LES PASSIONS

 

Le concept de passion pose en philosophie un problème complexe. En effet, tout au long de l’histoire de la philosophie occidentale, il semble changer de sens, au point de désigner des réalités antinomiques :

Dans la période antique et médiévale, et au début de la modernité, le concept désigne une affection de l’âme, (du latin passio (souffrance) et du grec pathos (affection maladie)) ou selon le dictionnaire de Furetière (agitation de l’âme selon les divers objets qui se présentent à ses sens). Les émotions, les sentiments, et même les sensations seront donc incluses dans cette définition. La langue garde une trace de cette conception négative des passions : les termes de passif, passivement, passivité, qui sont de la même famille indiquent l’idée de subir. En bref la passion est ressentie comme une véritable maladie, et la marque de notre finitude, de notre imperfection.

A partir de la fin du XVIIIe siècle, chez Rousseau en particulier, puis au XIXe siècle, chez Hegel, on voit apparaître une définition plus positive des passions, qui sont pensées comme le moteur de la progression historique. Dans la littérature, les romantiques font des passions le principale ferment des conduites humaines. Le concept passe donc insensiblement de l’idée de passivité à celui d’activité.

Un tel glissement de sens est problématique : un même concept peut-il renvoyer à des réalités aussi différentes ? Comment expliquer ce glissement progressif du sens ?  S’agit-il là d’une problématique unique ou de problématiques différentes ?

 

1 – La tradition grecque : Platon, les stoïciens, les épicuriens

Les passions sont, dans cette tradition antique, unanimement condamnées. Mais curieusement, les motifs de ce rejet ne sont pas du tout les mêmes, pas plus d’ailleurs qu’ils ne se retrouveront dans l’approche chrétienne des passions à la période médiévale.

           

1 – Platon : Les passions comme « mésusage » du désir

Le désir est au centre de la philosophie de Socrate et de Platon. Il est en nous la trace que notre âme a connu une existence antérieure et qu’elle vise à rejoindre son lieu propre, l’intelligible, au lieu de rester prisonnière de la matière dans la caverne du corps.

Mais si le désir est ce qui permet au prisonnier[1] de sortir de la caverne, les passions vont l’y maintenir enfermé.

Le désir promet toujours plus qu’il ne donne : c’est même ce qui le distingue du besoin, qui lui s’arrête avec la satisfaction. D’ou un sentiment de manque, qui accompagne tout désir et tout plaisir. Ce manque peut être bien interprété, lorsqu’il est compris comme un manque d’être, ou un manque de savoir ; il incitera alors le prisonnier à progresser de connaissances en connaissance vers l’idée, l’essence du beau, du vrai, du juste, par laquelle les choses humaines sont vraies, belles ou justes.

 

                                                           Désir de connaissance : progression vers l’intelligible

Reconnaissance du manque

                                                           Passion : enfermement dans les valeurs du corps

 

 

Mais le prisonnier peut aussi mésuser des passions : il peut penser que ce dont il manque, c’est du plaisir et de l’avoir ; il se lancera alors dans une quête éperdue du plaisir, qui ne connaît comme loi que la loi du corps. Il est, au sens propre aliéné, c’est à dire que son âme est enchaînée à son corps par les passions, véritables « opinions du corps »

 

[2]Les amis de la science (...) savent que, quand la philosophie a pris la direction de leur âme, elle était véritablement enchaînée et soudée à leur corps et forcée de considérer les réalités au travers des corps comme au travers des barreaux d'un cachot, au lieu de le faire seule et par elle-même, et qu'elle se vautrait dans une ignorance absolue. Et ce qu'il y a de terrible dans cet emprisonnement, la philosophie l'a fort bien vu, c'est qu'il est l'œuvre du désir, en sorte que c'est le prisonnier lui-même qui contribue le plus à serrer ses liens. Les amis de la science savent, dis je ( I ), que la philosophie, qui a pris leur âme en cet état, I'encourage doucement, s'efforce de la délivrer, en lui montrant que, dans l'étude des réalités, le témoignage des yeux est plein d'illusions, plein d'illusions aussi celui des oreilles et des autres sens, en l'engageant à se séparer d'eux, tant qu'elle n'est pas forcée d'en faire usage, en l'exhortant à se recueillir et à se concentrer en elle-même et à ne se fier qu'à elle-même et à ce qu'elle a conçu elle-même par elle-même de chaque réalité en soi, et à croire qu'il n'y a rien de vrai dans ce qu'elle voit par d'autres moyens et qui varié suivant la variété des conditions où il se trouve, puisque les choses de ce genre sont sensibles et visibles, tandis que ce qu'elle voit par elle-même est intelligible et invisible.

En conséquence, persuadée qu'il ne faut pas s'opposer à cette délivrance, I'âme du vrai philosophe se tient à l'écart des plaisirs, des passions, des chagrins, des craintes, autant qu'il lui est possible. Elle se rend compte en effet que, quand on est violemment agité par le plaisir, le chagrin, la crainte ou la passion, le mal qu'on en éprouve, parmi ceux auxquels on peut penser, comme la maladie ou les dépenses qu'entraînent les passions, n'est pas aussi grand qu'on le croit, mais qu'on est en proie au plus grand et au dernier des maux et qu'on n'y prête pas attention.

Quel est ce mal, Socrate? demanda Cébès.

C'est que toute âme humaine, en proie à un plaisir ou à un cha­grin violent, est forcée de croire que l'objet qui est la principale cause de ce qu'elle éprouve est très clair et très vrai, alors qu'il n'en est rien. ces objets sont généralement des choses visibles, n'est-ce pas?

Oui.

Or, n'est-ce pas quand elle est ainsi affectée que l'âme est le plus strictement enchaînée par le corps?

Comment cela ?

Parce que chaque plaisir et chaque peine a pour ainsi dire un clou avec lequel il l'attache et la rive au corps, la rend semblable à lui et lui fait croire que ce que dit le corps est vrai. Or, du fait qu'elle partage l'opinion du corps et se complaît aux mêmes plaisirs, elle est forcée, je pense, de prendre les mêmes mœurs et la même manière de vivre, et par suite elle est incapable d'arriver jamais pure dans l'Hadès (2).[3]

 

Platon, Phédon, trad. E. Chambry. Baccou Garnier Frères, Paris, collection “ GF ”, pp. 137‑138.

 

La condamnation des passions est donc prononcée, chez Platon, au nom d’une position ontologique : les passions ne permettent pas aux hommes de sortir du monde des apparence dans lequel ils sont plongés. Elle les enferme dans l’ignorance, inorance d’autant plus fâcheuse qu’elle se présente à eux comme un pseudo savoir.

Aucun des dieux ne philosophe et ne désire devenir savant, car il l'est: et, en général. si l'on est savant. on ne philosophe pas: les ignorants non plus ne philosophent pas et ne désirent pas devenir savants: car l'ignorance a précisément ceci de fâcheux que, n'ayant ni beauté, ni bonté, ni science, on s'en croit suffisamment pourvu. Or, quand on ne croit pas manquer d'une chose, on ne la désire pas.

Platon, Le Banquet, 203 ac, trad. Chambry, 1964, Garnier‑Flammarion, pp. 64‑65.

 

            1.2 – Les stoïciens : les passions troublent la belle ordonnance du monde

Tout le système stoïcien repose sur la croyance en l’ordre du monde et en l’ordre du temps. Le monde est coordonné selon des lois nécessaires, les Dieux et les hommes sont soumis au même destin. L’ordre immanent de la nature se double donc d’un ordre temporel : tout n’arrive nécessairement.

La sagesse stoïcienne consiste à se mettre en accord avec ces deux ordres, en vivant conformément à la nature, et en essayant de faire coïncider notre volonté et le destin. Le sage va donc faire la distinction entre ce qui dépend de lui (maîtriser ses représentations, vivre conformément à la nature) et ce qui n’en dépend pas (ce qui relève de la nécessité, du destin, et d’autre part la recherche de la gloire, de la richesse etc…)

« Il vaut mieux changer ses désirs que l’ordre du monde » pourrait être un précepte stoïcien. Toute action qui tente le destin ne peut qu’amener souffrance et folie : c’est la triste expérience que relate par exemple la Médée de Sénèque ; Jason et les argonautes ont tenté le destin en parcourant les mers à la recherche de la toison d’or ; ils ont troublé l’ordre du monde en se liant à des puissances du chaos, dont Médée est manifestement l’alliée ; le châtiment final de Jason annonce celui qui attend tout homme qui s’oppose au destin.

Le sage stoïcien se tient donc à l’écart des passions humaines : celles-ci sont jugées impies ; Elles ne peuvent qu’entraîner des malheurs, puisque nul, ni homme, ni dieu, ne peut se dire plus fort que le destin.

Loin de se laisser entraîner par ses passions, le sage va au contraire les gouverner. Il ne s’agitera pas contre le tyran, car celui-ci ne peut atteindre sa liberté intérieure, il peut bien l’enfermer, le torturer, le tuer, tant que le sage dispose de son esprit, il peut donner ou non son accord aux représentations de l’esprit. C’est cette liberté intérieure que ne peuvent atteindre ni le tyran, ni la maladie, ni l’angoisse de la mort. A l’appel du destin le sage répond « présent », sans vaine agitation contre le malheur de mourir, il s’inscrit dans le sillage du destin dont la mort est une composante nécessaire.

 

Pourquoi poussent les épis? N’est-ce pas pour mûrir? Maïs s’ils mûrissent, n’est-ce pas pour être moissonnés? Car ce ne sont pas des êtres isolés du reste; et, s’ils avaient la conscience, devraient-ils souhaiter de n’être pas moissonnés, mais ce serait une malédiction pour eux de n’être pas moisson­nés. Sachez bien que ce serait aussi une malédiction pour les hommes de ne pas mourir, autant dire de ne pas mûrir, de ne pas être moissonnés. Mais en même temps qu’il nous faut être moissonnés, nous avons également conscience que nous sommes moissonnés; et c’est ainsi que nous sommes mécontents. C’est que nous ignorons qui nous sommes; nous n’avons pas médité sur les choses humaines, autant que les cavaliers le font sur la nature du cheval. Chrysantas, sur le point de frapper l’ennemi, entendit sonner le rappel par la trompette, et il y renonça; il lui parut plus utile d’obéir à l’ordre de son général que d’agir de sa propre initiative; mais nul d’entre nous ne veut obéir sans résistance à la nécessité, lorsqu’elle l’appelle; c’est en pleurant, en gémissant, que nous subissons ce que nous  subissons; nous appelons cela des accidents. Accidents en quel sens, homme? Si tu entends par accidents ce qui survient, tout est accident; si tu leur donnes le sens de choses pénibles, qu’y a-t-il de pénible à ce que l’être qui naît soit détruit? Ce qui le détruit, c’est le couteau, la roue, la mer, la chute d’une tuile, le tyran : que t’importe la voie par laquelle tu entres dans 1’Hadès? Elles se valent toutes. Et si tu veux savoir la vérité, la plus courte est celle que nous impose le tyran; jamais un tyran n’a mis six mois à assassiner un homme, comme le fait la fièvre, qui met souvent, une année. Tout cela n’est que bruit, paroles pompeuses et vides.

Épictète, Entretiens, II, trad. Bréhier, Gallimard, Pléiade, 1962, pp. 894-95.

 

 

           


1.3 – Les épicuriens : les passions contre la félicité

La critique des passions chez les épicuriens repose[4] sur les distinctions établies par eux dans leur éthique entre désirs naturels et nécessaires, désirs naturels non nécessaires, et désirs non naturels non nécessaires.

o       Les plaisirs naturels et nécessaires

Ce sont les seuls auxquels nous pouvons nous livrer sans craintes. Ils sont nécessaires à la santé du corps et à la tranquillité de l’âme. Parce qu’ils sont naturels, ils ont faciles à obtenir et le sage ne risque pas d’en manquer. Nous pouvons donc espérer nous suffire à nous même en ce qui concerne la satisfaction de tels désirs.

o       Les plaisirs naturels non nécessaires

Ils naissent du désir de variété : encore que nous puissions tous les jours nous contenter de la même nourriture, il peut nous venir le désir d’en changer de temps en temps. Ceci n’est pas dangereux, si du moins nous pouvons être certains de ne pas souffrir demain, si ces mêmes bien venaient à manquer.

Ces plaisirs doivent donc être regardés avec circonspection, ce que doit faire la raison du sage. Il ne cède à ses plaisirs que s’il est certain de ne pas créer ainsi de dépendance.

o       Les plaisirs non naturels non nécessaires

Ces plaisirs ne peuvent nous conduire à la félicité. Ils sont constitués par la recherche de la gloire, de la richesse, de jouissances contre nature. Nous pouvons les associer au concept de passion

Remarquons que la condamnation d’Epicure ne se fait pas au nom d’un recours à un quelconque code éthique. Ces passions sont dangereuses car elles nous soumettent au risque du monde, elles nous plongent dans la contingence que nous ne pouvons dominer.

D’autre part, le débauché est toujours insatisfait : il se plaint de devoir mourir, mais, occupé qu’il était de jouir de tout, insatiable, il n’a jamais vraiment joui de ce qu’il avait. Il meurt donc malheureux, et responsable de son malheur.

On voit donc que la philosophie d’Epicure place en son centre la liberté et la raison humaine. Notre liberté est notre essence : se suffire à soi même et se contenter de peu est donc le gage de notre bonheur.  C’est pourquoi la raison du sage le fait organiser son bonheur : le monde est contingence, c’est à dire que le nombre d’inconnues est trop vaste pour que nous puissions espérer le gérer. Il faut donc créer une parenthèse dans le monde, réduire autant que possible les inconnues à ce que nous pouvons maîtriser ; d’où le jardin du sage, lieu clos où il peut prétendre organiser son bonheur et celui de ses amis.

                        La préoccupation éthique, la recherche du bien, n’est donc pas distincte, pour Epicure de la recherche du bonheur. « Les hommes (peuples) n’ont pas d’histoire » a t-on pu dire. C’est aussi le cas du sage. Dans la félicité, il ne désirera pas autre chose que son bien, ne convoitera pas celui d’autrui, car il aura obtenu tout ce qui lui revient. Il se tient donc à l’écart des passions humaines, et s’il ne se réjouit pas du malheur d’autrui, au moins le spectacle des misères entraînées par les passions humaines le confirment dans la justesse de ses choix .

 

Il            est doux, quand la vaste mer est soulevée par les vents, d’assister du rivage à la détresse d’autrui; non qu’on trouve si grand plaisir à regarder souffrir; mais on se plaît à voir quels maux vous épargnent. Il est doux aussi d’assister aux grandes luttes de la guerre, de suivre les batailles rangées dans les plaines, sans prendre sa part du danger. Mais la plus grande douceur est d’occuper les hauts lieux fortifiés par la pensée des sages, ces régions sereines d’où s’aperçoit au loin le reste des hommes, qui errent çà et là en cherchant au hasard le chemin de la vie, qui luttent de génie ou se disputent la gloire de la nais­sance, qui s’épuisent en efforts de jour et de nuit pour s’élever au faîte des richesses ou s’emparer du pouvoir.

 

O misérables esprits des hommes, ô cœurs aveugles! Dans quelles ténèbres, parmi quels dangers, se consume ce peu d’instants qu’est la vie! Comment ne pas entendre le cri de la nature, qui ne réclame rien d’autre qu’un corps exempt de douleur, un esprit heureux, libre d’inquiétude et de crainte?

Lucrèce : de la nature, livre II

 

2- la tradition moderne : Rousseau, Hegel, Fourier

Un véritable renversement s’opère à la fin du XVIIIe dans la conception moderne des passions. Il suffit pour s’en rendre compte de citer cette phrase de Balzac « les passions sont toute l’humanité »

            2.1 – Rousseau : passions et progrès des idées

L’originalité de Rousseau est de montrer l’ambivalence des passions. Elles sont le moteur de la perfectibilité humaine. En effet, les animaux n’éprouvent que des besoins, qui sont immédiatement satisfaits au sein d’une nature providentielle. Mais le désir humain provient de son entendement, les hommes peuvent désirer autre chose que ce que leur donne la nature. Il y a donc un enchaînement nécessaire des passions et des connaissances. Relevons que Rousseau définit encore les passions à la manière classique « désirs et craintes », mais déjà elles jouent un rôle dans le progrès historique. Ce progrès de la perfectibilité va d’ailleurs être à la fois progrès des lumières, et progrès des vices humains[5].

Quoi qu’en disent les moralistes, l’entendement humain doit beaucoup aux passions, qui, d’un commun aveu, lui doivent beaucoup aussi : c’est par leur activité que notre raison se perfectionne; nous ne cherchons à connaître que parce que nous désirons de jouir ; et il n’est pas possible de concevoir pourquoi celui qui n’aurait ni désirs ni craintes se donnerait la peine de raisonner.

Les passions à leur tour tirent leur origine de nos besoins, et leur progrès de nos connaissances ; car on ne peut désirer ou craindre les choses que sur les idées qu’on en peut avoir, ou par la simple Impulsion de la nature; et l’homme sauvage, privé de toute sorte de lumière, n’éprouve que les pas­sions de cette dernière espèce ; ses désirs ne passent pas ses besoins physiques (h) ; les seuls biens qu’il connaisse dans l’univers sont la nourriture, une femelle et le repos; les seuls maux qu’il craigne sont la douleur et la faim, Je dis la douleur et non la mort; car jamais l’animal ne saura ce que c’est que mourir; et la connaissance de ta mort et de ses terreurs est une des premières acquisitions que l’homme ait faites en s’éloignant de la condi­tion animale.

 

           


2.2 – Hegel : les passions, ruse de la raison universelle[6]

Si les idées mènent le monde, elles sont d’abord des abstractions. Or les hommes ne sont pas des abstractions : ils ont des appétits matériels et sensibles, ce sont des hommes de chair et d’os, sujet à des passions. Car l’individu est un existant; ce n’est pas l’« homme en général », celui-ci n’existant pas, mais un homme déterminé. Qu’est-ce qui peut bien convaincre de tels hommes de se mettre au service d’un dessein désintéressé ?

 

La passion est tenue pour une chose qui n’est pas bonne, qui est plus ou moins mauvaise : l’homme ne doit pas avoir des passions. Mais passion n’est pas tout à fait le mot qui convient pour ce que je veux désigner ici. Pour moi, l’activité humaine en général dérive d’intérêts particuliers, de fins spéciales ou, si l’on veut, d’intentions égoïstes, en ce sens que l’homme met toute l’énergie de son vouloir et de son caractère au service de ces buts en leur sacrifiant tout ce qui pourrait être un autre but, ou plutôt en leur sacrifiant tout le reste. Ce contenu particulier coïncide avec la volonté de l’homme au point qu’il en constitue toute la détermination et en est inséparable c’est par là qu’il est ce qu’il est. (…)Le mot « caractère » exprime aussi cette détermination concrète de la volonté et de l’intelligence (...).

Hegel distingue deux sortes de passions : les passions privées, qui ont pour but la satisfactions des intérêts propres des individus ; il réserve à cette sorte de passion le nom de « caractère ». On retiendra cependant de cette première forme de passion la capacité à consacrer toutes ses forces en vue d’une fin.  C’est sur la nature de cette fin que passion se distingue du simple caractère : lorsque, à l’insu même du passionné, les conséquences de sa passion dépassent la simple sphère personnelle :

Je dirai donc passion, entendant par là la détermination particulière du caractère dans la mesure où ces déterminations du vouloir n’ont pas un contenu purement privé, mais constituent l’élément actif qui met en branle les actions universelles (...).Nous disons donc que rien ne s’est fait sans être soutenu par l’intérêt de ceux qui y ont collaboré. Cet intérêt, nous l’appelons passion lorsque, refoulant tous les autres intérêts ou buts, l’individualité tout entière se projette sur un objectif avec toutes les fibres intérieures de son vouloir et concentre dans ce but ses forces et tous ses besoins. En ce sens, nous devons dire que rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion.

            Les passions sont donc, comme jadis chez Rousseau et chez Kant, le ferment qui permet les grandes réalisations de l’humanité. Ceci n’est pas dit seulement de l’histoire politique mais aussi de l’art, de la science des techniques. Les passions sont cette faculté de l’homme de se dépasser lui-même, lorsque son désir vise bien au-delà de la satisfaction, au delà du plaisir personnel.

On peut appeler ruse de la Raison le fait que celle-ci laisse agir à sa place les passions, en sorte que c’est seulement le moyen par lequel elle parvient à l’existence qui éprouve des pertes et subit des dommages. […] Le particulier est trop petit en face de l’Universel : les individus sont donc sacrifiés et abandonnés. L’idée paie le tribut de l’existence et de la caducité non par elle-même, mais au moyen des passions individuelles.

Hegel, La raison dans l’histoire, 1830, trad. K. Papaioannou, U.G.E., coll. 10/18, p. 108 et 129

Ici aussi, ce sont les hommes qui font leur histoire, mais bien souvent aux dépens de leurs propres intérêts. Si elle n’était trop triviale, l’image de la carotte et de l’âne conviendrait assez bien pour désigner cette ruse de la raison universelle. Les hommes, sans le savoir, se mettent au service d’un dessein qu’ils ignorent et qui progresse nécessairement vers son terme absolu.

           


2.3 – Fourier : les passions, expression de la sagesse divine

Charles Fourier est un philosophe du XIXe siècle, auteur d’une utopie le « phalanstère ». Il y développe une conception originale des passions, qu’il propose d’envisager d’un double point de vue l’un théologique (tout ce que fit Dieu fut bien fait) l’autre rationnel (harmonie de la répartition des passions au sein du phalanstère)

Ainsi les moralistes eussent été mieux inspirés, au lieu de réprimer les passions humaines, de les utiliser à des fins socialement utiles.

 

Ma théorie se borne à utiliser les passions réprouvées telles que la nature les donne, et sans y rien changer. C’est là tout le grimoire, tout le secret du calcul de l’Attraction passionnée. On n’y discute pas si Dieu a eu raison ou tort de donner aux humains telles ou telles passions ; l’ordre sociétaire les emploie sans y rien changer et comme Dieu les a données [...]

Étudions donc les moyens de développer et non de réprimer les passions. Trois mille ans ont été sottement perdus à des essais de théories répressives il est temps de faire volte-face en politique sociale, et de reconnaître que le créateur des passions en savait plus sur cette matière que Platon ou Caton ; que Dieu fit bien tout ce qu’il fit; que s’il avait cru nos passions nuisibles et non susceptibles d’équilibre général, il ne les aurait pas créées, et que la raison humaine, au lieu de critiquer ces puissances invincibles qu’on nomme passions, aurait fait plus sagement d’en étudier les, lois dans la synthèse de l’Attraction.

Charles Fourier

 

 

 

3- l’aliénation passionnelle

Au XXe siècle, la tendance sera de « psychologiser » le thèmes des passions, comme d’ailleurs d’autres dimensions de la condition humaine.

Dans le texte ci-dessous, F. Alquié nous présente les passions comme un délire narcissique,  un refus de la condition humaine. Si la condition de l’homme, c’est de pouvoir se penser dans le temps, par rapport à une histoire passée et future, le sujet passionné est irréductiblement hors du temps : il croit que le passé n’est pas mort (la passion est alors nostalgie) ou pense que le futur est déjà là (sans bien mesurer les obstacles à vaincre et les moyens à prendre pour réaliser ses désirs). Quand au présent, le passionné ne peut le voir qu’à la couleur de son désir.

Le passionné s’oppose ainsi au volontaire : lui seul est capable de donner une réalisation à ses désir car il prend véritablement en compte et ses forces, et les difficultés que le réel opposera à cette réalisation.

 

Nul texte ne met mieux en lumière les liens qui unissent l'amour au passé que «Sylvie» de Gérard de Nerval[7] (1). Au début de ce récit, Nerval nous fait part de son amour pour une actrice, Aurélie. Sortant d'une représentation où il est allé pour la voir, il se rend dans un cercle et, feuilletant un journal, y trouve une rubrique : «  Fête du bouquet provincial », qui éveille en lui le souvenir de sa province. Ce souvenir le hante toute la nuit. Il se voit à une fête de village avec son amie Sylvie. Mais ce jour-là vint Adrienne, la petite fille des châtelains. Comme l'actrice, elle chanta, et devant un public. Comme l'actrice, elle était lointaine, refusée, parée, illuminée par les rayons de la lune comme par les feux de la rampe (...). Et ce souvenir suffit à éclairer l'amour pour la cantatrice : « Tout m'était expliqué par ce souvenir à demi rêvé. Cet amour vague et sans espoir, conçu pour une femme de théâtre, qui, tous les soirs, me prenait à l'heure du spectacle pour ne me quitter qu'à l'heure du sommeil, avait son germe dans le souvenir d'Adrienne, fleur de la nuit éclose à la pâle clarté de la lune, fantôme rose et blond glissant sur l'herbe verte à demi baignée de blanches vapeurs.»

 

Dès lors Gérard de Nerval ne sait plus s'il aime Adrienne ou Aurélie. Sa passion oscille entre elles. Et comme si l'amour pour l'actrice, se sentant menacé par le souvenir d'Adrienne qui, le ramenant à sa source, risque de le détruire et de le dissiper, tentait, pour se sauver, d'identifier les deux images, Nerval se demande si Aurélie ne serait pas Adrienne. La passion est refus du temps : elle semble pressentir ici que la connaissance du temps sera sa perte. Elle affirme donc que le passé est présent encore, que l'actrice est la châtelaine. Mais la passion ne saurait triompher de la vérité. Gérard de Nerval amène Aurélie devant le château d'Adrienne, nulle émotion ne paraît en elle. Alors il lui raconte tout, lui dit « la source de cet amour entrevu dans les nuits, rêvé plus tard, réalisé en elle ». Et Aurélie comprend et fait comprendre à Gérard de Nerval qu'il n' aime en elle que son passé.

 

Ainsi le rêve des passions est vaincu par la connaissance des vérités temporelles. On comprend par là ce que sont l'erreur et l'inconscience passionnelles : la passion méconnaît le temps comme tel. Par elle, nous refusons de prendre conscience de ce que sera le futur, des conséquences de nos actions, de la réaction de nos tendances dans l'avenir. La passion se distingue ainsi de la volonté. Le volontaire parvient à se penser avec vérité dans le futur, il connaît assez ses tendances, leur profondeur et leur durée, pour savoir ce qui, plus tard, lui donnera le bonheur. Mais le passionné échoue en ses prévi­sions, il s'abuse sur lui-même (...). Par la passion, nous refusons aussi de connaître ce qu'est le présent. Les objets que la vie nous offre ne sont pour nous que des occasions de nous souvenir, ils deviennent les symboles de notre passé. Par là, ils se parent d'un prestige qui n'est pas le leur ; par contre, nous refusons de percevoir ce qu'ils sont en eux-mêmes, de saisir la réalité des êtres qui, véritablement, sont là. Par la passion enfin, nous refusons de penser le passé comme tel, c'est-à-dire comme ce qui n'est plus. Nous affirmons qu'il n'est pas mort, qu'il nous est possible de le retrouver, nous le croyons présent encore. Par là, la passion est folie. Et c'est bien à la folie en effet que sera conduit Gérard de Nerval lorsque, renonçant à la précision des souve­nirs qui rendent au passé ce qui lui appartient, il verra en Aurélie non ce qu'elle est, mais tout ce que son enfance a rêvé (...)

 

Ici l'amour refuse le temps, affirme que le passé n'est pas mort, que l'absent est présent ; il se trompe d'objet, se montre incapable de saisir les êtres dans leur actuelle particularité, dans leur essence indivi­duelle. Il se souvient en croyant percevoir, il confond, il se berce de rêve, il forge la chimère de l'éternité.

 

Ferdinand Alquié Le désir  d'Éternité, P.U.F., 1943, pp. 26 à 29.

 

CONCLUSION :

Qu’est-ce qui peut, dans l’histoire de la civilisation occidentale, rendre compte de ce renversement de sens du concept de passion. On risquera ici une hypothèse : ce bouleversement pourrait constituer une des conséquences de la révolution copernicienne, et serait donc fermement lié à la naissance de la modernité.

Certes, ni Descartes, ni Kant, ne feront une place positive aux passions. Elles restent chez l’un comme chez l’autre ennemies de la raison, et marque de notre finitude : si nous étions de purs esprits, nous pourrions être entièrement gouvernés par la raison ; mais nous avons un corps et une sensibilité, ce qui nous entraîne inévitablement dans l’erreur.

Mais le fait marquant de la modernité, c’est aussi la naissance et la reconnaissance du sujet individuel et de son historicité. On remarque dans le théâtre, soit de Shakespeare, soit de Racine ou Corneille, que le moteur de l’action dramatique cesse d’être le destin, comme dans le théâtre antique. Ce sont les passions individuelles qui bouleversent l’intrigue, et non plus un quelconque manquement au destin. Cette tendance culminera dans le drame romantique, où les intrigues mettent en opposition des passions aux prises à d’autres passions.

La modernité est certes une culture où la raison occupe une place prépondérante. Mais, parce qu’elle est aussi une « philosophie du sujet », elle intègre à ses représentation cette dimension subjective. A la renaissance, l’homme moderne commence à refuser d’être sujet (dans le sens d’être assujetti à) de Dieu, de l’Eglise, ou du roi et revendique d’être le sujet de son histoire (au sens de l’acteur) qu’elle soit individuelle ou collective.

 

M. Le Guen 06-2001



[1] Cf. le cours sur la vérité, 1.2 l’allégorie de la caverne

[2] C est Socra.te qui parle.

[3] Séjour des morts dans la  mythologie grecque.

[4] On pourrait, en donnant au mot passion un sens plus large (cf. ci-dessus, introduction, à propos du sens antique du concept) Dans ce sens, les craintes feraient également partie des passions. La philosophie épicurienne identifie deux sortes de craintes : celles que nous inspire la mort, et celle que nous inspirent les Dieux. La sagesse ou la félicité ne peut être obtenue qu’à la condition de réaliser au préalable le calme de l’âme, seul propice à l’accueil tranquille du bonheur. D’où ce conseil de Lucrèce au vieillard débauché qui va mourir :

Sèche tes larmes, bélître, et fais taire ces plaintes. Toutes les joies de la vie, tu les as épuisées avant d’en venir à cette décrépitude. Mais à désirer toujours ce que tu n’as pas, à mépriser les biens présents, ta vie s’est écoulée incomplète et sans joie, et soudain tu as vu la mort à ton chevet, avant de pouvoir t’en aller le cœur content et rassasié de tout. Mais maintenant quitte tous ces biens, cède la place à d’autres : il le faut. (Lucrèce, de la nature, L., 43)

[5] Cf. aussi le cours sur l’histoire : introduction : Rousseau antiphilosophe de l’histoire et le cours sur le discours sur l’origine de l’inégalité de Rousseau

[6] Je reprends ici le développement de la philosophie de l’histoire de Hegel, dans le cours sur l’histoire.

[7] Ecrivain  romantique (18081855>.