L'exigence de justice et l'exigence de liberté sont-elles séparables ?

(bac L, session 2000)

Analyse du sujet :

3 remarques que devrait initialement se faire le candidat :

On ne vous demande pas d'allier justice et liberté, pas plus que de les opposer. On ne vous demande pas non plus de parler de la liberté ou de la justice en général. Le sujet parle explicitement d'exigence de justice et d'exigence de liberté : cette symétrie dans les termes a un sens : c'est une indication que vous donne le rédacteur du sujet sur la nature absolue de ces deux valeurs et leur nécessaire existence simultanée. Il est évident que la réponse à ce sujet ne peut être que négative.

Il n'est pas nécessaire d'entrer dans une analyse détaillée des deux concepts. Ceci ne servirait qu'à vous égarer. Vous prendrez donc les deux concepts dans le sens le plus proche de l'usage commun ; liberté dans le sens de la capacité d'un être au choix conscient (cf. définition du glossaire) en retenant bien la citation de Rousseau sur "l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite" et  sa distinction entre liberté naturelle et liberté sous les lois ; vous prendrez le terme de justice au triple sens (commun) : l'équité (réciprocité, universalité), la bonté morale (au sens où l'on peut dire de Socrate qu'il est un homme bon, un homme juste), et le sens mineur de justice en tant qu'institution sociale (la justice au sens de l'administration de la justice, au sens du droit)

Enfin pensez à un dépassement possible du sujet en vous demandant ce qui peut rendre compatibles deux exigences aussi fortes, inconcevables l'une sans l'autre et cependant opposées dans leurs effets (comme le sont d'ailleurs les deux exigences de liberté et d'égalité .

 

Proposition de corrigé

 

Introduction

"Je pense que toi, comme moi, comme tout le reste des hommes, nous jugeons tous que commettre l'injustice est pire que la subir et que ne pas être puni est pire qu'être puni" . C'est en ces termes que Socrate dans le Gorgias répond à Polos, un bouillant jeune homme qui, à l'instar de son camarade Calliclès, s'affirmait prêt à satisfaire librement tous ses désirs, même en sacrifiant autrui, pourvu que leur injustice demeure impunie… On imagine l'assurance tranquille et le sourire de Socrate prétendant leur faire partager comme une évidence, qu'il ne peut y avoir de véritable liberté de l'être sans qu'elle s'accompagne d'une recherche du juste… Nous sommes ici confronté à une problématique de même ordre : L'exigence de justice et l'exigence de liberté sont-elles séparables ? En d'autres termes, sont-elles de même nature, peuvent-elles exister l'une sans l'autre ; mais encore, si l'excès de l'une ruine l'autre, comment peut-on espérer les rendre compatibles dans l'existence sociale ?

 

 

 

 

1 - Sont-elles des exigences de même ordre ?

Sont-elles toutes deux des valeurs c'est à dire absolues : comme telles elles se présentent à nous comme exigences morales indépassables (Kant). Or qu'est ce qu'une valeur absolue ? Quelque chose qui n'est pas interchangeable, qui n'a donc pas de prix ; elle doit satisfaire à la triple exigence de l'universalité, du raisonnable et du transcendant.

1.1 Universalité :

-       Liberté : La liberté est l'essence de l'homme, comme la pesanteur est l'essence de la matière (Hegel). Il n'y a pas de conscience de soi, et donc d'humanité sans liberté et les progrès par lesquels l'homme s'est arraché à la condition animale en devenant un sujet conscient sont aussi ceux par lesquels il s'est libéré de ce qui n'était pas lui. (cf. analyse Hégélienne des rapports conscience de soi et liberté, cours sur autrui)

-       Justice : Que serait l'équité si elle n'était universelle ? Il y aurait là contradiction dans les termes. L'universalité est  l'idée d'une identité de traitement. Une maxime ne peut être bonne pour l'un sans l'être pour tous. (cf. premier impératif catégorique de Kant)

-         Justice et liberté : elles se  présentent comme deux exigences du droit naturel : "les hommes naissent libres et égaux (justice dans le sens d'équité) en droit et en dignité" (déclaration universelle des droits de l'homme)

1.2 Exigences de la raison :

-         La liberté peut-elle se vendre ? (le maître et l'esclave) Renoncer à sa liberté, c'est renoncer à sa condition d'homme  (Rousseau) puisque aussi bien, c'est ce qui nous distingue de l'animal

-         Peut-on penser, pour parodier la maxime d'un humoriste célèbre, qu'il puisse exister une justice équitable, pour laquelle "certains seraient plus égaux que d'autres" ? Là aussi, contradiction dans les termes.

1.3 Transcendance : Les deux valeurs se réfèrent à une transcendance :

-    La justice peut se réclamer de Dieu, ou d'un assentiment universel du type des droits de l'homme.

-    La liberté peut être également référée à un principe transcendant : Dieu, qui fait de l'homme un être conscient et libre, ou la nature, qui nous constitue en tant qu'agent libre (Rousseau), ou tout autre référence à un idéal transcendant, déclaration universelle des droits de l'homme)

 

Conclusion de la première partie : Justice et liberté peuvent donc être considérées comme des exigences morales d'égale valeur, toutes deux constitutive de la condition de l'homme et de sa dignité.

 

2        - Peut-on les concevoir l'une sans l'autre ? Quelles en seraient les conséquences ?

Introduction : Examinons à présent ce que seraient ces deux valeurs, l'une sans l'autre. A quelles contradictions cela nous mène-t-il ?

2.1 Calliclès et le droit du plus fort

-    En apparence Calliclès, comme Polos, comme Ménon, tous jeunes loups de la prospérité athénienne se font forts de promouvoir leur liberté personnelle de jouir de la vie et de la domination que leur donne le pouvoir politique. L'iniquité est leur devise, pour autant qu'elle serve leurs intérêts. La Justice n'est à leurs yeux qu'une invention des faibles pour asservir les forts. Mais en même temps, les prévient Socrate, ils se condamnent au non-être, à mener une "vie de pluvier" ; Ils confondent avoir et être, dominer et aimer, jouir et être.

-    Les modernes, en particulier Rousseau et Hegel insisteraient plutôt sur la fragilité des fondements d'une telle liberté (notion relative "le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître" ou caduque "caprice de la nature"

En bref, une telle revendication à l'exercice infini d'une liberté "naturelle" conduit à des impasses : celles du non être ou de l'insécurité, faute d'avoir reconnu qu'en toute justice, la liberté qu'on s'octroie à soi-même doit aussi pourvoir s'appliquer à autrui.

 2.2 Stoïcien et la liberté intérieure : l'esclavage accepté ? Que penser du sage stoïcien qui, lui, prétend pouvoir vivre sa liberté même dans l'oppression, même, tel Epictète, sous la torture ? N'est-il pas révélateur que cette même doctrine peut accueillir parmi ses zélateurs à la fois un esclave (Epictète) et un empereur (Marc Aurèle) ? Mais c'est au prix du sacrifice de sa liberté externe au privilège exclusif de la liberté intérieur… Mais n'est-ce pas aussi la porte ouverte à la servitude, pire, à une forme d'abandon lâche devant l'oppression ?

 

-    2.3 L'Utopie, et la contre utopie. (Fourier / Huxley)

L'Utopie, en particulier chez Fourier, l'exigence de justice sociale, d'égalité de tous est vécue jusqu'à l'obsession, toute entier tendue vers un désir de perfection mathématique de l'organisation du corps social. Mais on sait aussi qu'une telle société ne peut durer qu'à la condition exprès d'une négation de l'individu, un nivellement des personnes. Preuve en est le "Meilleur des mondes" d'Aldous Huxley, un pamphlet qui nous décrit une société appliquant rigoureusement des principe de justice (au sens, cette fois-ci, du droit) avec une rigueur qui ne tarde pas à la transformer en enfer.

Conclusion de la seconde partie :

On le voit, chacune de ces exigences, lorsqu'elle cesse d'être tempérée par l'autre, peut d'une même manière amener la négation de la personne humaine. Mais n'est-ce pas alors dire  que ces deux notions qui répondent à une exigence de la raison sont aussi incompatibles. Transition : Peut-on concevoir un type de société permettant aux exigences de justice et de liberté de cohabiter ?

 

3 - Par quels moyens peut-on les concilier, afin que l'exigence de justice n'en vienne pas à ruiner l'exigence de liberté (et inversement) ?

Introduction : La contradiction entre exigence de justice et exigence de liberté exprime d'une autre manière, celle qui règne selon Rousseau au sein de toute société et que Kant rebaptisera "insociable sociabilité". C'est la contradiction entre l'amour que nous nous portons (amour de soi tourné vers la satisfaction de l'ego) et l'amour de l'autre (nécessaire pour que règne la justice) C'est aussi le passage d'une « liberté naturelle », où chacun se reconnaît le droit de faire ce qu'il veut, à une "liberté sous les lois", où chacun est astreint à respecter aussi la liberté d'autrui. A quelle condition ce passage peut-il ne pas être synonyme pour moi d'un asservissement ?

Rousseau nous en donne la réponse dans le Contrat Social : "l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté" Mais comment cette loi peut-elle être mienne, n'est elle pas toujours aussi extérieure à moi, comme expression d'une exigence sociale ? Il faut alors que tout le monde puisse se reconnaître dans la loi, ce qui suppose un pacte initial, : "Trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et où chacun s'unissant à tous, n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant". Tel est le projet Rousseauiste d'un pacte fondamental, d'un contrat social. Quelles en sont les exigences ? En quoi permettent-elles l'étroite solidarité entre justice et liberté ?

L'abandon de la liberté naturelle doit être unanime et total : tous doivent s'y soumettre, et s'y soumettre totalement ; aucun particulier ne peut prétendre se réserver un domaine où le pacte ne s'appliquerait pas, se réserver une part de liberté naturelle, car alors le pacte deviendrait un marché de dupes,  l'intérêt privé, et le libre arbitre personnel prendrait le pas sur la loi. Le pacte doit enfin être réciproque, c'est à dire engager à égalité de droits et de devoirs chacun des associés, la loi ne devant pas être plus onéreuse aux uns qu'aux autres. C'est à cette seule condition du contrat social que l'on pourrait, selon Rousseau réaliser une harmonie entre justice et liberté, et assurer du même coup la sécurité des personnes et des biens, c'est à dire la liberté sous les lois.

On peut concevoir qu'un tel pacte, construction rationnelle, et donc artificielle, est fragile et sans cesse menacé de ruine ; c'est d'ailleurs ce qui le distingue de l'utopie : celle-ci, se définissant comme société parfaite, est posée de manière intemporelle, elle se veut immortelle, et comme telle, menace la liberté des individus, de ceux qui, et après tout c'est bien leur droit, refuseraient de vivre sous ses lois. Au contraire,  Rousseau souligne dans un chapitre du contrat "De la mort du corps politique" que le contrat social est la société la meilleure qu'il puisse être, mais non une société parfaite. Le contrat doit être sans cesse réactualisé par la volonté de ses membres ; on voit donc qu'il a fondamentalement une dimension morale : il n'est pas une simple justice institutionnelle, une police destinée à maintenir les hommes en respect ; il convie au contraire les hommes à se respecter eux-mêmes en respectant les autres.

Conclusion de la troisième partie : Le meilleur des mondes est celui qui permettrait d'associer les deux exigences morales de la justice et de la liberté ; il ne peut se réaliser qu'avec une volonté moralement bonne, que nous portons en nous "l'âge d'or, qu'une absurde superstition avait placé hors [ou au delà] de nous, l'âge d'or est en nous. (Rousseau, cité par Claude Lévy Strauss)"

 

Conclusion générale :

Justice et liberté sont deux exigences légitimes, deux valeurs morales inséparables dans la mesure où elles ne peuvent exister l'une sans l'autre. Ce qui paraît plus difficile, et c'est probablement l'une des expressions du tragique de la condition humaine, c'est de les rendre compatibles au sein d'une organisation sociale. Le contrat social semble pouvoir le réaliser, même si, de l'aveu même de son auteur, il est un fragile équilibre.

 

M. Le Guen (15/06/2000)