissement de cette attente qui est la base de notre vie. C’est de cette manière que l’activité intelligente de l’homme le mit en présence de la mort, en pré­sence de la négation radicale, terrifiante, de ce qu’il est essentiellement.

[...] Le « génie » se retrouve dans tous les peuples, il est commun à tous les hommes, mais il s’est manifesté à Lascaux avec cette sorte de fracas qui est le propre de la naissance. Il est vraisemblable que les hommes de la Vézère comme les indigènes de l’Australie figurèrent les animaux qu’ils chas­saient dans l’espoir qu’en les faisant apparaître sur la paroi ils les amèneraient à paraître devant leurs armes: disposer d’une apparition, c’était déjà les faire tomber dans leur pouvoir. Il y eut une croyance générale de l’humanité archaïque à l’effet magique des représentations. Du fond de cette caverne qui fascine, les artistes anonymes, effacés, de Lascaux nous invitent à nous souve­nir d’un temps où les êtres humains ne se voulu­rent de supériorité que sur la mort.

G. BATAILLE, «Le Berceau de l’humanité : la vallée de la Vézère » Oeuvres complètes, tome 9, Gallimard.

On perçoit dans cette approche anthropologique de l’art que les premières créations de l’homme eurent probablement une signification magique : elles visaient, en représentant la vie, de signifier l’éternité de l’homme, elles viseront plus tard, en représentant la mort sur le tympan des cathédrales de l’exorciser, et de signifier la victoire de l’espérance sur le néant. Mais il s’agit d’une réduction anthropologique : de telles interprétations ne nous disent encore rien sur le l’œuvre d’art elle-même.

           

L’éphémère et l’universel

Mais plutôt que d’immortaliser  son créateur, l’œuvre d’art permet à tout ce qui, dans notre vie, dans le monde, dans la nature comme dans nos sentiments ou nos émotions, est de l’ordre de l’éphémère et du particulier, d’accéder à l’intemporel et à l’universel.

En effet, l’œuvre d’art est une apparence, ou pour dire plus précisément, un apparaître[2]. Je regarde la nature ; j’en éprouve une émotion, en relation à mes croyances, ma culture, mon histoire et de manière générale à ma condition d’homme. Si je veux faire partager cette expérience à d’autres, je dois la rendre tangible : elle peut accéder, par une représentation sensible, à l’universel. Mais demain, lorsque je ne serai plus là, d’autres pourront retrouver cette émotion dans mon œuvre, ou à tout le moins y trouver le miroir de leurs propres émotions.

Bien sûr, c’est postuler que l’art se réfère à un universel : la condition humaine. Cela se réduit à ce que Camus appelle dans le discours de Suède « la réalité qui nous est commune» à savoir : « La mer, les pluies, le besoin, le désir, la lutte contre la mort». «Nous nous rassemblons dans ce que nous voyons ensemble, dans ce qu’ensemble nous souffrons » . La condition humaine universelle s’énonce en à peine dix nécessités auxquelles nous sommes confrontés : la conscience de la mort, la difficulté d’aimer, l’aspiration vers le sublime, la méchanceté, l’injustice et la bêtise, la souffrance inutile, le sens de notre existence, notre insertion dans la nature[3]. Cette condition est toujours et partout la même, pour nous comme pour l’homme de la préhistoire.

Ainsi, si l’on admet que l’art est l’expression d’une condition humaine dont le caractère tragique reste le même quels que soient les époques et les lieux, nous admettrons que son sens se trouve au-delà de la quotidienneté : elle dépasse l’inscription dans l’époque qui l’a vue naître.

 

            L’intemporalité de l’œuvre d’art

C’est à Malraux qu’il revient d’avoir posé de manière satisfaisante les rapports de l’art et du temps :

Il  est impossible de concevoir le Musée comme historique. Pour un peintre du moins. Ce serait simplement ridicule. Vous vous imaginez un peintre qui arrive devant le Musée en considérant chaque salle comme un produit? Les colonies produisent des bananes... Le XVIe siècle produit l'art du XVIe siècle? C'est dément! Il est bien entendu que pour n'importe quel peintre, ce qui compte de l'art du passé est présent... J'avais pris l'exemple du saint : pour celui qui prie, le saint a son point d'appui dans une vie historique. Mais il a une autre vie au moment où on est en train de le prier : quand on le prie, il est présent. En somme, le saint est dans trois temps : il est dans son éternité, il est dans son temps historique ou chronologique, et il est dans le présent. Pour moi, ce serai t presque la réponse à la question  « qu'est-ce pour vous qu'une œuvre d'art? » C'est une œuvre qui a un présent. Alors que tout le reste du passé n'a pas de présent. Alexandre a une légende, il a une histoire, mais il n'a pas de présent. Vous sentez bien que vous ne pouvez pas ressentir de la même façon une peinture de Lascaux (i) et un silex taillé. Le silex taillé est dans l'histoire chronologique. Le bison peint y est aussi, mais en même temps, il est ailleurs. Et là, vous mettez le doigt sur ce qui est absolument fondamental à mes yeux. Ce que je dis d'important, c'est ça  on ne peut pas concevoir l'art moderne, dans ses rapports avec le musée imaginaire, etc., si on ne commence pas par ressentir que l'œuvre d'art de notre temps est dans un temps qui n'est pas soumis à l'ordre chronologique...

André Malraux, Lazare. Le Miroir des Limbes.  Éd. Gallimard, 1974.

 

Pour bien comprendre le propos de Malraux, comparons deux séries d’objets :

 

 

Préhistoire

14000 av. J. C.

XXe siècle

Objet technique

Une hache de pierre taillée

Un poste de radio

Œuvre d’art

Le grand bison peint des grottes de Lascaux

Guernica, de Pablo Picasso

 

Nous avons choisi ces objets comme caractéristiques d’une époque donnée. Ainsi, l’outil préhistorique donne son nom à son époque : on dira l’ère de la pierre taillée ; le poste de radio est aussi symbolique du siècle des télécommunications.

Apparemment, le « bison peint » et « Guernica » sont aussi des témoignages de leur époque, en référence aux techniques de chasse, aux pratiques magiques, aux rites religieux de l’homme de Cro-Magnon, le second d’un épisode particulièrement douloureux de la guerre d’Espagne.

Mais les objets techniques n’existent que comme objets utiles ou comme  témoignages de leur temps : quand l’outil est obsolète, quand le poste à lampe se retrouve sur les étagères d’un musée des techniques, il n’a plus que ce rôle de document historique.

Il n’en va pas de même pour les deux œuvres d’art citées. Elles ont certes la même fonction de témoignage, et intéressent l’historien des civilisations à ce titre. Mais cette signification historique leur est extérieur, elle ne les concerne pas en tant qu’œuvres d’art.

Ces deux œuvres ne sont pas des témoignages du passé. Elles coexistent au présent, elles sont intemporelles. Qu’est-ce qui fait du peintre de la préhistoire les frère en art de Picasso ? Le fait qu’ils sont tous deux plasticiens, qu’ils ont à affronter une surface, à y organiser des forme, à y opposer des couleurs, à y créer du mouvement… Tous deux sont confrontés aux mêmes problèmes : résistance du support, adaptation des outils, maîtrise du geste.

A notre tour, nous, spectateurs de ces œuvres, nous les contemplons dans le même temps : elles sont pour nous, en dépit de la durée qui les sépare, contemporaines. Notre regard les saisit toutes deux au présent, dans notre présent.

C’est parce que l’œuvre existe d’abord pour elle-même, et non pas dans le rapport qui l’unit à son temps qu’elle peut s’en détacher avec autant de facilité. La contemplation esthétique fait de nous les contemporains de Zeuxis[4], du Tintoret, de Magritte ou d’Ernest Pignon-Ernest.

 

L’art et le sens

Le problème du sens de l’œuvre d’art est une question récurrente dans la réflexion esthétique. Sans prétendre à être exhaustif, je me propose de délimiter quatre différents niveaux de lecture de l’œuvre :

-                                          Le niveau anecdotique :

-                                          Le niveau métaphorique (sens faible : la symbolique)

-                                          Le niveau métaphorique (sens fort : le ravissement)

-                                          Le niveau littéral.

Seuls ces deux derniers niveaux nous semblent porter à l’œuvre un intérêt intrinsèque, et ne renvoyer à rien autre chose qu’elle-même.

Camille Claudel[5]

L’âge mur

Nous nous proposons de prendre l’œuvre ci-dessus comme exemple de notre propos.


Le niveau anecdotique :

C’est le niveau narratif et généralement celui de l’autobiographie. L’approche de l’œuvre se fait par référence à l’histoire de son auteur, ou à l’histoire de son époque. Nous restons donc dans « l’universel reportage [6]», nous rapportons la compréhension de l’œuvre à quelque chose qui lui est extérieur.

Dans l’exemple choisi, les biographes se plairont à rapporter un épisode de la vie de Camille Claudel, renforcés en cela par l’attribution à chacun des personnages du groupe des visages de Rose Beuret (la vieille femme) Auguste Rodin (le vieil homme) et Camille Claudel (la jeune fille).

Et de rappeler que Camille fut à la fois le modèle, l’élève et la maîtresse de Rodin, et Rose Beuret sa rivale, maîtresse en titre du sculpteur. L’œuvre relaterait donc un épisode trivial de la vie de Camille, qui, agenouillée supplierait son amant emporté par sa vieille maîtresse.

Une telle « explication » est misérable : elle consiste à nier à l’œuvre une quelconque autonomie. Elle ne perçoit que ce que l’œil du voyeur aime voir : les mesquineries de la vie des gens[7] !

 

Le niveau métaphorique (sens faible : la symbolique)

C’est le sens usuel du terme. La métaphore est dans ce sens un symbole, la représentation imagée d’une réalité. La saisie d’une œuvre à ce niveau suppose la possession d’un code symbolique. Cette érudition n’est pas dépourvue d’intérêt, mais là aussi elle nous détourne de l’œuvre elle-même : elle nous intéresse par rapport à un contexte culturel où elle fait sens.

Appliqué à notre exemple, nous pourrions par exemple voir dans la femme âgée la figure symbolique de la mort, qui entraîne un homme d’âge mur (cf. le titre de l’œuvre) tandis que pleure à l’arrière plan sa jeunesse perdue.

C’est plausible, ce n’est sans doute pas faux, mais c’est extrêmement réducteur : on en reste sur le plan d’une analyse plus « littéraire » que plastique ; le danger d’ailleurs serait surtout de s’en tenir là : car si Valéry a pu dire « mes vers ont le sens qu’on leur prête, celui que je leur donne ne s’ajuste qu’à moi », on pourrait en dire autant des autres arts. S’habituer à rechercher « un message » en toute œuvre consisterait à la réduire à une lecture purement déterminée par un contexte culturel et historique.

 

Le niveau métaphorique (le ravissement)

Je prends ici le terme de métaphorique dans son sens étymologique : « qui place au-delà de » indiquant l’idée de ravissement : être arraché à soi-même, dans le sens des « transports de l’âme ».

Car contempler une œuvre d’art , c’est accepter que l’aventure nous transforme en nous faisant découvrir des pans cachés du réel que nous ne soupçonnions pas. Une telle expérience se situe à l’évidence au-delà des mots, dans ce monde de l’ineffable qui, au-delà des fleurs réelles, des « calices sus » nous fait apercevoir « l’absente de tous bouquets6 » et  « comprendre sans effort le langage des fleurs et des choses muettes ![8] »

On lira avec intérêt ce que Bergson dit du regard de l’artiste sur le monde, par opposition à notre relation utilitaire et conceptuelle aux choses[9].

Comment une telle relation entre moi et l’œuvre est possible, alors même que le sens précis que lui a donné l’artiste m’est interdit ? Nous pouvons avancer trois réponses :

-         L’œuvre se réfère à un universel humain, une dimension de notre condition, que l’artiste et moi partageons au-delà de nos différences d’époque, d’histoire, de culture.

-         Aucune des expériences que je ferai de l’œuvre n’est la dernière : l’horizon de l’œuvre est infiniment ouvert vers des expériences nouvelles, nous pouvons à l’infini renouveler l’ex-plication[10]&[11]

-         L’accès à ce sens métaphorique, à ce ravissement n’est pas donné : il suppose un travail sur sa sensibilité, afin d’élargir son regard pour apprendre à voir/ Goodman dira à ce propos que « les émotions fonctionnent cognitivement »,  ce qui signifie en d’autre terme que si nous voulons accéder à cet état de grâce, il faut aussi tuer le vieil homme qui en nous, nous empêche de voir ce que verrait un enfant.

Quel pourrait-être, appliqué à notre exemple le sens métaphorique de l’œuvre ? Impossible de le prescrire, car c’est à chacun qu’il revient de le créer. Si je puis en avancer un, par exemple que cette œuvre exprime pour moi le tragique déchirement de la condition humaine, il ne serait, comme le dit Valéry, opposable à personne.11

Le niveau littéral

On pourrait presque dire que tout devrait commencer par là : le premier apprentissage de l’œuvre d’art devrait être de saisir ce que l’œuvre donne à voir d’elle même, sans tenter aucune exégèse.

Littéral = à la lettre, c’est à dire la saisie de ce que nous percevons, voyons, entendons, avant que de tenter de plaquer de fausses interprétations sur le visible ou l’audible.

Qu’est-ce qu’un tableau : d’abord une surface peinte, limitée par son cadre, organisée de manière interne par une composition qu’il faut savoir repérer. C’est de la couleur, et des contrastes de couleurs. Ce sont des lignes (dessin), une matière, (la pâte de la peinture) des rythmes, des répétitions, etc…

C’est dire que l’œuvre parle d’abord à nos sens, et à cette part de l’intellect qui saisit les formes et le mouvement.

D’où vient qu’une chanson nous paraît beaucoup plus belle dans sa version d’origine que dans sa traduction dans notre langue. Sans doute parce que le génie de la langue s’accorde le mieux à celui de la mélodie. Mais aussi parce que nous ne sommes plus gênés par le sens des paroles, enfin nous écoutons la musique. Ainsi, la contemplation d’œuvres picturales abstraites serait plus formatrice que celle d’œuvres figuratives : si nous abandonnons notre fascination pour la signification, peut-être enfin accepterons-nous de regarder « à pleins regards », comme le dirait Rilke.

« L’œuvre d’art n’est pas une représentation de quelque chose,  mais une représentation-quelque chose» dira le philosophe américain Goodman. C’est dire que nous devons d’abord sentir et percevoir, et comprendre après.

Dans l’œuvre de Camille Claudel qui nous sert d’exemple, on sera sensible au mouvement général de l’œuvre, la marche en avant que dessine la position des trois personnages. Aussi au travail sur la matière : un bronze est aussi expressif par sa matière, le modelé particulier et la patine qui renvoie la lumière de manière expressive. Le traitement des corps, le déséquilibre de leurs positions, le refus des formes pleines, les corps décharnés  rien dans l’œuvre n’est gratuit : tout est expressif. C’est de cette composition que nous devons faire l’expérience. Le ravissement est second par rapport à cette expérience : nous devons accepter le risque de nous perdre dans l’œuvre.


Conclusion : Art et nécessité

L’art, disait Rilke dans les Lettres à un jeune poète, doit relever d’une nécessité qui dépasse l’artiste lui-même :

Vous me demandez si vos vers sont bons. Et c'est moi que vous interrogez. Vous avez, auparavant, demandé leur avis à d'autres gens. Vous avez envoyé ces vers à des revues. Vous les comparez à d'autres poèmes, et vous êtes inquiet lorsque certaines rédac­tions refusent vos essais. Puisque vous m'avez autorisé à vous donner quelque conseil, je vous prierai de cesser tout cela. Votre regard est tourné vers l'extérieur, et c'est d'abord cela que vous ne devriez désormais plus faire. Personne ne peut vous conseiller ni vous aider personne. Il n'existe qu'un seul moyen  plongez en vous-même, recherchez la raison qui vous enjoint d'écrire; examinez Si cette raison étend ses racines jusqu'aux plus extrêmes profondeurs de votre coeur; répondez franchement à la question de savoir si vous seriez condamné à mourir au cas où il vous serait refusé d'écrire. Avant toute chose, demandez-vous, à l’heure la plus tranquille de votre nuit : est-il néces­saire que j'écrive ?  Creusez en vous-même en quête d'une réponse profonde. Et si elle devait être positive, si vous étiez fondé à répondre à cette question grave par un puissant et simple «je ne peux pas faire autrement », construisez alors votre existence en fonc­tion de cette nécessité ;

 

Kant disait lui aussi que l’œuvre d’art devait au moins avoir autant de consistance qu’un phénomène naturel.  Le plan de cette consistance vient de la continuité que l’on peut retrouver entre la vie qui parle en nous, et la création.

Dans le même texte, Rilke associait procréation et création,  fécondité de la vie, et démiurgie poétique :

Le plaisir physique est une expérience sensible qui en rien différente de l’intuition pure ou du ient pur dont un beau fruit comble la langue; une grande expérience, infinie, qui nous est accordée, un savoir du monde, la plénitude et la gloire de tout savoir. Et ce qui est mal ce n’est pas que nous ressentions ce plaisir; ce qui est mal c’est que presque tout le monde mésuse de cette expérience et la dilapide, en fait un excitant pour faire pièce aux moments de lassitude qu’ils vivent, en fait une distrac­tion lieu qu’elle rassemble notre existence en vue de ses acmés. Les hommes n’ont-ils pas d’ailleurs altéré le fait de manger :

indigence d’un côté, surabondance de l’autre ont troublé la transparence de ce besoin, et toutes les nécessités vitales profondes et simples sont désormais également troublées, où la vie se renouvelle. L’indi­vidu peut cependant les rendre claires pour lui, et vivre de manière claire (et si ce n’est pas l’individu, pour être trop dépendant, qui y parviendra, ce sera néan­moins le solitaire). Il peut se rappeler que, chez les animaux et les plantes, toute beauté est une forme stable et durable d’amour et de désir; et il peut observer l’animal, comme la plante, s’unir et se multiplier, patiemment, docilement, et croître non par plaisir physique ni par souffrance, mais se pliant à des nécessités qui dépassent le plaisir et la souffrance, plus puissantes que la volonté et le refus. O puisse l’homme ressentir avec plus d’humilité ce secret dont la terre est pleine jusque dans les moindres choses, puisse-t-il s’en faire avec plus de gravité le dépositaire, puisse-t-il supporter et percevoir combien il est terriblement difficile au lieu de le prendre à la légère. Si seulement il pouvait se montrer respectueux de sa fécondité, qui est une, fût-elle spirituelle ou physique; car la création intellectuelle provient elle aussi de la création physi­que, ne constitue avec cette dernière qu’un seul phénomène, et n’est qu’une répétition atténuée, plus détachée et plus éternelle du plaisir de chair. « L’idée d’être créateur, de produire, de donner forme» n’est rien sans de durables, d’importantes confirmation et réalisation effectives, rien sans l’assentiment qui sous mille aspects viendra des choses et des bêtes,et la jouissance qu’elle procure n’est si indescriptiblement belle et riche qu’à être remplie des souvenirs hérités de la création et de la mise au monde de millions d’êtres. Dans une seule idée d’un créateur vivent mille nuits d’amour oubliées qui la comblent de majesté et de grandeur. Et ceux qui la nuit s’unissent et s’enlacent dans le plaisir qui les berce font oeuvre sérieuse et rassemblent des douceurs, de la profondeur et de la force pour le chant de quelque poète à venir qui se lèvera pour dire d’ineffables délices. Et ils appellent la venue du futur; quand bien même ils se tromperaient et s’embrasseraient aveuglément, l’ave­nir viendra tout de même, un homme nouveau appa­raîtra (…)

Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, pp. 57 et sq

 

M. Le Guen – 06/2001



[1] Chimérique, au sens d’une illusion vaine ; car, bien qu’on doive reconnaître que l’œuvre survit à son créateur, d’une part le lien qui l’unit à lui va se rompre et d’autre part, il n’est pas d’œuvre humaine qui ne s’altère dans le temps… même si cela est pour nous un crève cœur, dans quelques siècles, quand notre propre langue aura disparue, qui sera là pour vibrer à la musique des vers de Baudelaire ? Mais chimérique est peut-être, à la réflexion un jugement sévère : le désir d’éternité, en tant qu’illusion, est néanmoins créateur d’une oeuvre ; il n’est donc pas totalement vain.

[2] Cf. dans le cours sur la vérité, au paragraphe cité, le commentaire d’un texte de Hegel sur l’apparence de l’art.

[3] cf également, dans le cours Introduction : l’homme et le monde (nature et culture) : 2.3 le tragique comme expression de la condition de l’homme

 

[4] Zeuxis : peintre grec (464-398)

 Le Tintoret : peintre italien (1518-1594)

Magritte : peintre belge (1898-1967)

Ernest Pignon-Ernest Peintre français contemporain

[5] Camille Claudel : Sculpteur français (1864-1943)

[6] Stéphane Mallarmé  (cf. le cours : Le langage , 2.3 - l’ouverture infinie du langage)

[7] Elle conviendrait sans doute aux 7 millions de voyeurs qui aiment contempler leur ennui en regardant une émission de M6, dont nous tairons le nom !

[8] Ch. Baudelaire, Les fleurs du mal, III - élévation

[9] cf cours sur la vérité, 2 -  La vérité dans l’art et également  le commentaire du texte de Bergson « la perception du changement » in La pensée et le mouvant : 2 - L'exemple de l'art comme approche sensible et élargie du réel

 

[10] dans le sens particulier dans lequel Husserl prenait ce mot : étymologiquement « défaire les plis » c’est à dire dérouler infiniment l’horizon interne de l’objet.

[11] Valéry : « un beau vers renaît indéfiniment de ses cendres » (préface au commentaire de Charmes)