Préparation à l’épreuve orale de
philosophie
M. Le Guen
Mai 2001
INTRODUCTION[1]
Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes a été publié en 1755, et rédigé un an plus tôt, en réponse au concours proposé par l’Académie de Dijon. La même Académie avait soumis en 1750 un autre sujet « Si le progrès des arts et des sciences a contribué à épurer les mœurs », et Rousseau en avait obtenu le premier prix. Il n’aura pas cet honneur avec ce second discours, dont la pensée novatrice a sans doute effrayé les membres du jury. Il s’agit donc de la seconde œuvre philosophique majeure de Rousseau, et marque un tournant dans sa vie et sa pensée : Rousseau y poursuit la réforme de sa pensée amorcée avec le premier discours et qui amènera la rupture définitive entre lui et les autres philosophes de lumières. Notons enfin qu’il est publié moins de 8 ans avant le Contrat Social, dont il pose les prolégomènes.
Les Confessions ont été rédigées par Rousseau entre 1766 et 1778, dans la dernière partie de sa vie, entre sa 54ème et sa 68ème année, et pour la partie qui nous concerne, en 1766-67. C’est donc l’œuvre d’un homme et d’un philosophe au crépuscule de sa vie, une lecture récurrente de ce qui fut son histoire, une tentative pour donner une unité et un sens à sa vie, d’accorder sa vie et son oeuvre. Ce n’est pas le passé qui ici donne un sens au futur, mais au contraire l’ensemble de sa vie et de son oeuvre qui permet une lecture de son enfance. C’est pour cela que l’on ne peut valablement comprendre Les Confessions sans prendre en compte les choix philosophiques et moraux de Rousseau tout au long de son existence et de son oeuvre.
1 - Rousseau et le problème des origines
La question des origines joue un rôle capital dans toute l’œuvre de Rousseau, qu’il s’agisse de philosophie politique (Discours sur l’origine de l’inégalité, Contrat social), ou de sa philosophie morale (Emile, ou de l’éducation, La nouvelle Héloïse) ou encore ici dans les Confessions.
...comment connaître la source de l’inégalité parmi les hommes, si l’on ne commence par les connaître eux-mêmes ? et comment l’homme viendra-t-il à bout de se voir tel que l’a formé la nature, à travers tous les changements que la succession des temps a dû produire dans sa constitution originelle, et de démêler ce qu’il tient de son propre fond d’avec ce que les circonstances et ses progrès ont ajouté ou changé à son état primitif ? Discours sur l’origine de l’inégalité |
Ces longs
détails de ma première jeunesse auront paru bien puérils, et j’en suis fâché
: quoique né homme à certains égards, j’ai été longtemps enfant, et je le
suis encore à beaucoup d’autres. Je n’ai pas promis d’offrir au public un
grand personnage ; j’ai promis de me peindre tel que je suis ; et, pour me
connaître dans mon âge avancé, il faut m’avoir bien connu dans ma jeunesse
(...) je m’applique à bien développer partout les premières causes pour faire
sentir l’enchaînement des effets Les Confessions, livre 4, p |
L’histoire, qu’elle soit celle du genre
humain ou de l’individu, doit être référée à son origine, pour bien en dégager
le sens. Bien entendu, cette reconstitution ne peut être qu’hypothétique :
l’enquête historique ne peut, dans un cas comme dans l’autre nous faire revivre
les faits.
Ainsi, l’état de nature est-il pour Rousseau « un état qui n’existe plus, qui n’a probablement pas existé, et qui probablement n’existera jamais, mais dont il est cependant nécessaire d’avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent.» (Discours sur l’origine de l’inégalité ) La définition de cet état de nature correspond dans le Discours à une exigence théorique : on peut pour l’expliquer, utiliser la métaphore de l’échiquier. Pour comprendre la situation inégalitaire dans laquelle se trouvent deux joueurs d’échecs au cours d’une partie, il faut bien sûr connaître les règles de marche des pièces, mais il faut aussi se référer à un état initial du jeu, qui n’existe plus, qui précédait le jeu, c’est à dire la position initiale des pièces et l’égalité respective des deux camps avant la partie. Ceci va nous conduire à penser que ce n’est pas par nature que les hommes sont inégaux entre eux, mais par histoire. Ce point conditionne la possibilité d’une réforme de la société, telle qu’elle sera entreprise par le contrat social.
De la même façon, dans Les Confessions, la bonté originelle du jeune Jean-Jacques est la condition de possibilité d’une réforme ultérieure de sa vie. Les vices (et les vertus) ne sont pas originellement dans son être, mais acquis par le commerce social des hommes.
Si l’on accepte l’idée que le Rousseau-philosophe est celui qui lit, ou écrit l’histoire du jeune Jean-Jacques, il peut être intéressant de mettre en perspective en face du texte des Confessions, le développement de l’histoire tel que nous le décrit le Discours. L’état de nature y est représenté comme le négatif de l’état civil.
Biographie
sommaire :
• 1712: Naissance à Genève dans une famille
d’origine française; il évoquera souvent sa qualité de « Citoyen de Genève ».
Orphelin de mère très jeune, il est confié en 1722 à un pasteur, puis apprend
le métier de graveur.
• 1723 : Rencontre Madame de Warens qui lui fera
donner une éducation catholique. Années de pérégrinations entre Lausanne,
Neufchâtel, Paris, Chambéry, Lyon, Venise où il est secrétaire de l’ambassadeur
de France.
• 1742: S’installe à Paris, se lie avec le
milieu des encyclopédistes en particulier Diderot, se répand dans la société
mondaine, compose diverses oeuvres musicales; en 1745, début d’une longue
liaison avec Thérèse Levasseur, lingère, inculte, dont il aura cinq enfants
qu’il abandonnera à l’Assistance Publique.
• 1750: Discours sur les Sciences et les Arts
qui marque sa rupture avec l’optimisme du siècle des Lumières.
• 1755: Discours sur l’origine de l’inégalité.
Acquiert la célébrité. Polémiques nombreuses, en particulier avec Voltaire.
• 1756: S’installe au château de Montmorency à
l’invitation du Maréchal de Luxembourg; il y compose l’Emile.
• 1762: La publication de l’Émile et du Contrat
Social le contraint àl’exil. Se réfugie en Suisse, puis en Angleterre auprès de
Hume, avec lequel il se brouillera très vite.
• 1767: Retour en France; après diverses
résidences, il acceptera àErmenonville l’hospitalité du marquis de Girardin.
• 1778: Meurt à Ermenonville, sépulture dans
l’île des Peupliers puis en 1794, sépulture nationale au Panthéon.
Tableau comparatif du Discours sur
l’origine de l’inégalité et des Confessions
|
Etat de nature |
Histoire |
||||
|
|
Un état qui n’existe plus, qui n’a jamais existé, et
qui probablement n’existera jamais |
Bon sauvage |
Etat civil |
||
|
Stupidité des brutes : sans : |
- langage - domicile - propriété - industrie - sociabilité - moi - progrès |
douceur originelle « à
des distances égales de la stupidité des brutes et des lumières funeste de
l’homme civil » |
Mise en oeuvre de la perfectibilité Mouvement de dégradation de l’histoire : Lumières funestes inégalités violence chute progressive
vers
l’inégalité et
l’aliénation absolue |
||
|
Naturellement bon : |
- Instinct
de - conservation - pitié
naturelle - perfectibilité |
|
« insociable
sociabilité »* Contadiction entre le besoin d’autrui et l’amour de soi *Kant |
||
|
|
REFORME |
de la société |
Sensibilité Retour à une morale du sentiment pédagogie L’Emile-1762 Morale naturelle La Nouvelle Héloïse 1758 |
|
Raison : Le
Contrat Social 1762 |
|
|
de l’individu |
Solitude et vie proche de la nature Les
rêveries du promeneur solitaire 1776 |
|
Fuite de la société mondaine Réforme de la pensée Discours
sur les sciences et les arts 1750 |
|
|
Jean-Jacques à l’état de nature : |
Le paradis de Bossey : |
Jean-Jacques dans le monde : |
|||
|
|
Innocence
primitive de la petite enfance |
Cœur sensible, Sentir avant, de penser, pitié fraternelle, douceur |
Education
idéale Vie simple amitié égalité douceur nature |
Emile
perverti Mise en oeuvre de la perfectibilité Injustice vol trahisons vice Corruption mensonge 1749 |
|
|
|
Livre 1er, pages 43 à 50 |
|
ibid pp 50-55 |
Livre I p55 et
sq ..................Livre VIII |
|
: mouvement
négatif de la perfectibilité, dégradation de l’histoire, lumières funestes et
inégalités injustice, trahisons, vices
corruption.
: mouvement
positif de la perfectibilité : réforme de la société, réforme de la vie de
l’individu.
Que signifie pour Rousseau que « l’homme est naturellement bon » ? Le concept de bonté n’est pas ici à prendre dans son acception morale. Il renvoie à la nature et il faut le traduire par « bon selon la nature ». En d’autres termes cela signifie qu’il ne connaît comme loi que l’instinct de conservation et la pitié naturelle :
« [l’homme] est retenu par la pitié naturelle de faire lui-même du mal à personne sans y être porté par rien, même après en avoir reçu »
La définition hypothétique de l’état de nature n’intègre donc ni les notions de bien ou de mal, ni l’inégalité, ni l’injustice. Ainsi la réforme de la société reste possible puisque l’homme à l’état de nature n’est pas originellement un « loup pour l’homme ».
Une analyse de même type peut être développée à propos des premières pages de la première des Confessions. (pp 43-55) Rousseau y décrit un véritable état de nature de l’individu Jean-Jacques, présenté comme ni meilleur ni pire qu’un autre, gouverné par sa seule sensibilité. Dans cet état originel point de place non plus pour le mal ou le vice, ce qui, de la même façon rend possible la réforme de son existence. (de celle qui sera opérée vers sa 40ème année par Rousseau)
On entre dans l’histoire de manière identique dans les deux oeuvres : par un événement symbolique qui donne le coup d’envoi de l’évolution de l’homme. Dans le Discours, c’est la formule lapidaire qui inaugure la deuxième partie : « Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire : ceci est à moi et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le véritable fondateur de la société civile. » Dans les Confessions, c’est l’épisode du peigne cassé qui va mettre fin à l’état primitif et provoquer le mouvement de dégradation de l’histoire personnelle.
L’homme entre donc dans l’histoire, celle du « bon sauvage » tout d’abord, sorte de halte égalitaire et fragile aux commencements, puis dans la société civile, lente corruption de ses vertus originelles. Parallèlement, on pourrait considérer que le retour chez le ministre Bernard et l’amitié pour son cousin représente pour Jean-Jacques la première phase, encore bienheureuse de son existence sociale, mais que cette étape va bientôt se dégrader par la découverte du vice et de l’injustice.
Quelle est donc la racine du « mal social », dans un cas comme dans l’autre. C’est la contradiction que Rousseau a identifiée au sein de toute société et que Kant nommera plus tard « l’insociable sociabilité ». C’est une double tension, une double exigence celle d’une part qui nous pousse à rechercher et à aimer notre prochain, car il nous est nécessaire pour être nous même et, d’autre part celle qui nous pousse à satisfaire d’abord notre intérêt propre, et la naissance de l’amour propre.
Sitôt que les hommes eurent commencé à s’apprécier mutuellement, et que l’idée de la considération se fut formée dans leur esprit, chacun prétendit y avoir droit, et il ne fut plus possible d’en manquer impunément pour personne. (..) Tout tort volontaire devint un outrage (...) C’est ainsi que, chacun punissant le mépris qu’on lui avait témoigné d’une manière proportionnée au cas qu’il faisait de lui-même, les vengeances devinrent terribles et les hommes sanguinaires et cruels.
Ce conflit de l’intérêt particulier et de l’amour du prochain, Jean-Jacques va le découvrir dans les premières années de sa vie, et nous les présente dans Les Confessions dans une série de crises morales (épisode du peigne, tyrannie du maître d’apprentissage, vol du ruban, de l’abandon de Monsieur Le Maître) qui jalonnent le récit. Elles constituent aussi une dégradation progressive de la nature originellement bonne de l’individu.
Qu’on se figure un caractère timide et
docile dans la vie ordinaire, mais ardent, fier, et indomptable dans les
passions ; un enfant toujours gouverné par la voix de la raison, toujours
traité avec douceur, équité, complaisance, et qui n’avait pas même l’idée de
l’injustice, et qui, pour la première fois, en éprouve une si terrible de la
part précisément des gens qu’il chérit et respecte le plus. Quel renversement
d’idées ! Quel désordre de sentiment ! Quel bouleversement dans son coeur, dans
sa cervelle, dans tout son petit être intelligent et moral. Les Confessions 1 p 56
La tyrannie de mon maître finit par me
rendre insupportable le travail que j’aurais aimé et par me donner des vices
que j’aurais haïs, tels que le mensonge, la fainéantise, le vol. Rien ne m’a
mieux appris la différence qu’il y a de la dépendance filiale à l’esclavage
servile que le souvenir des changements que produisit en moi cette époque.
Naturellement timide et honteux, je n’eus jamais plus d’éloignement pour aucun
défaut que pour l’effronterie. (...) J’étais hardi chez mon père, libre chez M.
Lambercier, discret chez mon oncle ; je devins craintif chez mon maître, et dès
lors, je fus un enfant perdu. Les
Confessions 1, p68
2 - Le concept de perfectibilité
La différence entre l’homme et l’animal peut être perçue chez Rousseau à deux niveaux. :
- Le choix
L’homme
est dans la nature en qualité « d’agent libre », du moins en
puissance. Cette qualité se réalise dans la société, les être humains doivent
faire des choix. Là où l’animal est toujours
guidé par son instinct, rien ne peut assurer l’homme de la justesse de
ses choix. Ainsi, dans Les Confessions Rousseau montre que, lorsqu’il fait un choix, d’autres
possibilités s’offraient aussi à lui, qui probablement lui eussent apporté
sinon la gloire, au moins la tranquillité d’une vie régulière. Cette capacité
pour l’homme de choisir fait de lui un être
moral qui porte la responsabilité de ses choix.
- La perfectibilité.
C’est la possibilité tant de l’espèce que de l’individu, de devenir autre. Cela signifie qu’elle se développe aussi bien dans le sens du bien que dans le sens du mal. Contrairement à la pensée dominante au XVIIIe (chez Voltaire, Condorcet ou Kant par exemple), le développement des facultés de l’homme le conduit aussi bien à la déchéance morale et au malheur, qu’aux lumières et au bonheur.
Ainsi
il n’y a pas chez Rousseau de progrès historique menant nécessairement comme ce sera le cas dans la philosophie des
lumières et plus tard chez Hegel et Marx, au bonheur des peuples. La réforme
n’est donc pas le résultat d’un déterminisme historique, mais la volonté des
peuples ou de l’individu de modifier le cours de sa vie.
3 - La réforme d’une vie.
Postulat : tout être sensible et raisonnable, peut, à tout moment de sa vie, décréter une réforme morale de sa manière d’être, de son existence. Le même postulat s’applique aux peuples, et le contrat social peut être créé par une volonté raisonnable à tout moment de leur histoire.
Rousseau, dans sa philosophie politique ou dans son histoire personnelle, distingue deux orientations à cette réforme :
- La voie de la sensibilité, qui privilégie un retour à une vie simple et proche de la nature, et à une morale du cœur, ce à quoi correspondent L’Emile, Julie, ou la Nouvelle Heloïse, Les rêveries du promeneur solitaire.
- La
voie de la raison et de la volonté
bonne, qui correspond au Contrat Social
et à cette réforme de la pensée entreprise par Rousseau dans le Discours sur les sciences et les arts.
La réforme est donc triple :
intellectuelle, politique et morale.
Réforme intellectuelle :
C’est la réforme inaugurale, qui débute par une sorte « d’illumination » : en chemin pour Vincennes, où il doit rendre visite à Diderot qui y est depuis peu incarcéré, il lit dans Le Mercure de France l’annonce du programme de l’Académie de Dijon pour le prix de morale de 1750 « Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs» ; il en reçoit une sorte de choc qui décide, selon lui, d’une véritable conversion : « A l’instant de cette lecture, je vis un autre univers, et je devins un autre homme». Confessions, Livre VIII
Dans ce Discours, et dans celui qui suivra, le Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes (1754), Rousseau pose les bases de son oeuvre philosophique, et redéfinit à la fois le sens qu’il veut donner à son existence et le rôle qu’il s’assigne en tant qu’écrivain. Cette réforme intellectuelle se veut rupture d’avec la recherche de la vaine gloire dans les salons, d’avec les illusions « du progrès indéfini des lumières » (Condorcet). C’est aussi elle qui sera la source des animosités féroces qu’il affrontera jusqu’à la mort.
« Comme je ne songeais plus à mon Discours, j’appris qu’il avait remporté le prix à Dijon. Cette nouvelle réveilla toutes les idées qui me l’avaient dicté, les anima d’une nouvelle force, et acheva de mettre en fermentation dans mon cœur ce premier levain d’héroïsme et de vertu que mon père et ma patrie, et Plutarque, y avaient mis dans mon enfance. Je ne trouvais plus rien de grand et de beau que d’être libre et vertueux, au-dessus de la fortune et de l’opinion, et de se suffire à soi-même.»
Réforme
politique (Du contrat social 1762) :
La raison, héritée de l’existence sociale, peut aussi bien, avons-nous vu, servir au malheur des hommes qu’à leur bonheur. Le Contrat social poursuit cette dernière fin :
« Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant »
La réalisation d’un tel projet requiert la satisfaction de trois exigences rationnelles :
- L’égalité de tous devant le contrat
- La réciprocité des droits et des devoirs
- L’unanimité de la soumission à la loi.
Il est pour Rousseau le pacte fondateur de toute société de droit et exige de chacun l’abandon de sa liberté naturelle au profit d’une liberté sous les lois, ce qui réalisera cette exigence d’éthique rationnelle postulée par Rousseau et que Kant redécouvrira plus tard :
« L’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté »
Réforme morale :
Elle fait principalement appel à la sensibilité. Elle est préventive (dans l’Emile), curative (dans La Nouvelle Héloïse), et s’offre comme exemple dans Les Confessions.
L’Emile (1761) développe le projet d’une éducation « négative » qui consiste à soustraire l’enfant et l’adolescent à la contagion du mal social. Il vise à épanouir la bonté naturelle d’Emile. Il est éduqué dans une sorte de bulle idéale, sous la conduite d’un gouverneur éclairé. Par contraste, les quatre premières confessions nous offrent le spectacle d’une éducation ratée, laissée aux hasards des fâcheuses rencontres et pervertie par la faillite ou la démission des éducateurs.
Julie, ou la nouvelle Héloïse (1761) est une sorte de « traité de morale sensitive expérimentale » qui met en scène un jeune couple d’amoureux soumis à la tentation de l’adultère, et qui triomphera grâce à la pureté morale originelle de Julie, que la société n’a pas réussi à détruire.
Dans Les Confessions, (à partir de 1764) Rousseau propose sa vie en exemple, non pas au sens d’un modèle moral à suivre, mais dans celui de l’illustration des thèmes de la bonté naturelle, de la perversion de la perfectibilité dans la société. « Les hommes en général ne sont point ceci ou cela, ils sont ce qu’on les fait être », et de la réforme morale toujours possible de son existence, telle qu’il va la décrire à partir du livre VIII des Confessions
Pour conclure de cette mise en perspective du Discours sur l’origine de l’inégalité et des premiers livres des Confessions, il est intéressant de mettre en regard deux textes :
J’ai
tâché d’exposer l’origine et le progrès de l’inégalité, l’établissement et
l’abus des sociétés politiques autant que ces choses
peuvent se déduire de la nature de l’homme par les seules lumières de la
raison, et indépendamment des dogmes sacrés qui donnent à l’autorité
souveraine la sanction du droit divin. Il suit de cet exposé que l’inégalité,
étant presque nulle dans l’état de nature, tire sa force et son accroissement
du développement de nos facultés et des progrès de l’esprit humain et
devient enfin stable et légitime par l’établissement de la propriété et des
lois. Il suit encore que l’inégalité morale, autorisée par le seul droit
positif, est contraire au droit naturel, toutes les fois qu’elle ne concourt
pas en même proportion avec l’inégalité physique; distinction qui détermine
suffisamment ce qu’on doit penser à cet égard de la sorte d’inégalité qui
règne parmi tous les peuples policés; puisqu’il est manifestement contre la
loi de nature, de quelque manière qu’on la définisse, qu’un enfant commande à
un vieillard, qu’un imbécile conduise un homme sage et qu’une poignée de gens
regorge de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du
nécessaire. |
Je forme
une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point
d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité
de la nature ; et cet homme ce sera moi. Moi seul.
Je sens mon coeur et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de
ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui
existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a
bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m’a jeté, c’est ce dont
on ne peut juger qu’après m’avoir lu. Que la trompette du jugement dernier
sonne quand elle voudra ; je viendrai, ce livre à la main me présenter devant
le souverain juge. Je dirai hautement ; voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé,
ce que je fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai
rien tu de mauvais, rien ajouté de bon, et s’il m’est arrivé d’employer
quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide
occasionné par mon défaut de mémoire ; J’ai pu supposer vrai ce que je savais
avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que
je fus, méprisable et vil quand je l’ai été, bon, généreux, sublime, quand je
l’ai été : j’ai dévoilé mon intérieur tel que tu l’as vu toi-même. Etre
éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables ;
qu’ils écoutent mes confessions, qu’ils gémissent de mes misères. Que chacun
d’eux découvre à son tour son coeur aux pieds de ton trône avec la même
sincérité ; et puis qu’un seul te dise s’il l’ose : Je fus meilleur que cet homme-là. |
J.J. Rousseau
:
A
- PREFACE (pp. 157-163)
- 157-159 (“...pour arriver au succès”) Présentation de la perspective de travail
de Rousseau. Il s’agit d’une recherche portant sur la nature originelle de
l’homme. Rousseau se propose de nous montrer quelle est l’essence de
l’humanité, c'est à dire comment on peut reconstruire hypothétiquement l’homme,
tel qu’il devait être avant le début de l’histoire, et tel qu’il est encore
sous un épais manteau de productions sociales. Ceci correspondra à la première
partie du discours.
- 160- 161 (“... la voix de la nature) :
Rousseau étudie ici un des termes du sujet proposé : la “loi naturelle”.
- 161-163 : opposition du raisonnable et du sensible il y a au fond de nous des principes qui ne nous sont pas dictés par la raison, mais par notre nature même, notre propre conservation, et surtout la pitié naturelle; principes définis comme antérieurs à toute opération de l’entendement.
- 167-169 différence entre inégalité naturelle et morale
- Rousseau situe mieux encore la perspective du discours : il s’agit d’écrire l”histoire hypothétique” de l’humanité, moins en décrivant des faits qu'en posant des hypothèses rationnelles. On pourra donc comparer l'hypothèse de l’Etat de nature aux axiomes que le mathématicien, le logicien ou le physicien utilisent pour fonder leurs systèmes. Ou encore, il s’agit, en comparant l'Histoire à une partie d'échecs, de placer les pièces. et de définir leur ordre de marche avant que ne commence la partie.
- p. 169 (Ô, homme... ) : exhorte à l’humanité.
- 170-182 Définition de la vie physique de l’Homme à l'état de nature. L’idée principale de ce passage est l’harmonie universelle de la nature et de la Providence : tout est prévu pour la subsistance des êtres vivants et l'homme n’est pas plus désavantagé qu’un autre
- 182-198 : qualités morales de l’homme à l'état de nature : en quoi diffère-t-il de l’animal ? Sentiment do soi, perfectibilité. Opposition entre les désirs de I’homme à l'état de nature est l’homme civil. L’homme à l'état de nature défini comme une sorte de sage épicurien qui s'ignore.
- 198-209 : analyse de l'origine des langues : le langage est déjà une forme complexe qui ne saurait exister dans l'homme à l'état de nature. Ici on ne trouve que le “cri de la nature”.
- 209-210 reprise dans les pages qui suivent de la définition de l’E de N tel qu’il a été envisagé jusqu’à présent
- 210-215 opposition à la thèse de Hobbes[3]
- 215-218 Comportement sexuel de l’Homme à l'état de nature. : La société crée d’elle même les conflits, les troubles, et la violence. 216 : distinction entre le moral et le physique dans l’amour Rousseau : Absence d’appréciations qualitatives dans l’homme à l'état de nature.
- 218-221 Conclusion de la première partie : synthèse de ce qui a été dit
précédemment ; reprise de l’opposition à Hobbes (enfant robuste).
- 221 “J'avoue que les événements.." : passage important car il précise de nouveau la perspective de travail de Rousseau. Il annonce en fin la seconde partie ; quelle suite d'événements va permettre le passage de l'Etat de Nature à l’Histoire.
- 222-228 Transition entre l’état de nature et l’état civil : la société primitive, « le bon sauvage ». Il s’agit de décrire la lente progression hors de l’état de nature et de justifier en vraisemblance ce que l’on postule en tout début de seconde partie comme une rupture, un acte symbolique : « le premier qui ayant enclos un terrain déclara « ceci est à moi » et trouva des gens assez simples pour le croire… »
- 228-9 Texte charnière, d’où l’on peut considérer l’ensemble de la perspective de Rousseau dans le Discours ; c’est à partir de ce texte que nous proposons de développer l’ensemble de l’explication de l’œuvre.
- 229- 257 : Mouvement de dégradation de l’histoire : mise en œuvre de la perfectibilité, développement des lumières et de l’inégalité en même temps. (partie non expliquée dans le présent cours).
Lecture
de :
J. J. ROUSSEAU
Cette brève analyse se propose de partir de l’étude du texte ci-dessous[4], servant de point de départ à une présentation des thèses de Rousseau dans le discours. Les textes essentiels du discours seront étudiés au fur et à mesure de leur rencontre, en cours d’explication de ce fragment.
228
A mesure
que les idées et les sentiments se succèdent, que l’esprit et le cœur s’exercent,
le genre humain continue à s’apprivoiser, les liaisons s’étendent et les liens
se resserrent On s’accoutuma à s’assembler devant les cabanes ou autour d’un
grand arbre :le chant et la danse, vrais enfants de l’amour et du loisir,
devinrent l’amusement et plutôt l’occupation des hommes et des femmes oisifs et
attroupés. Chacun commença à regarder les autres et à vouloir être regardé
soi-même, et l’estime publique eut un prix. Celui qui chantait ou dansait le
mieux, le plus beau, le plus fort, le plus adroit, ou le plus éloquent, devint
le plus considéré; et ce fut là le premier pas vers l’inégalité, et vers le
vice en même temps : de ces premières préférences naquirent d’un côté la vanité
et le mépris, de l’autre la honte et l’envie et Ia fermentation causée par ces
nouveaux levains produisit enfin des composés funestes au bonheur et à
l’innocence,
Sitôt que les hommes eurent
commencé à s’apprécier mutuellement et que l’idée de la considération fut
formée dans leur esprit, chacun prétendit y avoir droit, et il ne fut plus
possible d’en manquer impunément pour personne, De là sortirent les premiers
devoirs de la civilité, même parmi les sauvages; et de là, tout tort volontaire
devint un outrage, parce qu’avec le mal qui résultait de l’injure l’offensé y
voyait le mépris de sa personne, souvent plus insupportable que le mal même.
C’est ainsi que, chacun punissant le mépris qu’on lui avait témoigné d’une
manière proportionnée au cas qu’il faisait de lui-même, les vengeances
devinrent terribles, et les hommes sanguinaires et cruels. Voilà précisément le
degré où étaient parvenus la plupart des peuples sauvages qui nous sont connus;
et c’est faute d’avoir suffisamment distingué les idées, et remarqué combien
ces peuples étaient déjà loin du premier état de nature, que plusieurs se sont
hâtés de conclure que l’homme est naturellement cruel, et qu’il besoin de police pour radoucir ; tandis que
rien n’est si doux que lui dans son état primitif lorsque, placé par la nature
à des distances égales de la stupidité des brutes et des lumières funestes de
l’homme civil, et borné également par l’instinct et par la raison à se garantir
du mal qui le menace, il est retenu par la pitié naturelle de faire lui-même
du mal à personne, sans y être porté par rien, même après en avoir reçu.
Car, selon l’axiome du sage Locke, il ne saurait y avoir d’injure où il n’y a
point de propriété.
1 –
Présentation du texte.
1.1 - Son importance dans le discours
- au début de la seconde partie ;
- texte charnière entre la première partie et la seconde. Il traite du passage de l'état de nature à l'état social. On pourrait d'ailleurs dire que le discours se divise en trois parties (précédées d'une préface et d'une introduction)
- Première partie : de l'Etat de nature
- Seconde partie : les débuts de l'histoire : la phase de transition entre les deux états. Cette partie inclurait notre texte et les paragraphes suivants (jusqu'au paragraphe 21)
- Troisième partie : ,le mouvement de dégradation de l'histoire, de la société sauvage primitive à la tyrannie.
- Ce texte possède une vertu éclairante sur la totalité du discours. Il est comme un sommet d'où l'on peut envisager l'ensemble de l'argumentation. En effet, on peut y trouver une synthèse de l'état de nature, du passage à l'état social, et l'amorce de ce qui va suivre : le caractère inéluctable du mouvement de dégradation.
1.2 - Articulations du texte
- Il est bâti autour d’une opposition entre :
- « A mesure que »
- « Sitôt que »
- Nous verrons plus loin que :
- Le premier paragraphe correspond à la perspective descriptive, il s’agit pour Rousseau de rendre compte dans la durée du passage entre état de nature et état civil.
- Le second paragraphe correspond lui à la perspective théorique : il s’agit ici pour Rousseau d’unifier les divers changements affectant l’homme sous un seul point de vue qui rendra compte synthétiquement du changement.
On reviendra plus loin sur le sens de ce double mouvement descriptif/théorique
- Mais dans le second paragraphe, on relève une autre rupture : « Voilà précisément (…) Il ne saurait y avoir d’injure où il n’y a point de propriété ».
C’est ici que nous trouvons exprimée la conception rousseauiste de la société originaire, sorte de juste milieu entre l’état de nature et l’état civil, palier provisoire et fragile du mouvement de l’histoire.
Quel sens faut-il accorder au terme « d’état primitif » ? Une erreur de lecture serait de considérer que l’auteur parle ici de l’état de nature, alors qu’il veut désigner les premières sociétés. Il serait alors intéressant de rechercher l’argument décisif qui montre qu’il ne s’agit pas de cet état de nature : c’est bien sûr l’usage de la raison (« borné également par l’instinct et par la raison » absente, dans la conception que Rousseau se fait de l’état de nature.
161
Laissant
donc tons Ies livres scientifiques qui
ne nous apprennent qu’à voir, les hommes tels qu’ils se sont faits, et
méditant sur les premières et plus simples opérations de l’âme humaine, j’y
crois apercevoir deux principes antérieurs à la raison, dont l’un nous
intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes, et
l’autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout
être sensible, et principalement nos semblables. C’est du concours et de la
combinaison que notre esprit est en état de faire de ces deux principes, sans
qu’il soit nécessaire d’y faire entrer celui de la sociabilité, que me
paraissent découler toutes les règles du droit naturel ; règles que la raison
est ensuite forcée de rétablir sur d’autres fondements, quand, par ses développements
successifs, elle est venue à bout d’étouffer la nature.
Cette difficulté d’interprétation nous permet d’introduire une perspective synthétique dans la compréhension Discours : il semble que ces quelques phrases présentent la structure d’argumentation de l’ensemble du Discours :
« Stupidité des brutes » « Douceur primitive » « lumières funestes de l’homme civil »
Etat de nature Société
primitive Etat
civil
« bon sauvage » Inégalités
Dans cette hypothèse de lecture, il me paraît intéressant de commencer l’explication de ce passage par ce dernier paragraphe, en ce qu’il permet de reprendre les thèses de la première partie du Discours, d’en comprendre l’importance théorique, dans son opposition à l’autre moment discursif, la dégradation des sociétés dans l’histoire et leur chute dans l’inégalité.
2
– Explication du dernier
paragraphe
2.1
– Ce qu’on peut
d’abord remarquer, c’est la rigueur mathématique adoptée ici par Rousseau, et
qui se présente sous la forme de l’égalité de rapports :
=
Société sauvage Etat civil
Il y a la même distance du pur état de nature à la société sauvage qu’il y en a entre la société sauvage et l’état civil. (à des distances égales)
D’autre part, la société sauvage réalise une égalité stricte entre instinct et raison :
Dans ces rapports, deux termes nous sont connus :
- l’état civil, dont nous pouvons constater le caractère inégalitaire, où la richesse supplante le mérite, état dont la tyrannie est la dernière expression. Il sera question de l’évolution de l’humanité vers cet état dans la suite du discours, où Rousseau s’emploiera à retracer par quels cheminements successifs l’homme en arrive à se soumettre à la tyrannie.
- La société sauvage dont Rousseau nous dit que c’est « l‘état dans lequel se trouvent la plupart des peuples sauvages qui nous sont connus »
- L’inconnue de ce rapport est l’état de nature, dont nous ne pouvons que supposer théoriquement l’existence, mais qui ne se laisse pas observer ;
159
« Un état qui n’existe plus, qui n’a probablement point existé, qui
probablement n’existera jamais, et dont il est cependant nécessaire d’avoir des
notions justes pour bien juger de notre état présent »
terme cependant nécessaire comme on le verra, dans le système de la philosophie politique de Rousseau, et sans doute hypothèse fondatrice de la possibilité même de l’établissement d’un contrat social.
Rousseau va reprendre ici en quelques mots les caractéristiques essentielles de cet état de nature, caractéristiques plus longuement développées dans la première partie du Discours. Analysons ces caractères à partir des trois mentions évoquées ici :
-
Stupidité des
brutes
-
Instinct à se
garantir du mal qui le menace
-
Pitié
naturelle
2.2 – L’état de
nature
-
La stupidité des brutes :
On peut entendre ce terme de stupidité selon deux significations2 : la stupidité, c’est étymologiquement la « stupor», état d’engourdissement, d’immobilité. On dit encore aujourd’hui « rester stupide devant tel ou tel événement », pour dire rester sans réaction. C’est aussi, dans un sens plus proche de nous l’absence de connaissance, l’absence de jugement.
Le premier sens se décline selon deux axes :
-
l’espace :
Même si Rousseau définit l’homme à l’état de nature comme «errant et vagabond », on peut comprendre que c’est ce manque « assiette fixe», de lieu qui lui soit propre qui fait de lui un être a-topique, un être hors de l’espace[5]
-
le temps :
L’homme à l’état de nature est également a-chronique, hors du temps, perdu dans l’instant, dans l’événement. Il ne projette rien. Il n’y a pas d’histoire de l’état de nature, rien ne s’y passe que le cours sans heurts de la nature.
196
Son âme, que rien n’agite, se livre au seul sentiment de son existence
actuelle sans aucune idée de l’avenir, quelque prochain qu’il puisse
être ; et ses projets, bornés comme ses vues, s’étendent à peine jusqu’à
la fin de la journée. Tel est encore aujourd’hui le degré de prévoyance du
Caraïbe : il vend le matin son lit de coton, et vient pleurer le soir pour
le racheter, faute d’avoir prévu qu’il en aurait besoin pour la nuit prochaine.
-
L’engourdissement des facultés de l’homme à l’état
de nature
On peut remarquer que ces facultés sont toutes présentées de manière négative par Rousseau, qui définit ainsi un être passif.
- La conservation est définie comme le soucis d’éviter la douleur, (et non la mort, puisqu’il n’y a pas de conscience de la mort), et de survivre, lui et l’espèce.
-
La pitié
naturelle n’est pas non plus
une faculté présentée positivement : elle est définie comme la tendance à faire du mal à personne, même après en
avoir reçu.
-
Le caractère d’engourdissement des facultés est encore
plus net en ce qui concerne la
perfectibilité, c’est à dire la faculté de changer d’état, mais qui
n’est qu’une faculté « en puissance », c’est à dire potentielle.
223
Mais, quand les difficultés qui environnent toutes ces questions
laisseraient quelque lieu de disputer sur cette différence de l’homme et de
l’animal, il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue, et sur
laquelle il ne peut y avoir de contestation; c’est la faculté de se perfectionner,
faculté qui, à l’aide des circonstances, développe successivement toutes les
autres, et réside parmi nous tant dans l’espèce que dans l’individu; au lieu qu’un
animal est au bout de quelques mois ce qu’il sera toute sa vie, et son espèce
au bout de mille ans ce qu’elle était la première année de ces mille ans.
Pourquoi l’homme seul est-il sujet à devenir imbécile? N’est-ce point qu’il
retourne ainsi dans son état primitif, et que, tandis que la bête, qui n’a rien
acquis et qui n’a sien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct,
l’homme, reperdant par la vieillesse ou d’antres accidents tout ce que sa
perfectibilité lui avait fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la bête
même?
On peut dire que cette perfectibilité n’est présente dans l’état de nature que pour une raison théorique : il faut bien que l’homme soit perfectible, car sinon, comment rendre compte qu’il puisse quitter l’état de nature ? Perfectibilité n’est donc pas ici perfection et l’homme, dans l’état de nature ne fait aucun progrès. Notons aussi que seuls, instinct de conservation et pitié naturelle sont des qualités authentiques de l'homme à l'état de nature : la perfectibilité est introduite pour une exigence logique de non-contradiction. (elle permet de distinguer l'homme dans l'état de nature du simple animal)
- Concernant la stupidité au sens de l'absence de jugement, (pas de "lumières"), on peut dire que c'est une des principales caractéristiques de l’état de nature: la raison en est absente, sans doute parce que les passions elles-mêmes y sont- très peu répandues "nous ne cherchons à connaître que parce que nous désirons de jouir"
195
Quoi qu’en disent les moralistes, l’entendement humain doit beaucoup
aux passions, qui, d’un commun aveu, lui doivent beaucoup aussi : c’est par
leur activité que notre raison se perfectionne; nous ne cherchons à connaître
que parce que nous désirons de jouir ; et il n’est pas possible de concevoir pourquoi
celui qui n’aurait ni désirs ni craintes se donnerait la peine de raisonner.
Les passions à leur tour tirent leur origine de nos besoins, et leur
progrès de nos connaissances ; car on ne peut désirer ou craindre les choses
que sur les idées qu’on en peut avoir, ou par la simple Impulsion de la nature;
et l’homme sauvage, privé de toute sorte de lumière, n’éprouve que les passions
de cette dernière espèce ; ses désirs ne passent pas ses besoins physiques (h)
; les seuls biens qu’il connaisse dans l’univers sont la nourriture, une
femelle et le repos; les seuls maux qu’il craigne sont la douleur et la faim,
Je dis la douleur et non la mort; car jamais l’animal ne saura ce que c’est que
mourir; et la connaissance de ta mort et de ses terreurs est une des premières
acquisitions que l’homme ait faites en s’éloignant de la condition animale.
Mais cette absence de progrès dans les connaissances est aussi liée à l'absence de langage. L'HEN ne parle pas. Pas de possibilité d’échanges, de transmission des idées, de découvertes, pas de possibilité d'énoncer des idées générales, des concepts. Le seul langage dans l'EN, c'est le "cri de la nature"
- Avant de clore cette présentation de l'EN, il faut insister sur ce qui semble unifier la présentation des divers caractères de l'HEN : la négation :
218
Concluons qu’errant dans les forêts, sans industrie, sans parole, sans
domicile, sans guerre et sans liaison, sans nul besoin de ses semblables comme
sans nul désir de leur nuire peut-être même sans jamais en reconnaître aucun
individuellement, l’homme sauvage, sujet peu de passions, et se suffisant à
lui-même, n’avait que les sentiments et les lumières propres à cet état; qu’il
ne sentait que ses vrais besoins, ne regardait que ce qu’il croyait avoir
Intérêt de voir, et que son Intelligence ne faisait pas plus de progrès que sa
vanité. Si par hasard il faisait quelque découverte, il pouvait d’autant moins
la communiquer qu’il ne reconnaissait pas même ses enfants. I’art périssait
avec l’inventeur. Il n’y avait ni éducation, ni progrès; les générations se
multipliaient Inutilement; et, chacune partant toujours du même point, les
siècles s’écoulaient dans toute la grossièreté des premiers âges ; l’espèce
était déjà vieille, et l’homme restait toujours enfant
La conclusion que nous pouvons en tirer est que cela marque la volonté de Rousseau de bien présenter l’état de naturecomme une hypothèse théorique qui puisse servir à analyser les deux autres termes du rapport : la société sauvage et sa dégradation dans l'état civil. L'HEN n'est, selon Rousseau, rien ; c'est un "état qui n'existe plus, qui n'a peut-être point existé, qui probablement n'existera jamais, mais dont il est pourtant nécessaire d'avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent"
Il fait ici œuvre de théoricien de l'histoire, et non d'historien : les faits l'intéressent moins que les hypothèses rationnelles, tout au plus cherche-t-il à les fonder en vraisemblance.
169
Commençons clone par écarter tous les laits, car ils ne touchent point
à la question. Il ne faut pas prendre les recherches dans lesquelles on peut
entrer sur ce sujet pour les vérités historiques, mais seulement pour des
raisonnements hypothétiques et conditionnels plus propres à éclaircir la nature
des choses qu’à en montrer la véritable origine, et semblables à ceux que font
tous les jours nos physiciens sur la formation au monde.
L'utilité de cette recherche sur l’état de nature est à comprendre en considérant le rapport mathématique que nous relevions plus haut. Pour bien juger des deux termes, et surtout pour bien comprendre notre situation présente, il faut connaître le terme manquant.
L'état de nature, c'est la mesure pour rien de l'histoire où Rousseau définit l'état d'un système en repos, dont tout la force est contenue dans ses axiomes.
Pour comprendre une partie
d'échecs qui est déjà commencée, pour comprendre la situation inégalitaire qui
semble régner entre les deux joueurs (l'un semble l'emporter sur l'autre, il
n'ont plus le même nombre de pièces), il faut connaître la marche des pièces,
mais aussi il faut se référer à l'état initial, la position des pièces sur
l'échiquier avant le début de la partie. Ainsi se propose de faire Rousseau
pour l'histoire : pour bien comprendre l'origine de l'inégalité, il suggère de
revenir à l'état initial, virtuel, tel qu'on peut le reconstruire
théoriquement[6]
Conclusion sur l’étude de
ce passage :
Avant de développer en quels termes Rousseau envisage le passage de l’état de nature à l’état civil, et en quels termes il l’envisage, il nous reste à rendre compte des causes que Rousseau assigne à ce changement.
Car, si nous regardons le tableau ci-joint de l’état de nature (cf. p. suivante), il manque un élément moteur : rein dans les caractéristiques de l’état de nature n’indique que l’homme peut en sortir et se socialiser.
209
Quoi qu’il en soit de ces origines, on voit du moins, au peu de soin
qu’a pus la nature de rapprocher les hommes par des besoins mutuels et de leur
faciliter l’usage de la parole, combien elle n peu préparé leur sociabilité, et
combien elle a peu mis du sien dans tout ce qu’ils ont fait poux~ en établir
les liens. En effet, il est impossible d’imaginer pourquoi, dans cet état
primitif, un homme aurait plutôt besoin d’un autre homme, qu’un singe ou un
loup de son semblable; ni, ce besoin supposé, quel motif pourrait engager l’autre
à y pouvoir, ni même, en ce dernier cas, comment ils pourraient convenir entre
eux ces conditions. Je sais qu’on nous répète sans cesse que rien n’eût été si
misérable que l’homme dans cet état ; et, s’il est vrai, comme je crois l’avoir
prouvé, qu’il n’eût pu qu’après bien des siècles avoir le désir et l’occasion
d’en sortir, ce serait un procès à faire à la nature, et non à celui qu’elle
aurait ainsi constitué.
Rien dans la constitution de
l’HEN ne lui permet de changer de lui-même de condition
220
Après avoir prouvé que l’inégalité est à peine sensible dans l’état de
nature, et que son influence y est presque nulle, il me reste à montrer son origine
et ses progrès dans les développements successifs de l’esprit humain. Après
avoir montré que la perfectibilité, les vertus sociales, et les autres facultés
que l’homme naturel avait reçues en puissance, ne pouvaient jamais se
développer d’elles-mêmes, qu’elles avaient besoin pour cela du concours
fortuit de plusieurs causes étrangères, qui pouvaient ne jamais naître, et sans
lesquelles il fût demeuré éternellement dans sa condition primitive, il me
reste à considérer et à rapprocher les différents hasards qui ont pu
perfectionner la raison humaine en détériorant l’espèce, rendre un être méchant
en le rendant sociable, et d’un terme si éloigné, amener enfin l’homme et le
monde au point où nous le voyons.
Quelles sont ces « causes étrangères » qui vont faire de la perfectibilité une faculté en acte, et non plus seulement en puissance ?
On trouve la réponse dans notre texte : c’est la nature qui place l’homme « à des distances égales, etc… ». Au début de la seconde partie, Rousseau dit que les hommes sont « forcés » de vivre ensemble ; que des difficultés « se présentèrent qu’il fallut apprendre à vaincre». L’impersonnel utilisé ici indique que ce qui change ce n’est pas l’homme, mais la nature. «ce serait un procès à faire à la nature, et non à celui qu’elle aurait ainsi constitué » L’homme n’est donc pas un être failli (comme par exemple dans la Genèse). Il n’a pas changé de nature en devenant social. Ce n’est pas lui qui a changé, c’est la nature (ou Dieu ?) ; ainsi si l’homme n’est pas originellement mauvais, on peut espérer peut-être retrouver la douceur originelle du bon sauvage (perspective développée par Rousseau dans l’Emile) mais, à défaut, fonder une société plus juste, un havre d’égalité fondé sur la raison : le contrat social.
|
ETAT DE NATURE L’homme
« virtuel » Stupidité des brutes |
HISTOIRE sujet en acte |
||
SOCIETE ORIGINELLE :
LE BON SAUVAGE |
ETAT CIVIL |
|||
INEGALITES |
Différences naturelles |
Harmonie et équilibre précaires 1ers
progrès 2nd progrès |
Inégalités, tyrannie, état de guerre |
|
LIEU |
« a-topique» De nulle part Pas de propriété Vagabond |
Obstacles naturels Cataclysmes provoquant la division des continents Les hommes sont forcés de vivre ensemble |
Premières habitations Huttes appropriation |
« droit » de propriété, usurpé ou légitime |
TEMPS |
« a-chronique » pas de désir, pas de progression hors du présent Pas de crainte de la mort |
Conservation et reproduction d’inventions. Pas de prévoyance à long terme |
Coutumes et rites Loisirs#besoin |
Crainte de la mort Passions Désir de nouveaux plaisirs |
PERFECTIBILITE |
Providence naturelle Mode de vie simple et uniforme « sans
lumières, sans industrie » |
Premières inventions La nature n’est plus aussi bienveillante. Il faut, pour survivre, inventer de nouveaux moyens
de subsistance |
Progrès techniques Division du travail hommes/femmes Premiers conforts superflus |
Agriculture et métallurgie Division du travail esclavage |
SOCIABILITE |
Isolement : rencontres limités aux nécessités
de la reproduction Pitié naturelle |
Le troupeau : réunion occasionnelle d’intérêts,
mais qui ne perdure pas au-delà de la satisfaction de ces intérêts |
Familles Amour paternel et conjugal Tribus, premières nations |
Nations. Faux contrat social Etat de guerre Inégalités Tyrannie |
LANGAGE |
Le « cri
de la nature» Langage pratique et signalétique |
Usage pratique de la langue |
Naissance des premiers idiomes |
Langues nationales Progrès de la raison |
QUALITATIF |
Pas d’appréciations qualitatives : « bornés
au seul physique de l’amour» |
Jugement de supériorité sur l’animal Découverte de la supériorité de l’espèce |
Apparition des jugements qualitatifs :
appréciation et préférences, jalousie ; |
Suprématie de la considération sociale sur le
naturel |
RECONNAISSANCE
DE SOI |
Pas de sujet Sentiment d’exister Instinct de conservation |
Reconnaissance de notre appartenance commune à la
même espèce |
Reconnaissances mutuelles Naissance du moi Découverte de l’intérêt propre |
Amour propre comme valeur suprême Insociable
sociabilité |
3
– Les deux premiers
paragraphes : le passage de l'état de nature à l'histoire ; perspectives
descriptives et théoriques
Revenons à présent à l’opposition mentionnée en introduction : à mesure que # sitôt que, entre une démarche descriptive et un point de vue théorique.
Cette opposition est constante depuis le début de la seconde partie :
222
Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire Ceci est à
moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de
la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et
d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux
ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet
imposteur; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que
la terre n’est à personne. Mais il y a grande apparence, qu’alors les choses en
étaient déjà venues au point de ne pouvoir plus durer comme elles étaient; car
cette idée de propriété, dépendant de beaucoup d’idées antérieures qui n’ont pu
naître que successivement, ne se forma pas tout d’un coup dans l’esprit humain.
Il fallut faire bien des progrès, acquérir bien de l’industrie et des lumières,
les transmettre et les augmenter d’âge en âge, avant que d’arriver à ce dernier
terme de l’état de nature. Reprenons donc les choses de plus haut et tâchons de
rassembler sous un seul point de vue cette lente succession d’événements et de
connaissance~, dans leur ordre le plus naturel.
On a ainsi l'opposition de deux démarches : l'une théorique vise à assigner à l'histoire un point de départ ; quel est l'événement, ou le changement décisif ayant déclenché le processus historique, c'est à dire ayant entraîné tous les autres ? L'autre descriptive vise la vraisemblance. Il s'agit ici de concilier l'histoire et la philosophie de l'histoire. Là, on ne va plus se fixer un point de départ précis, mais plutôt décrire une "lente succession d'événements dans leur ordre le plus naturel."
3.1 - Le point de vue
descriptif
Reprenons le tableau précédent et notons la succession des progrès :
1° progrès (colonne b) :
Le mouvement de l'histoire
part de changements ou de bouleversements naturels. C'est l'espace de l'homme
naturel qui se trouve changé. Des "obstacles"
se présentent dans le cours harmonieux de la nature. L'espace se divise : les
continents et les îles se forment, obligeant les hommes à vivre ensemble.
227
De grandes inondations ou des tremblements de terre environnèrent
d’eaux ou de précipices des cantons habités; des révolutions du globe
détachèrent et coupèrent en îles des portions du continent. On conçoit qu’entre
des hommes ainsi rapprochés et forcés de vivre ensemble
Ceci va provoquer l'apparition des premières techniques et leur conservation. Et même si les unions sont à court terme, il y a là un progrès dans la relation de l'homme naturel et du temps ; il commence à s'installer dans la durée. C'est d'ailleurs d'abord l'habitude, "l'application réitérée", qui va amener progressivement cette pensée de la durée.
223
Cette application réitérée des êtres divers à lui-même, et des uns aux
autres, dut naturellement engendrer dans l’esprit de l’homme les perceptions
de certains rapports. Ces rapports que nous exprimons par les mots de grand, de
petit, de fort, de faible, de vite, de lent, de peureux, de hardi, et d’autres
idées pareilles, comparées au besoin, et presque sans y songer, produisirent
enfin chez lui quelque sorte de réflexion, ou plutôt une prudence machinale qui
lui indiquait les précautions les plus nécessaires à sa sûreté.
Les changements de la nature
vont contraindre l'homme à développer des techniques de chasse, de protection
des intempéries, etc..;
223
Mais il se présenta bientôt des difficultés ; il fallut apprendre à les
vaincre : la hauteur des arbres qui l’empêchait d’atteindre à leurs fruits, la
concurrence des animant qui cherchaient à s’en nourrir la férocité de ceux qui
en voulaient à sa propre vie, tout l’obligea de s’appliquer aux exercices du
corps; il fallut se rendre agile, vite à la course, vigoureux au combat. Les
armes naturelles, qui sont les branches d’arbres et les pierres, trouvèrent
bientôt sous sa main. Il apprit à surmonter les obstacles de la nature, à
combattre au besoin les autres animaux, à disputer sa subsistance aux autres
hommes mêmes, ou à se dédommager de ce qu’il fallait céder au plus fort.
On assiste à la formation des premières associations. Mais ce sont tout au plus des troupeaux où le lien est l'intérêt et la sûreté, et qui ne survivent pas à ces intérêts.
224
Instruit par l’expérience que l’amour du bien-être est le seul mobile
des actions humaines, li se trouva en état de distinguer les occasions rares où
l’intérêt commun devait le faire compter sur l’assistance de ses semblables,
et celles plus rares encore où la concurrence devait le faire défier d’eux.
Dans le premier cas, il s’unissait avec eux en troupeau, ou tout au
plus par quelque sorte d’association libre qui n’obligeait personne, et qui ne
durait qu’autant que le besoin passager qui l’avait formée. Dans le second,
chacun cherchait à prendre ses avantages, soit à force ouverte, s’il croyait
le pouvoir, soit par adresse et subtilité, s’il se sentait le plus faible.
Voilà comment les hommes purent insensiblement acquérir quelque idée
grossière des engagements mutuels, et de l’avantage de les remplir, mais
seulement autant que pouvoir l’exiger l’intérêt présent et sensible ; car la
prévoyance n’était rien pour eux ; et, loin de s’occuper d~un avenir éloigné,
Ils ne songeaient pas même au lendemain. S’agissait-il de prendre un cerf, chacun sentait bien qu’il
devait pour cela garder fidèlement son poste ;
mais si un lièvre venait à passer à la portée de l’un d’eux, il ne faut
pas douter qu’il ne le poursuivit sans scrupule, et qu’ayant atteint sa proie
il ne se souciât fort peu de faire manquer la leur à ses compagnons.
Le langage qui correspond à ce stade sera un langage pratique, signalétique, limité au simple échange de signaux (chasse…)
225
Il est aisé de comprendre qu’un pareil commerce n’exigeait pas un
langage beaucoup plus raffiné que celui des corneilles ou des singes qui
s’attroupent à peu près de même. Des cris inarticulés beaucoup de gestes et quelques bruits Imitatifs, durent
composer pendant longtemps la langue universelle
La mise en valeur de ces
facultés va bientôt amener les hommes à se comparer aux autres animaux. Ce qui
va leur faire découvrir l'originalité de leur espèce face aux autres espèces.
Il n'y a pas encore ici de comparaison d'homme à homme, mais reconnaissance
d'une simple identité de conformation.
224
Les nouvelles lumières qui résultèrent de ce développement augmentèrent
sa supériorité Sur les autres animaux en la lui faisant connaître. Il s’exerça
à leurs dresser des pièges, il leur donna le change en mille manières; et
quoique plusieurs le surpassassent en force au combat, ou en vitesse à la
course, de ceux qui pouvaient lui servir ou lui nuire, il devint avec le temps
le maître des uns et le fléau des autres. C’est ainsi que le premier regard
qu’il porta sur lui-même y produisit le premier mouvement d’orgueil; c’est
ainsi que sachant encore à peine distinguer les rangs, et se contemplant au
premier par son espèce, il se préparait de loin à y prétendre par son individu,
Quoique ses semblables ne fussent pas pour lui ce qu’ils sont pour
nous, et qu’il n’eût guère plus de commerce avec eux qu’avec les autres animaux,
ils ne furent pas oubliés dans ses observations. Les conformités que le temps
put lui faire apercevoir entre eux, sa femelle et lui-même, lui firent juger de
celles qu’il n’apercevait pas; et, voyant qu’ils se conduisaient toue comme il
aurait fait en pareilles circonstances, il conclut que leur manière de penser
et de sentir était entièrement conforme à la sienne et cette Importante
vérité, bien établie dans son esprit, lui fit suivre, par un pressentiment
aussi sûr et plus prompt que la dialectique, les meilleures règles de conduite
que, pour son avantage et sa sûreté, il lui convint de garder avec eux
2nd progrès
Du troupeau à la société, l'avènement du sujet. (colonne "c")
"ces premiers progrès mirent enfin l'homme à portée d'en faire de plus rapides"
C'est encore par une transformation de l'espace que se marque en premier le progrès. Les premières huttes font leur apparition entraînant la vie en famille, puis en tribu, voire en nations. On en reste cependant encore au stade de l'appropriation : pas de reconnaissance du droit de propriété.
Cette fixation de l'homme en un lieu entraîne encore un progrès dans sa perception de la durée. Notre texte note l'apparition des premières coutumes, des premiers rites. Le temps n'est plus seulement tourné vers la survie, mais vers le loisir.
Sur le plan des techniques de la vie pratique, le fait le plus marquant est peut-être la division sexuée du travail.
226
Chaque famille devint une petite société d’autant mieux unie, que
l’attachement réciproque et la liberté en étaient les seuls liens ; et ce fut
alors que s!établit la première différence dans la manière de vivre des deux
sexes, qui jusqu’ici I n’en avoient en qu’une. Les femmes devinrent plus
sédentaires, et s’accoutumèrent à garder la cabane et les enfants, tandis que
l’homme allait chercher la subsistance commune. Les deux sexes commencèrent
aussi, par une vie un peu plus molle, & perdre quelque chose de leur
férocité et de leur vigueur. Mais si chacun séparément devint moins propre à
combattre les bêtes sauvages, en revanche il fut plus aisé de s’assembler pour
leur résister en commun.
Socialisation : le fait marquant est l'apparition des familles et des sentiments durables : amour paternel et amour conjugal.
226
Les premiers développements du cœur furent l’effet d’une situation
nouvelle qui réunissait dans une habitation commune les maris et les femmes,
les pères et les enfants. L’habitude de vivre ensemble fit naître les plus
doux sentiments qui soient connus des hommes, l’amour conjugal et l’amour paternel.
Bien sûr, de ces progrès
s’ensuivent le développement des premières
langues :
227
On conçoit qu’entre des hommes ainsi rapprochés et forcés de vivre ensemble-, Il dut se former un Idiome commun
plutôt qu’entre ceux qui erraient librement dans les forêts de la terre ferme.
Ainsi il est très possible qu’après leurs premiers essais de navigation, des
insulaires aient porté parmi nous l’usage de la parole et il est au moins très
vraisemblable que la société et les langues ont pris naissance dans les îles,
et s’y sont perfectionnées avant que d’être connues dans le continent.
Enfin, le progrès le plus important : le passage au qualitatif, du besoin au superflu : on passe de la sexualité comme nécessité de survie de l’espèce, inscrite dans l’instinct, à l’appréciation qualitative et élective, c’est à dire à l’amour.
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Un voisinage permanent ne peut manquer enfin d’engendrer quelque liaison entre diverses familles. Des jeunes gens de différents sexes habitent des cabanes voisines ; le commerce passager que demande la nature en amène bientôt un autre non moins doux et plus permanent par la fréquentation mutuelle. On s’accoutume à considérer différents objets et à faire des comparaisons ; on acquiert Insensiblement des Idées de mérite et de beauté qui produisent des sentiments de préférence. A force dé se voir, on ne peut plus se passer de se voir encore. Un sentiment tendre et doux s’insinue dans l’&tne, et par la moindre opposition devient une fureur impétueuse; la jalousie s’éveille avec l’amour; la discorde triomphe, et la plus douce des passions reçoit des sacrifices de sang humain.
Ces appréciations mutuelles font apparaître la conscience de soi, et le désir d’être reconnu, par la médiation du regard de l’autre « chacun voulu être regardé et l’estime publique eut un prix »
Ainsi, dans cette perspective descriptive, l’élément moteur du progrès était initialement la nécessité vitale, à laquelle se substitue bientôt le plaisir et les données qualitatives (estime, beauté, habileté etc…) Cette progression culmine avec l’apparition du sujet dans l’histoire.
3.2 Le point de vue théorique
Pour Rousseau, une telle succession reste trop diffuse. Il cherche « à rassembler sous un seul point de vue », à unir synthétiquement la lente succession d’événements que nous venons de décrire. Le « Sitôt que…» indique cette volonté de marquer nettement la rupture. Il s’agit de définir un point d’origine théorique, sorte « d’instant mathématique » qui puisse être dit le point de départ de l’histoire.
Quel événement peut-il réaliser cette unité ?
La propriété ?
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Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire :
« ceci est à moi », et trouva des gens assez simples pour le croire,
fut le véritable fondateur de la société civile.
On remarquera la concision de la phrase, qui s’oppose point par point à la synthèse de l’état de nature réalisée par Rousseau à la fin de la première partie du Discours (cf. plus haut, page
L’apparition du moi ?, d’un sujet et d’une volonté ?
L’idée de la
considération se fut formée dans leur esprit è il ne fut plus possible d’en manquer impunément pour personne ètout tort volontaire devint un outrage èmépris de la personne plus insupportable
que le mal même
Appréciations mutuelles èconsidération personnelle ètort volontaire èinjure personnelle èprédominance de l’être pensant sur la vie
ou les deux confondus dans la découverte de l’intérêt propre ?
« Il ne saurait y avoir d’injure là
où il n’y a point de propriété »
Le nœud de l’interprétation rousseauiste de l’histoire est là : la découverte de l’amour propre, la découverte que nous avons un intérêt particulier distinct de l’intérêt général, est l’un des deux acquis de notre entrée dans l’histoire. Les hommes l’on fait dans leur histoire ; chaque individu en refait l’expérience dans son histoire personnelle. Dans le même temps, nous faisons apprenons que nous ne pouvons être nous même qu’au sein d’une société, et que la conscience que nous avons de nous même est redevable à autrui.
La vie sociale engendre donc d’elle-même une contradiction : c’est elle qui fait de nous des sujets conscients, et comme tels rivaux dans leurs intérêts.
// avec les confessions. C’est cette contradiction que Kant repèrera ensuite comme insociable sociabilité, à la fois moteur de l’histoire et source de l’iniquités.
C’est pour cette raison que la perfectibilité n’est pas comme les lumières l’avaient pensée (cf. Condorcet) la source univoque d’un progrès moral , mais aussi ce qui conduit vers l’inégalité. La suite du discours n’est que la description de cette chute où, d’injustices en duperies, de faux contrats en aliénations, les sociétés humaines sombrent peu à peu dans l’exploitation de l’homme par l’homme.
Mais aussi, puisqu’il n’y a pas de fatalité naturelle à ces inégalités, puisqu’elles ne sont que le produit d’une histoire, on peut espérer réformer le monde de l’homme. Ce que l’homme a commis comme système inégalitaire, l’homme pourrait le refaire dans le sens du bien. Ce sera la tâche du contrat social, qui est possible à tout moment de l’histoire, comme société la mieux qu’elle puisse être, même si elle est un équilibre fragile.
[1] L’introduction qui suit était celle du cours de CPGE, programme 1996/97, consacré à une présentation des Confessions de Rousseau ; comme j’y établissais un parallèle entre les Confessions et le Discours sur l’origine de l’inégalité, j’ai pensé le reprendre ici.
Le cours a été pour la plus grande part rédigé en 1981 à l’occasion d’une intervention devant l’association des professeurs de philosophie de Bretagne
[2] La pagination de ce cours renvoie à l’édition GF
Flammarion, bien que j’en conteste le parti pris éditorial qui consiste à
placer en fin de page les notes de Rousseau, contre la volonté exprès de
l’auteur : « J’ai ajouté quelques notes à
cet ouvrage selon ma coutume paresseuse de travailler à bâtons rompus. Ces
notes s‘écartent quelquefois assez du sujet pour n ‘être pas bonnes à lire avec le texte. Je les ai donc rejetées
à la fin du Discours dans lequel j’ai
tâché de suivre de mon mieux le plus droit chemin. Ceux qui auront le courage
de recommencer pourront s’amuser la seconde fois à battre les buissons, et de
parcourir les notes; il y aura peu de mal que les autres ne les lisent point du
tout ».
[3] Hobbes (1588-1679) : L’homme
est un loup pour l’homme
Les hommes ne retirent
pas d’agrément (mais au contraire un grand déplaisir) de la vie en compagnie,
là où il n’existe pas de pouvoir capable de les tenir tous en respect. Car
chacun attend que son compagnon l’estime aussi haut qu’il s’apprécie
lui-même, et à chaque signe de dédain, ou de mésestime, il s’efforce naturellement,
dans toute la mesure où il l’ose (ce qui suffit largement, parmi les hommes qui
n’ont pas de commun pouvoir qui les tienne en repos, pour les conduire à se
détruire mutuellement), d’arracher la reconnaissance d’une valeur plus haute :
à ceux qui le dédaignent, en leur nuisant; aux autres, par de tels exemples).
De
la sorte, nous pouvons trouver dans la nature humaine trois causes principales
de querelle : premièrement, la rivalité; deuxièmement, la méfiance;
troisièmement, la fierté.
La
première de ces choses fait prendre l’offensive aux hommes en vue de leur
profit. La seconde, en vue de leur sécurité. La troisième, en vue de leur
réputation. Dans le premier cas, ils usent de violence pour se rendre maîtres
de la personne d’autres hommes, de leurs femmes, de leurs enfants, de leurs
biens. Dans le second cas, pour défendre ces choses. Dans le troisième cas,
pour des bagatelles, par exemple pour un mot, un sourire, une opinion qui
diffère de la leur, ou quelque autre signe de mésestime, que celle-ci porte
directement sur eux-mêmes, ou qu’elle rejaillisse sur eux, étant adressée à
leur parenté, à leurs amis, à leur nation, à leur profession, à leur nom.
Il apparaît clairement par là qu’aussi longtemps
que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect, ils sont dans cette condition qui se
nomme guerre, et cette guerre est guerre de chacun contre chacun. Car la Guerre ne consiste pas seulement dans la
bataille ou dans les combats effectifs; mais dans un espace de temps où la
volonté de s’affronter en des batailles est suffisamment avérée : on doit par
conséquent tenir compte, relativement à la nature de la guerre, de la notion de
durée, comme on en tient compte, relativement à la nature du temps qu’il fait.
T. HOBBES, Léviathan,
Paris, Sirey, 1971, trad.
F. Tricaud, pp. 123-124.
[4] Si le plan que nous indiquions ci-dessus est fidèle, on peut considérer que ce texte est une sorte d’apex, d’éminence, d’où l’on peut observer la totalité du mouvement du Discours.
[5]
Cf. G. Canguilhem, Etudes d’histoire et de philosophie des sciences,
1970, Vrin, p. 364 : En fait,
l’erreur humaine ne fait probablement qu’un avec l’errance. L’homme se trompe
parce qu’il ne sait où se mettre. L’homme se trompe quand il ne se place pas à
l’endroit adéquat pour recueillir une certaine information qu’il recherche
[6] On pourrait également recourir à la métaphore de la « mesure pour rien », à toutes ces indications qui figurent au début d’une partition musicale, qui ne sont pas de la musique, mais qui sont indispensable pour la lire.