|
Qui nous délivrera de notre haine ? |
|
|
Le bonheur a
les yeux fermés[1]
Ce n’est pas que, comme l’amour, le bonheur soit aveugle. C’est qu’il ferme volontairement les yeux, ce qui est pour lui le moyen de dénier la réalité. Les Etats-Unis, et avec eux le monde occidental, ont vécu dans une telle illusion, si forte qu’elle en était venue à usurper le réel. Cette chimère, c’est celle de se sentir en sécurité dans les pays les plus puissants du monde, jouissant d’un bonheur sans partage (fin de la « guerre froide », retour à la croissance, toute puissance de la technologie). Bien à l’abri derrière nos frontières, nous nous désolions du désordre du monde, alors même que nous nous en accommodions. Les enfants palestiniens pouvaient mourir, ceux d’autres pays pouvaient
s’estropier sur les mines produites par notre industrie, les femmes afghanes
pouvaient subir l’esclavage des Talibans, du moment que le pétrole
n’augmentait plus, que nous vendions nos frégates à ses princes, et que la
violence était l’affaire des autres, l’occident pouvait dormir tranquille. Nous avons fait comme si ce désordre du monde
n’était pas notre fait, comme si la plupart des conflits actuels n’étaient
pas les fruits de notre incapacité à assumer les conséquences de la seconde
guerre mondiale, et du colonialisme. Peut-on rester impunément assis sur une
poudrière ? Saintes âmes qui découvrent aujourd’hui leur fragilité. Les
américains peuvent bien crier vengeance contre ceux-là même qui ont ruiné
l’empire soviétique, et qu’ils avaient armés et financés dans ce but ! Ils auraient pourtant dû le connaître, ce terrorisme,
dans un pays qui tolère dans nombres de ses Etats le commerce libre des
armes, et où des lycéens vont au lycée comme d’autres au stand de tir ! Ce qui ne fut pas dit par nos héroïques médias, si
prompts à dénoncer la folie du monde, c’est que cette démence était aussi la
nôtre. Mais ces vues ne dissipent pas l’horreur. Comme
tant d’autres fois, des hommes ont tué leurs frères, au nom d’un Dieu qu’ils
prétendaient bon et miséricordieux. On les désigne justement comme monstres
fanatiques, comme des hommes qui ont renoncé à leur humanité et qui, comme
tant d’autres avant eux, ont fait le choix de la destruction, de la haine et du désespoir Le fanatique
cet l’homme qui se prend pour un Dieu
Le fanatisme, c’est la mort de l’homme, en tant
qu’abolition de sa pensée consciente. Si la conscience est la faculté de
mettre à distance nos objets, le fanatique l’a perdue. Il ne peut plus penser
sa croyance pour ce qu’elle est : une représentation humaine, fragile et
ouverte au doute. La foi humaine, elle, s’exprime dans un Credo, qui est une
profession de foi consciente, accessible à la compréhension et au doute, et
non pas un savoir absolu. Le caractère inhumain du fanatique, c’est qu’il
croit détenir le savoir d’un Dieu, contre lequel, ni le cri des enfants, ni
les pleurs d’une mère, ni le désespoir d’un compagnon n’ont de poids :
le fanatique a sombré du côté de l’inhumain, en se prenant lui-même pour un
Dieu. Mais le fanatisme n’est pas seulement
islamique : toutes les religions ont leurs dérives fanatiques, leurs
fous de Dieu. Guerres entre catholiques et protestants, et pas seulement au
XVIe siècle[2], mais
aujourd’hui encore en Irlande du Nord ; Intégrisme juif en Israël, ou
intransigeance des Sikhs en Inde. Ces dérives transforment des textes
d’amour, la Bible ou le Coran en appel à la guerre sainte. Le fanatisme n’est
pas seulement religieux : il peut aussi être idéologique, lorsque les
hommes ont prétendu faire d’une conquête de l’homme (la révolution
prolétarienne) une référence absolue ; ou encore quand d’autres ont
prétendu que leur race dépassait l’humain, et qu’elle rivalisait avec les
Dieu. Le fanatisme n’a en lui-même aucune force, aucun
pouvoir. Il est la plupart du temps ridicule, sauf s’il se développe sur un
tissu économique ou politique favorable à la haine. Hitler serait resté un
braillard de brasserie, un aigri de la vie, si les alliés avaient eu la
sagesse de ne pas humilier et ruiner l’Allemagne par le Traité de
Versailles ; Oussama ben Laden et les
barbus Afghans sont-il moins
ridicules que Gilbert Bourdin ? Non, ils mais ils sont plus dangereux
que parce que leur message est entendu par un peuple qui depuis 50 ans
cherche une terre, subit les humiliations des puissances occidentales et pleure ses enfants. Le pasteur Ian Paisley
ne serait qu’un cinglé de plus en liberté,
si ses appels au meurtre n’attisaient
les tensions entre deux communautés, dont l’une prétend conserver des
privilèges politiques et économiques conquis jadis par la force et l’autre
revendique l’égalité de droit et de fait. Le
procès du fanatisme ne peut donc être seulement celui d’une folie : il
doit être aussi celui des conditions qui permettent son avènement et son
développement. Il ne sert à rien de pleurer sur l’inhumanité des hommes, si
on ne lutte pas d’abord sur le terreau de violence et d’iniquité qui la nourrit. L’inhumain est
en nous
Mais aussi révoltantes que soient les exactions
commises par les fanatiques, il serait trop simple de n’en faire que des
monstres : à les considérer comme tels, nous les excluons de l’humanité,
et nous renvoyons de nous-même une image positive : le méchant, le
monstre, c’est l’autre, celui qui n’est pas moi. Nous pouvons alors
constituer à bon compte une image positive de nous même, et c’est un moyen
pratique de nous persuader que la haine et l’inhumain ne sont pas en nous. Or, tout homme porte en lui la double tentation de
l’humanité et de l’inhumanité, l’amour et la haine, le désir de création et
celui de détruire, l’espérance et le désespoir. L’histoire est là pour nous
le rappeler. Des hommes qui étaient aussi bien pères de famille,
instituteurs, paysans etc… se sont révélés meurtriers et tortionnaires le 10
juin 1944 à Oradour sur Glane où près d’un millier de personnes furent
assassinées (642 corps identifiés). Or ces tortionnaires furent avant (et
probablement après la guerre) des êtres humains comme vous et moi,
ayant des fonctions sociales, une famille, etc… Si ces hommes «banals »
portaient en eux leur inhumanité, n’est-ce pas aussi que nous la portons
aussi en nous ? N’est-ce pas que tout homme est en risque de devenir
lui-même le bourreau de sa propre espèce ? Lutter
contre la haine suppose de la reconnaître aussi en nous-mêmes, et pas
seulement dans l’autre. C’est à cette condition que nous pouvons nous engager
dans une démarche de paix et de pardon. Certes, il faut punir, et surtout protéger les
hommes de la folie des hommes. Mais si la seule réponse au terrorisme
est la guerre, nous remplaçons une haine folle et monstrueuse par une autre
haine, qui se prétend rationnelle et légitime, et qui est néanmoins une
haine. Si l’humanité se lance dans une vendetta des nations, le cycle de la
violence et des vengeances risque de durer longtemps. Comme de toute façon la
guerre passe pour apporter la paix, pourquoi ne pas commencer par la
paix ? Il serait peut-être temps de régler un conflit vieux de 50 ans,
en faisant en sorte que toutes les parties puissent être entendues. Là où il n’y a le choix qu’entre lâcheté et violence, je conseillerai
violence. Je cultive le courage
tranquille de mourir sans tuer. Mais qui n’a pas ce courage, je désire qu’il
cultive l’art de tuer et d’être tué, plutôt que de fuir honteusement le
danger. Car celui qui fuit commet une violence mentale; il fuit, parce qu’il
n’a pas le courage d’être tué en tuant [...]. Je risquerais mille fois la violence, plutôt que l’émasculation
de toute une race [...]. Je préférerais de beaucoup voir
l’Inde recourir aux armes pour défendre son honneur, plutôt que de rester
lâchement témoin de son propre déshonneur [...]. Mais je sais que la non-violence est infiniment supérieure à la
violence, que le pardon est plus viril que le châtiment. Le pardon est la
parure du soldat. Mais s’abstenir de punir n’est pardon que quand existe le
pouvoir de punir. il n’a aucun sens de la part d’une créature impuissante... Je ne crois pas l’inde impuissante. Cent mille Anglais ne peuvent
effrayer trois cent millions d’êtres humains... Et d’ailleurs, la force n’est
pas dans les moyens physiques, elle réside dans une volonté indomptable...
Non-violence n’est pas soumission bénévole au malfaisant. Non-violence oppose
toute la force de l’âme à la volonté du tyran. Un seul homme peut ainsi
défier un empire et provoquer sa chute [...]. La vie sort de
la mort. Pour que le blé pousse, il faut que la semence périsse. Nul ne s’est
jamais élevé sans avoir passé par le feu de la souffrance... Nul ne peut y
échapper... Le progrès ne consiste qu’à purifier la souffrance, en évitant de
faire souffrir... Plus pure est la souffrance (personnelle), plus grand le
progrès [...]. Non-violence est souffrance consciente. Je me suis permis de
présenter à l’Inde l’antique loi du sacrifice de soi, la loi de souffrance.
Les Rishis qui découvrirent la loi de non -violence, au milieu des pires
violences, étaient de plus grands génies que Newton, de plus grands guerriers
que Wellington : ils ont réalisé l’inutilité des armes, qu’ils avaient
connues... La religion de la non-violence n’est pas seulement pour les
saints, elle est pour le commun des hommes. C’est la loi de notre espèce,
comme la violence est la loi de la brute. L’esprit dort dans la brute. La
dignité de l’homme veut une loi plus haute : la force de l’esprit... Je
veux que l’Inde pratique cette loi, je veux qu’elle ait conscience de son
pouvoir. Elle a une âme qui ne peut pas périr. Cette âme peut défier toutes
les forces matérielles du monde entier. Déclarations et écrits de
1920 et 1921 réunis par Romain Rolland, In Mahatma
Gandhi, 1924, Stock, 53e éd., 1929, pp. 54-55 |
|
||
Que ne sommes-nous restés
au plan du symbole ! |
|||
M. Le Guen (2001-09-15)
Réagir ?