PSYCHOSOCIOLOGIE

ANTHOLOGIE DE TEXTES de REFERENCE

 

 Emile Benveniste :

Ce problème fascinant a défié longtemps les observateurs. On doit à Karl von Frisch (professeur de zoologie à l’Université de Munich) d’avoir par des expériences qu’il

poursuit depuis une trentaine d’années, posé les principes d’une solution. Ses recherches ont fait connaître le processus de la communication parmi les abeilles. Il a observé, dans une ruche transparente, le comportement de l’abeille qui rentre après une décou­verte de butin. Elle est aussitôt entourée par ses compagnes au milieu d’une grande effervescence, et celles-ci tendent vers e1le~ leurs antennes pour recueillir le pollen dont elle est chargée, ou elles absorbent du nectar qu’elle dégorge. Puis, suivie par ses compa­gnes, elle exécute des danses. C’est ici le moment essentiel du procès et l’acte propre de la communication. L’abeille se livre, selon le cas, à deux danses différentes. L’une consiste à tracer des cercles horizontaux de droite à gauche, puis de gauche à droite successivement. L’autre, accompagnée d’un frétillement continu de l’abdomen (wagging­dance), imite à peu près la figure d’un 8 : l’abeille court droit, puis décrit un tour complet vers la gauche, de nouveau court droit, recommence un tour complet sur la droite, et ainsi de suite. Après les danses, une ou plusieurs abeilles quittent la ruche et se rendent droit à la source que la première a visitée, et, s’y étant gorgées, rentrent à la ruche, où, à leur tour, elles se livrent aux mêmes danses, ce qui provoque de nouveaux départs, de sorte qu’après quelques allées et venues, des centaines d’abeilles se pressent à l’endroit où la butineuse a découvert la nourriture. La danse en cercles et la danse en huit apparais­sent donc comme de véritables messages par lesquels la découverte est signalée à la ruche. La danse en cercle annonce que l’emplacement de la nourriture doit être cherché à une faible distance, dans un rayon de cent mètres environ autour de la ruche. Les abeilles sortent alors et se répandent autour de la ruche jusqu’à ce qu’elles l’aient trouvé. L’autre danse, que la butineuse accomplit en frétillant et en décrivant des huit (wagging-dance), indique que le point est situé à une distance supérieure, au-delà de cent mètres et jusqu’à six kilomètres. Ce message fournit deux indications distinctes, l’une sur la distance propre, l’autre sur la direction. La distance est impliquée par le nombre de figures dessinées en un temps déterminé; elle varie toujours en raison inverse de leur fréquence. Par exemple, l’abeille décrit neuf à dix « huit » complets en quinze secondes quand la distance est de cent mètres, sept pour deux cent mètres, quatre et demi pour un kilomètre, et deux seulement pour six kilomètres. Plus la distance est grande, plus la danse est lente.

Les abeilles apparaissent capables de produire et de comprendre un véritable message, qui enferme plusieurs données. Elles peuvent donc enregistrer des relations de position et de distance; elles peuvent les conserver en ((mémoire »; elles peuvent les communiquer en les symbolisant par divers comportements somatiques. Le fait remarquable est d’abord qu’elles manifestent une aptitude à symboliser il y a bien correspondance « conven­tionnelle » entre leur comportement et la donnée qu’il traduit. Ce rapport est perçu par les autres abeilles dans les termes où il leur est transmis et devient moteur d’action.

Jusqu’ici, nous trouvons, chez les abeilles, les conditions mêmes sans lesquelles aucun langage n’est possible, la capacité de formuler et d’interpréter un « signe » qui renvoie à une certaine « réalité », la mémoire de l’expérience et l’aptitude à la décomposer.

Le message transmis contient trois données, les seules identifiables jusqu’ici : l’existence d’une source de nourriture, sa distance, sa direction. On pourrait ordonner ces éléments d’une manière un peu différente. La danse en cercle indique simplement la présence du butin, impliquant qu’il est à faible distance. Elle est fondée sur le principe mécanique du «  tout ou rien ».  L’autre danse formule vraiment une communication; cette fois, c’est l’existence de la nourriture qui est implicite dans les deux données (distance, direction) expressément énoncées.

On voit ici plusieurs points de ressemblance au langage humain. Ces procédés mettent en oeuvre un symbolisme véritable bien que rudimentaire, par lequel des données objec­tives sont transposées en gestes formalisés, comportant des éléments variables et de «signification)) constante. En outre, la situation et la fonction sont celles d’un langage, en ce sens que le système est valable à l’intérieur d’une communauté donnée et que chaque membre d2’cette communauté est apte à l’employer ou à le comprendre dans les mêmes termes.

Mais les différences sont considérables et elles aident à prendre conscience de ce qui caractérise en propre le langage humain. Celle-ci, d’abord, essentielle, que le message des abeilles consiste entièrement dans la danse, sans intervention d’un appareil « vocal », alors qu’il n’y a pas de langage sans voix. D’où une autre différence, qui est d’ordre physique. N’étant pas vocale mais gestuelle, la communication chez les abeilles s’effectue nécessairement dans des conditions qui permettent une perception visuelle, sous l’éclai­rage du jour; elle ne peut avoir lieu dans l’obscurité. Le langage humain ne connaît pas cette limitation.

Une différence capitale apparaît aussi dans la situation où la communication a lieu. Le message des abeilles n’appelle aucune réponse de l’entourage, sinon une certaine conduite, qui n’est pas une réponse. Cela signifie que les abeilles ne connaissent pas le dialogue, qui est la condition du langage humain. Nous parlons à d’autres qui parlent, telle est la réalité humaine. Cela révèle un nouveau contraste. Parce qu’il n’y a pas dialogue pour les abeilles, la communication se réfère seulement à une certaine donnée objective. Il ne peut y avoir de communication relative à une donnée « linguistique »; déjà parce qu’il n’y a pas de réponse, la réponse étant une réaction linguistique à une manifes­tation linguistique; mais aussi en ce sens que le message d’une abeille ne peut être reproduit par une autre qui n’aurait pas vu elle-même les choses que la première annonce. On n’a pas constaté qu’une abeille aille par exemple porter dans une autre ruche le message qu’elle a reçu dans la sienne, ce qui serait une manière de transmission ou de relais. On voit la différence avec le langage humain, où, dans le dialogue, la référence à l’expé­rience objective et la réaction à la manifestation linguistique s’entremêlent librement et à l’infini. L’abeille ne construit pas de message à partir d’un autre message. Chacune de celles qui, alertées par la danse de la butineuse, sortent et vont se nourrir à l’endroit indiqué, reproduit quand elle rentre la même information, non d’après le message premier, mais d’après la réalité qu’elle vient de constater. Or, le caractère du langage est de pro­curer un substitut de l’expérience apte à être transmis sans fin dans le temps et l’espace, ce qui est le propre de notre symbolisme et le fondement de la tradition linguistique. Si nous considérons maintenant le contenu du message, il sera facile d’observer qu’il se rapporte toujours et seulement à une donnée, la nourriture, et que les seules variantes qu’il comporte sont relatives à des données spatiales. Le contraste est évident avec l’illimité des contenus du langage humain. De plus, la conduite qui signifie le message des abeilles dénote un symbolisme particulier qui consiste en un décalque de la situa-lion objective, de la seule situation qui donne lieu à un message, sans variation ni trans­position possible. Or, dans le langage humain, le symbole en général ne configure pas les données de l’expérience, en ce sens qu’il n’y a pas de rapport nécessaire entre la référence objective et la forme linguistique. Il y aurait ici beaucoup de distinctions àfaire au point de vue du symbolisme humain dont la nature et le fonctionnement ont été peu étudiés. Mais la différence subsiste.

Un dernier caractère de la communication chez les abeilles l’oppose fortement aux langues humaines. Le message des abeilles ne se laisse pas analyser. Nous n’y pouvons voir qu’un contenu global, la seule différence étant liée à la position spatiale de l’objet relaté. Mais il est impossible de décomposer ce contenu en ses éléments formateurs, en ses «morphèmes », de manière à faire correspondre chacun de ces morphèmes à un élément de l’énoncé. Le langage humain se caractérise justement par là. Chaque énoncé se ramène à des éléments qui, se laissent combiner librement selon des règles définies, de sorte qu’un nombre assez réduit de morphèmes permet un nombre considérable de combinaisons, d’où naît la variété du langage humain, qui est capacité de tout dire. Une analyse plus approfondie du langage montre que ces morphèmes, éléments de signi­fication se résolvent à leur tour en phonèmes, éléments d’articulation dénués de signifi­cation, moins nombreux encore, dont l’assemblage sélectif et distinctif fournit les unités signifiantes. Ces phonèmes « vides », organisés en systèmes, forment la base de toute langue. Il est manifeste que le langage des abeilles ne laisse pas isoler de pareils consti­tuants; il ne se ramène pas à des éléments identifiables et distinctifs.

BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, pp. 57, 59-62, Éd. GALLIMARD.

 

Robert Escarpit :

Il y a un mécanomorphisme de l’animal et de l’homme comme il y a un zoomorphisme de l’homme, et les frontières ne sont ni nettes, ni stables. On peut, dans une certaine mesure, expliquer l’humain par le mécanique et l’animal à travers le prisme déformant de l’anthropomorphisme.. Le rêve cybernétique s’évanouit devant l’épreuve du langage. C’est donc maintenant au linguiste de dire leur mot.

Robert Escarpit, Théorie générale de l’information et de la communication, p. 77

 

 

 

Mélanie Klein :

Le premier objet d’amour et de haine du bébé, sa mère, est à la fois désiré et haï avec toute l’intensité et toute la force de ses besoins pri­mitifs. Tout au début, il aime sa mère au moment où elle satisfait son besoin d’être nourri, lorsqu’elle soulage sa faim et qu’elle lui donne ce plaisir sensuel qu’il éprouve quand sa bouche est stimulée par la succion du sein. Cette satisfaction est un élément essentiel de la sexualité de l’enfant; il s’agit, en fait, de son expression initiale. Lorsque cependant le bébé a faim et que ses désirs ne sont pas satisfaits ou bien s’il éprouve une douleur physique ou de l’inquiétude, la situation change brusque­ment. Haine et agressivité s’éveillent. Le bébé est alors dominé par des tendances à détruire la personne même qui est l’objet de tous ses désirs et qui, dans son esprit, est étroitement liée à tout ce qu’il éprouve, le bon comme le mauvais. De plus, ainsi que Joan Rivière l’a montré en détail, la haine et l’agressivité sont, chez le bébé, à l’origine d’états très douloureux tels que la suffocation, l’étouffement et autres sensations similaires, qui sont ressentis comme destructeurs à l’égard de son propre corps, accroissant ainsi l’agressivité, le chagrin et la peur.

La satisfaction des désirs du bébé par la mère est le moyen immédiat et essentiel de le soulager de ces états douloureux de faim, de haine, de tension et de peur. Le sentiment temporaire de sécurité obtenu par la satisfaction rehausse beaucoup la satisfaction elle-même. C’est ainsi que le sentiment de sécurité devient, chaque fois qu’une personne se sent aimée, un élément important de la satisfaction. Ceci est valable pour le bébé aussi bien que pour l’adulte, qu’il s’agisse des expressions les plus simples de l’amour ou de ses manifestations les plus élaborées. Parce que notre mère a satisfait, au début, tous nos besoins relatifs à l’instinct de conservation, tous nos désirs sensuels, parce qu’elle nous a donné la sécurité, le rôle qu’elle joue dans notre esprit est un rôle qui dure, bien que les différentes manifestations et expressions de cette influence puissent ne pas apparaître plus tard d’une façon évidente. Il se peut, par exemple, qu’une femme se soit apparemment détachée de sa mère et que, cependant, elle recherche encore inconsciemment dans ses rapports avec son mari ou avec l’homme qu’elle aime les caractéris­tiques de la relation primitive avec elle. Le rôle très important que le père joue dans la vie affective de l’enfant influence également toutes les relations amoureuses ultérieures et tous les autres rapports humains. Néanmoins, la relation primitive du bébé avec lui, dans la mesure où il est ressenti comme une figure amicale, protectrice et source de satis­faction, est en partie modelée sur sa relation avec la mère.

Le bébé, pour qui la mère n’est d’abord qu’un objet qui satisfait tous ses désirs - un bon sein pour ainsi dire - commence bientôt à répondre aux satisfactions qu’elle lui offre en manifestant des sentiments d’amour à son égard en tant que personne. Mais ce premier amour est déjà troublé dans ses racines par les pulsions destructrices. L’amour et la haine se livrent un combat dans l’esprit de l’enfant, combat qui peut dans une certaine mesure, durer toute la vie et devenir une source de danger dans les relations humaines.

MÉLANIE KLEIN et JOAN RIVIERE, L’amour et la haine, Paris, Payot, 1969, trad. A. Stronck. pp. 76-78.

 

Mélanie Klein :

L’instauration d’une première relation satisfaisante à la mère (ce qui n’exige pas nécessairement l’allaitement au sein, celui-ci pouvant être représenté symboliquement par un biberon) dépend d’un contact étroit établi entre l’inconscient * de la mère et celui de l’enfant. Cette relation fonde l’expérience * vécue la plus complète qui soit - celle d’être compris -et se trouve nécessairement liée au stade préverbal. Aussi gratifiant que puisse être dans la vie le fait d’exprimer ses pensées et ses sentiments à quelqu’un qui vous témoigne sa sympathie, une aspiration insatisfaite demeure : celle d’être compris sans avoir besoin de recourir à la parole, aspiration qui représente, en dernière analyse, la nostalgie de la toute première relation avec la mère. Cette nostalgie contribue à l’impression de solitude, elle dérive du sentiment dépressif d’avoir souffert d’une perte irréparable.

Mélanie Klein, Envie et gratitude, Gallimard, Paris, 1968, trad. V. Smirnoff, S. Aghion,et M. Derrida, pp. 121-25

 

Aristote :

Sans besoin, et sans besoins semblables, il n’y aurait pas d’échanges, ou les échanges seraient différents. La monnaie est devenue, en vertu d’une convention, pour ainsi dire, un moyen d’échange pour ce qui nous fait défaut. C’est pourquoi on lui a donné le nom de nomisma parce qu’elle est d’institution, non pas naturelle, mais légale (nomos = loi), et qu’il est en notre pouvoir, soit de la changer, soit de décréter qu’elle ne servira plus. En conséquence, ces échanges réci­proques auront lieu, quand on aura rendu les objets égaux. Le rapport qui existe entre le paysan et le cordonnier doit se retrouver entre l’ouvrage de l’un et celui de l’autre. Toutefois, ce n’est pas au moment où se fera l’échange qu’il faut adopter ce rapport de proportion (...); c’est au moment où chacun est encore en possession de ses produits. A cette condition, les gens sont égaux et véritablement associés parce que l’égalité en question est en leur pouvoir; par exemple un paysan A, une certaine quantité de nourriture C, un cordonnier B et le travail de celui-ci D, qu’on estime équivaloir à cette quantité. Si l’on ne pouvait pas établir cette réciprocité, il n’y aurait pas de communauté sociale pos­sible. Quant au fait que c’est le besoin qui maintient la société, comme une sorte de lien, en voici la preuve : que deux personnes n’aient pas besoin l’une de l’autre, ou qu’une seule n’ait pas besoin de l’autre, elles n’échangent rien. C’est le contraire si l’on a besoin de ce qui est la pro­priété d’une autre personne, par exemple du vin, et qu’on donne son blé à emporter. Voilà pourquoi ces produits doivent être évalués. Pour la transaction à venir, la monnaie nous sert, en quelque sorte, de garant et, en admettant qu’aucun échange n’ait lieu sur-le-champ, nous l’aurons à notre disposition en cas de besoin. Il faut donc que celui qui dispose d’argent ait la possibilité de recevoir en échange de la marchandise. Cette monnaie même éprouve des dépréciations, n’ayant pas toujours le même pouvoir d’achat. Toutefois elle tend plutôt à être stable. En conséquence de quoi, il est nécessaire que toutes choses soient évaluées; dans ces conditions, l’échange sera toujours possible et par suite la vie sociale. Ainsi la monnaie est une sorte d’intermédiaire qui sert à appré­cier toutes choses en les ramenant à une commune mesure. Car, s’il n’y avait pas d’échanges, il ne saurait y avoir de vie sociale; il n’y aurait pas davantage d’échange sans égalité, ni d’égalité sans commune mesure. Notons qu’en soi, il est impossible, pour des objets si différents, de les rendre commensurables entre eux, mais, pour l’usage courant, on y parvient d’une manière satisfaisante. Il suffit de trouver un étalon, quel qu’il soit —et cela, en vertu d’une convention; d’où le nom de nomisma, donné à la monnaie. Elle soumet tout, en effet, à une même mesure; tout s’évalue en monnaie.

Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. Voilquin, Éditions Garnier, Livre V. chap. 5, pp. 134-135.

 

Claude Lévi-Strauss :

Je pense que tout problème est de langage, nous le disions pour l’art. Le langage m’apparaît comme le fait culturel par excellence, et cela à plusieurs titres ; d’abord parce que le langage est  une partie de la culture, l’une ce ces aptitudes ou habitudes que nous recevons de la tradition externe ; en second lieu parce que le langage est l’instrument essentiel, le moyen privilégié par lequel nous nous assimilons la culture de notre groupe… Un enfant apprend sa culture parce qu’on lui parle : on le réprimande, on l’exhorte, et tout cela se fait avec des mots ; enfin et surtout, parce que le langage est la plus parfaite de toutes les manifestations d’ordre culturel qui forment, à un titre ou à l’autre, des systèmes et si nous voulons comprendre ce que c’est que l’art, la religion, le droit, peut-être même la cuisine ou les règles de politesse, il faut les concevoir comme des codes formés par l’articulation d signes, sur le modèle de la communication linguistique.

Georges Charbonnier, Entretiens avec Claude Lévi-Strauss, Librairie Plon, Paris 1969.

 

Ferdinand de Saussure (1) :

Le lien unissant le signifiant au signifié est arbitraire, ou encore, puisque nous entendons par signe le total résultant de l’association d’un signifiant à un signifié, nous pouvons dire plus simplement: le signe linguistique est arbitraire.

Ainsi, l’idée de «sœur » n’est liée par aucun rapport intérieur avec la suite des sons s-ô-r qui lui sert de signifiant; il pourrait être aussi bien représenté par n’importe quelle autre:

à preuve les différences entre les langues et l’existence même de langues différentes le signifié «bœuf)) a pour signifiant b-o-f d’un côté de la frontière, et o-k-s (Ochs) de l’autre.

Le principe de l’arbitraire du signe n’est contesté par personne; mais il est souvent plus aisé de découvrir une vérité que de lui assigner la place qui lui revient. Le principe énoncé plus haut domine toute la linguistique de la langue; ses conséquences sont innombrables. Il est vrai qu’elles n’apparaissent pas toutes du premier coup avec une égale évidence; c’est après bien des détours qu’on les découvre, et avec elles l’importance primordiale du principe.

Une remarque en passant : quand la sémiologie sera organisée, elle devra se demander si les modes d’expression qui reposent sur des signes entièrement naturels — comme la pantomime — lui reviennent de droit. En supposant qu’elle les accueille, son principal objet n’en sera pas moins l’ensemble des systèmes fondés sur l’arbitraire du signe. En effet, tout moyen d’expression reçu dans une société repose en principe sur une habitude collective ou, ce qui revient au même, sur la convention. Les signes de politesse, par exemple, doués souvent d’une certaine expressivité naturelle (qu’on pense au Chinois qui salue son empereur en se prosternant neuf fois jusqu’à terre), n’en sont pas moins fixés par une règle; c’est cette règle qui oblige à les employer, non leur valeur intrinsèque. On peut donc dire que les signes entièrement arbitraires réalisent mieux que les autres l’idéal du procédé sémiologique; c’est pourquoi la langue, le plus complexe et le plus répandu des systèmes d’expression, est aussi le plus caractéristique de tous; en ce sens, la linguistique peut devenir le patron général de toute sémiologie, bien que la langue ne soit qu’un système particulier.

On s’est servi du mot symbole pour désigner le signe linguistique, ou plus exactement ce que nous appelons le signifiant. Il y a des inconvénients à l’admettre, justement à cause de notre premier principe. Le symbole a pour caractère de n’être jamais tout à fait arbitraire; il n’est pas vide, il y a un rudiment de lien naturel entre le signifiant et le signifié. Le symbole de la justice, la balance, ne pourrait pas être remplacé par n’importe quoi, un char, par exemple.

Le mot arbitraire appelle aussi une remarque. Il ne doit pas donner l’idée que le signifiant dépend du libre choix du sujet parlant (on verra plus bas qu’il n’est pas au pouvoir de l’individu de rien changer à un signe une fois établi dans un groupe linguistique) ; nous voulons dire qu’il est immotivé; c’est-à-dire arbitraire par rapport au signifié, avec lequel il n’a aucune attache naturelle dans la réalité.

Signalons en terminant deux objections qui pourraient être faites à l’établissement de ce premier principe:

1°) On pourrait s’appuyer sur les onomatopées pour dire que le choix du signifiant n’est pas toujours arbitraire. Mais elles ne sont jamais des éléments organiques d’un système linguistique. Leur nombre est d’ailleurs bien moins grand qu’on ne le croit. Des mots comme fouet ou glas peuvent frapper certaines oreilles par une sonorité sugges­tive; mais pour voir qu’ils n’ont pas ce caractère dès l’origine, il suffit de remonter à leurs formes latines (fouet dérivé de fagus « hêtre », glas = classicum); la qualité de leurs sons actuels, ou plutôt celle qu’on leur attribue, est un résultat fortuit de l’évolution phonétique.

Quant aux onomatopées authentiques (celles du type glou-glou, tic-tac, etc.), non seu­lement elles sont peu nombreuses, mais leur choix est déjà en quelque mesure arbitraire, puisqu’elles ne sont que l’imitation approximative et déjà à demi conventionnelle de certains bruits (comparez le français ouaoua et l’allemand wauwau). En outre, une fois introduites dans la langue, elles sont plus ou moins entraînées dans l’évolution phoné­tique, morphologique, etc., que subissent les autres mots (cf. pigeon, du latin vulgaire pipio, dérivé lui-même d’une onomatopée) : preuve évidente qu’elles ont perdu quelque chose de leur caractère premier pour revêtir celui du signe linguistique en général, qui est immotivé.

2°) Les exclamations, très voisines des onomatopées, donnent lieu à des remarques analogues et ne sont pas plus dangereuses pour notre thèse. On est tenté d’y voir des expressions spontanées de la réalité, dictées pour ainsi dire par la nature. Mais pour la plupart d’entre elles, on peut nier qu’il y ait un lien nécessaire entre le signifié et le signifiant. II suffit de comparer deux langues à cet égard pour voir combien ces expres­sions varient de l’une à l’autre (par exemple au français aïe! correspond l’allemand au !). On sait d’ailleurs que beaucoup d’exclamations ont commencé par être des mots à sens déterminé (cf. diable! mordieu! =  mort Dieu, etc.).

En résumé, les onomatopées et les exclamations sont d’importance secondaire, et leur origine symbolique en partie contestable.

Ferdinand de Saussure,  Cours de linguistique générale 1ère partie, chap. I §2, pp.100 sq.,ÉD. PAYOT.

 

Ferdinand de Saussure (2) :

Psychologiquement, abstraction faite de son expression par les mots, notre pensée n’est qu’une masse amorphe et indistincte. Philosophes et linguistes se sont toujours accordés à reconnaître que, sans le secours des signes, nous serions incapables de distinguer deux idées d’une façon claire et constante. Prise en elle-même, la pensée est comme une nébuleuse où rien n’est nécessairement délimité. Il n’y a pas d’idées préétablies, et rien n’est distinct avant l’apparition de la langue.

La langue est encore comparable à une feuille de papier : la pensée est le recto et le son le verso ; on ne peut découper le recto sans découper en même temps le verso; de même, dans la langue, on ne saurait isoler ni le son de la pensée du son, on n’y arriverait  que par une abstraction dont le résultat serait  de taire de psychologie pure ou de la phonologie pure.

La linguistique travaille donc sur le terrain limitrophe où les éléments des deux ordres se combinent; cette combinaison produit une forme, non une substance.

Ces vues font mieux comprendre ce qui a été dit de l’arbitraire du signe. Non seulement les deux domaines reliés par le fait linguistique sont confus et amorphes, mais le choix qui appelle telle tranche acoustique pour telle idée est parfaitement arbitraire. Si ce n’était pas le cas, la notion de valeur perdrait quelque chose de son caractère, puisqu’elle contiendrait un élément imposé du dehors. Mais en fait les valeurs restent entièrement relatives, et voilà pourquoi le lien de l’idée et du son est radicalement arbitraire.

A son tour, l’arbitraire du signe nous fait mieux comprendre pourquoi le fait social peut seul créer un système linguistique. La collectivité est nécessaire pour établir des valeurs dont l’unique raison d’être est dans l’usage et le consentement général ; l’individu à lui seul est incapable d’en fixer aucune.

En outre, l’idée de valeur, ainsi déterminée, nous montre que c’est une grande illusion de considérer un terme simplement comme l’union d’un certain son avec un certain concept. Le définir ainsi, ce serait l’isoler du système dont il fait partie; ce serait croire qu’on peut commencer par les termes et construire le système en en faisant la somme, alors qu’au contraire c’est du tout solidaire qu’il faut partir pour obtenir par analyse les éléments qu’il renferme.

Ibid.,2nd partie, chap. IV, § 1, pp.155-57

 

H. A. Gleason :

Considerons un arc-en-ciel ou le spectre clun prisme. Sur la bande colorée, le passage d’une couleur à l’autre est progressif, c’est-a-dire qu’en chaque point il n’y a qu’une toute petite différence de couleur avec les points immédiatement voisins. Et cependant un Français qui décrit l’arc-en-ciel parle de teintes telles que le rouge, l’orange, le jaune, le vert, le bleu, l’indigo la langue découpe la gradation Continue de couleur en une série de catégories discrètes. C’est un exemple de structuration du contenu. Rien dans le spectre ou dans la perception qu’en a l’homme n’oblige à le diviser ainsi. Cette méthode spécifique de division fait partie de la structure du français.

Les sujets qui parlent d’autres langues classent les couleurs de bien d’autres manières. Le diagramme suivant donne une idée de la façon dont ceux qui parlent le français, le chona (langue de la Zambie), le bassa (langue du Libéria), divisent le spectre.

 

Français

indigo

bleu

vert

jaune

orange

rouge

chona           

cipswuka

citema

cicena           

cipswuka

bassa           

hui

ziza

 

Le sujet qui parle le chona divise le spectre en trois grandes catégories (le terme cipswuka revient deux fois, mais c’est seulement parce que les extrémités rouge et indigo, qu’il range dans la même catégorie, sont distinctes sur le diagramme.) Il est intéressant de remarquer que « citema » correspond aussi à« noir », et « cicena » à « blanc ». En plus de ces trois mots, il y a, bien entendu, un grand nombre de termes pour les couleurs plus spécifiques, comme en français on a « écarlate », « vermillon », « pourpre », qui sont des variétés de « rouge ». La convention qui consiste à diviser le spectre en trois parties aù lieu de six ne provient pas d’une différence dans la perception visuelle des couleurs, mais représente seulement une différence dans la manière dont la langue classe ou structure les couleurs.

Le sujet qui parle le bassa divise le spectre de façon radicalement différente en deux catégories seulement. Il y a beaucoup de mots pour désigner les couleurs spécifiques, mais il n’existe que ces deux termes pour les classes générales de couleurs. Un Français en conclura aisément que sa propre division en six couleurs fondamentales est meilleure. Dans certains cas, c’est sans doute vrai. Mais dans d’autres cas, cette division a des inconvénients : les botanistes par exemple se sont aperçus qu’elle ne donne pas de généralisation suffisante en ce qui concerne les couleurs des fleurs ; ils constatent que les jaunes, les oranges, les rouges constituent une série et que les bleus, les violets et les rouges violacés en forment une autre. Ces deux séries présentent des différences fondamentales qui doivent être considérées comme essentielles à toutes description botanique. Pour pouvoir décrire les faits de façon économique, on a dû forger deux néologismes génériques:

« xanthique » et « cyanique » qui correspondent à ces deux séries. Le botaniste parlant le bassa n’aurait pas à le faire, car il dispose des termes «hui» et « ziza » qui divisent le spectre à peu prés selon ces deux catégories.

H.-A. Gleason, Introduction à la linguistique, Trad. F. Dubois-Chevalier, Larousse, 1969, pp. 9-10

 

A. Martinet :

Cette notion de langue-répertoire se fonde sur l’idée simpliste que le monde tout entier s’ordonne, antérieurement à la vision qu’en ont les hommes, en catégories d’objets par­faitement distinctes, chacune recevant nécessairement une désignation dans chaque langue; ceci, qui est vrai, jusqu’à un certain point, lorsqu’il s’agit par exemple d’espèces d’êtres vivants, ne l’est plus dans d’autres domaines: nous pouvons considérer comme natu­relle la différence entre l’eau qui coule et celle qui ne coule pas; mais, à l’intérieur de ces deux catégories, qui n’aperçoit ce qu’il y a d’arbitraire dans la subdivision en océans, mers, lacs, étangs, en fleuves, rivières, ruisseaux, torrents? La communauté de civilisation fait sans doute que, pour les Occidentaux, la mer Morte est une mer et le Grand Lac Salé un lac, mais n’empêche pas que les Français soient seuls à distinguer entre le fleuve, qui se jette dans la mer et la rivière, qui se jette dans un autre cours d’eau. Dans un autre domaine, le Français désigne au moyen d’un même terme bois un lieu planté d’arbres, la matière bois en général, le bois de charpente et le bois à brûler, sans parler d’emplois plus spéciaux du type bois de cerf; le danois a un mot troe, qui désigne l’arbre et la matière en bois en géné­ral, et, en concurrence avec tommer, le bois de charpente; mais il n’utilise pas ce mot pour un lieu planté d’arbres, qui se dit skov, ni pour le bois de chauffage, qui se dit broende. Pour les principaux sens du mot français bois, l’espagnol distingue entre bosque, madera, leña, l’italien entre bosco, legno, legna, legname, l’allemand entre Wald, Gehölz, Holz, le russe entre les, dérevo, drova, chacun de ces mots étant susceptible de s’appliquer à des choses que le Français désignerait autrement que par ((bois)) : ail. wald est le plus sou­vent une ((forêt »; le russe dérevo est, comme le danois troe, le correspondant normal du français arbre. Dans le spectre solaire, un Français, d’accord en cela avec la plupart des Occidentaux, distinguera entre du violet, du bleu, du vert, du jaune, de l’orangé et rouge.

 

Mais ces distinctions ne se trouvent pas dans le spectre lui-même où il n’y a qu’un continu du violet au rouge. Ce continu est diversement articulé selon les langues. Sans sortir d’Europe, on note qu’en breton et en gallois un seul mot glas s’applique à une portion du spectre qui recouvre à peu près les zones françaises du bleu et du vert. Il est fréquent de voir ce que nous nommons vert partagé entre deux unités qui recouvrent l’une une partie de ce que nous désignons comme bleu, l’autre l’essentiel de notre jaune. Certaines langues se contentent de deux couleurs de base correspondant grossièrement aux deux moitiés du spectre. Tout ceci vaut, au même titre, pour des aspects plus abstraits de l’expérience humaine. On sait que des mots comme ang. wistful, ail. gemütlich, russe cinéva, ne corres­pondent en français à rien de précis. Mais même des mots comme fr. prendre, ang. take, ail. nehmen, russe brat’ qu’on considère comme équivalents ne s’emploient pas toujours dans les mêmes circonstances ou, en d’autres termes, ne recouvrent pas exactement le même domaine sémantique. En fait, à chaque langue correspond une organisation parti­culière des données de l’expérience. Apprendre une autre langue, ce n’est pas mettre de nouvelles étiquettes sur des objets connus, mais s’habituer à analyser autrement ce qui fait l’objet de communications linguistiques

André MARTINET, Éléments de linguistique générale, pp. II-12, Éd. A. COLIN, 1967.